Intégration des immigrants. Pour une approche basée sur les résultats

C’est un texte de Michel Pagé, psychologue à l’Université de Montréal, qui sert de prétexte à la plus récente réflexion sur l’état du français. Le texte a été soumis à une dizaine d’auteurs qui ont été invités à s’en servir de point de départ pour une réflexion sur la langue.

Note critique sur Michel Paré et Pierre Georgeault (dir.), Le français, langue de la diversité québécoise, Québec-Amérique, 2006.

C’est un texte de Michel Pagé, psychologue à l’Université de Montréal, qui sert de prétexte à la plus récente réflexion sur l’état du français. Le texte a été soumis à une dizaine d’auteurs qui ont été invités à s’en servir de point de départ pour une réflexion sur la langue.

L’objectif était d’offrir une réflexion pluridisciplinaire sur la contribution de Pagé, en invitant philosophes, historiens, sociologues et linguistes à en débattre. Comme c’est souvent le cas, la plupart des auteurs n’ont répondu que partiellement à la commande et ont préféré transporter le débat sur leur terrain respectif, sans véritablement suivre à la trace les propositions théoriques et pratiques de l’auteur principal. Le tout donne un résultat bigarré, où les contributions n’entrent que partiellement en dialogue avec le texte directeur de l’ouvrage. Nous nous concentrons donc dans ce texte sur la contribution de Michel Pagé et sur celles des auteurs qui en traitent directement.

 

Le texte de Pagé propose un cadre théorique qui part d’une opposition entre deux modèles d’intégration de la diversité ethnolinguistique: (1) l’assimilationnisme et (2) l’intégration procédurale. Dans le premier modèle, l’objectif de la politique d’intégration est d’amener les immigrants à renoncer à leur culture et à adopter celle de la société d’accueil. Dans le second, la maîtrise du français est seulement vue comme un instrument servant à une intégration fonctionnelle à la société. Les deux modèles sont jugés inacceptables par l’auteur. Le premier parce qu’il impose une exigence trop forte sur l’immigrant, le second parce qu’il impose une exigence trop faible.

 

Entre ces deux modèles, Pagé propose une troisième voie, celle d’une « identité québécoise francophone culturellement plurielle ». L’expression est opaque, direz-vous, elle prend la forme de ces paraphrases que seuls la rectitude politique ou un très grand souci d’exactitude peuvent produire. Que signifie-t-elle vraiment ? Elle désigne un modèle d’intégration où l’on exige des immigrants à la fois une connaissance fonctionnelle du français et une « identification à une société francophone nord-américaine faite de l’apport de plusieurs cultures » (p. 36). L’idée semble consensuelle et se rapproche de celle qui était au centre du rapport Larose. Elle s’impose également comme une évidence dans l’espace public et représente le point de départ de plusieurs auteurs du recueil, notamment de ceux qui acceptent de discuter directement le texte de Pagé (Béland, Georgeault et Maclure).

En fait, l’idée est si raisonnable que l’on peut se demander à qui Pagé s’oppose réellement. Qui sont véritablement les promoteurs des modèles assimilationnistes et procéduraux ? Quels sont les partis politiques qui en font la promotion ? Qui sont les intellectuels qui les théorisent ? L’assimilationnisme est associé par Pagé à Fernand Dumont, Serge Cantin ou Jacques Beauchemin, des auteurs qui, curieusement, ne sont pas d’abord connus pour leurs écrits sur l’intégration des immigrants et qui ne se sont jamais réclamés d’un modèle assimilationniste au sens où l’entend Pagé. Les défenseurs du modèle procédural demeurent quant à eux cachés, Pagé se contentant de décrire cette position de manière évasive en se référant au travail de synthèse réalisé par Geneviève Mathieu1.

En opposant ainsi des modèles à peine esquissés, Pagé ne parvient malheureusement pas à nous convaincre qu’assimilationnisme et procéduralisme sont davantage que deux hommes de paille, qu’il oppose à des fins rhétoriques (dans le sens noble du terme). Nous ne lui en tiendrons pas rigueur, mais nous devons néanmoins prévenir le lecteur qu’assimilationnisme et procéduralisme ne sont pas véritablement des « modèles d’intégration ». Comment le seraient-ils, puisqu’ils ne sont défendus par aucun auteur ou parti politique ? Quoi donc, dira le lecteur, qui a lu Weber, ce sont donc des « idéaux-types », à savoir des constructions théoriques qui réfèrent à quelque chose mais qui dans le fond n’y réfèrent pas vraiment parce que la réalité est toujours si infiniment complexe ? Non plus. Ce ne sont pas des idéaux-types.

En fait, ce sont des expressions codées qui, dans le contexte québécois du débat sur l’intégration, réfèrent à des politiques précises. Lorsque Pagé dit « assimilationnisme », ce qu’il désigne, c’est une politique d’intégration qui aurait pour but de faire du français la langue parlée à la maison par les immigrants. À l’inverse, lorsqu’il dit « procéduralisme », il désigne une politique qui se contenterait d’inculquer une simple connaissance fonctionnelle du français, que les immigrants pourraient utiliser dans la vie publique, mais de manière purement instrumentale. Donc, pour être ni l’un ni l’autre, il suffit d’être entre les deux. Quoi, dira le lecteur, c’est tout ? Oui, c’est tout.

Pagé, Béland, Georgeault et Maclure acceptent de discuter la politique d’intégration entre ces deux extrêmes. Nous l’acceptons aussi. La vaste majorité des Québécois l’acceptent. Tout le monde l’accepte. Je crois qu’il faut profiter de ce consensus pour faire avancer le débat une fois pour toute. Il faut en profiter pour dire ce qui doit être dit : le débat sur l’intégration au Québec n’est pas un débat théorique sur les « modèles d’intégration ». Tout le monde accepte de naviguer entre les deux épouvantails de l’assimilationnisme et du procéduralisme. Tout le monde accepte l’idée que le français doit servir de langue publique pour les immigrants, sans qu’il doive s’imposer de force dans leur espace privé. Maintenant que ce lieu commun est explicitement formalisé et formellement explicité, il est possible de mener le vrai débat sur nos politiques d’intégration : celui de l’évaluation pratique de leurs résultats.

Le Québec privé de langue publique ?

Les circonstances et la fréquence de l’utilisation du français comme langue publique au Québec demeurent mal connues. C’est un point que Michel Pagé et Paul Béland font ressortir avec force. Les statistiques dont nous disposons demeurent si partielles qu’il est difficile d’évaluer dans sa totalité le succès ou l’échec de notre politique d’intégration. Dans sa contribution, Paul Béland est obligé de travailler avec les seules véritables statistiques disponibles sur l’utilisation du français comme langue publique : les statistiques sur la langue de travail. Comme on le sait, celles-ci révèlent un portrait très mitigé, où le français et l’anglais affichent une force égale et entrent souvent en compétition. Les immigrants adoptent des profils hautement différenciés, à l’image du marché du travail montréalais, certains s’intégrant au monde du travail francophone (43 %), une part équivalente s’intégrant au monde du travail anglophone ( 37%), et une minorité combinant les deux langues pour se faufiler dans le monde bilingue du centre-ville (15 %) .

Pagé se plaint du manque de données et en appelle à de nouvelles études pour clarifier la situation du français comme langue publique au Québec. Bien entendu, tout cela nous oblige à développer une réflexion méthodologique sur ce qu’est précisément l’usage « public » de la langue. Pour Pagé, la langue de travail en fait partie, c’est déjà une bonne chose. L’enseignement primaire et secondaire en fait également partie, il faut s’en réjouir. Mais que doit-on penser de l’enseignement supérieur ? Fait-il partie de la sphère publique ? Que dire du fait qu’une majorité d’allophones choisissent de fréquenter les universités (55 %) et les cégeps anglais (59 %) au Québec ? Si le travail et l’enseignement secondaire font partie du domaine public, il est difficile de penser que l’enseignement supérieur (qui se trouve précisément entre les deux) relève du domaine privé. Il importe donc d’acquérir une meilleure connaissance de la place de l’anglais dans l’enseignement supérieur au Québec et de voir dans quelle mesure celle-ci contribue à fragiliser l’utilisation du français comme langue publique chez les immigrants et leurs enfants.

Il faut également mieux connaître les conditions d’utilisation du français dans les interactions des immigrants avec les services publics et parapublics. Qu’en est-il des administrations municipales ? Les interactions avec celles-ci devraient en principe se dérouler en français. Comment la politique d’intégration peut-elle faire en sorte que cela devienne le cas ? Ou encore, les interactions avec les services de santé et les services sociaux. Dans quelle langue les immigrants interagissent-ils lorsqu’ils fréquentent un des 11 hôpitaux anglophones de la région métropolitaine ? La situation est extrêmement préoccupante, notamment dans un contexte où la réorganisation de la médecine universitaire au Québec et la création des Réseaux universitaires intégrés de Santé (RUIS) accordent à l’Université McGill la responsabilité de 23% de la population québécoise et d’un territoire sur lequel est concentré plus de la moitié de la population immigrante. Comment se comportent les immigrants dans ce contexte ? Quel sera l’impact de la construction de deux mégahôpitaux (CUSM et CHUM) sur la langue de travail et de recherche dans le secteur de médecine universitaire au Québec ? Les immigrants interagissent-ils en français lorsqu’ils font affaire avec le Montreal General Hospital, le Montreal Children Hospital ou le Royal Victoria ? Quelle sera la lingua franca au sein du nouveau mégahôpital de l’Université McGill ? La domination des anglophones au sein des postes d’autorité (chercheurs, conseil d’administration) nous laisse présager le pire. Nous attendons toujours les études qui permettraient d’évaluer l’impact du bilinguisme dans le système de santé sur l’anglicisation des immigrants.

Finalement, comme le reconnaît Pagé, est-il possible d’ignorer complètement les modèles de consommation de biens culturels chez les immigrants ?

Dans quelle mesure l’offre de produits culturels en français, qui est grande au Québec, attire-t-elle les non-francophones ? Existe-t-il des moyens par lesquels des gains pourraient être faits dans ce domaine ?(p. 68)

Les immigrants ne doivent évidemment pas renoncer à leur culture et assimiler sans question la culture québécoise. Or, comment nier la place de la consommation des biens culturels dans l’intégration démocratique ? CNN, CTV ou Al’ Jazeera ne sont pas des canaux d’intégration à la sphère publique québécoise. Notre capacité à évaluer de manière crédible la réussite de notre politique d’intégration dépend d’une connaissance plus fine des modèles de consommation de journaux, télévisions, magazines, livres, musiques et cinéma chez les immigrants, étant entendu que ces biens culturels représentent une porte d’entrée privilégiée à notre espace démocratique.

Il faut abandonner le point de vue naïf en matière de consommation de biens culturels qui dit que les produits de langue française, anglaise ou tierce, ne sont pas en compétition sur le marché montréalais. Jocelyn Maclure, par exemple, affirme que la « désanglicisation totale » de la culture de masse n’est pas une exigence, parce qu’il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle (p. 169). Cette affirmation me semble incompréhensible sur le plan économique. Les immigrants sont des êtres humains comme les autres : le budget de temps et d’argent qu’ils peuvent allouer à la consommation de biens culturels est limité. Le nier, c’est attribuer à la demande en biens culturels des immigrants une élasticité qu’elle n’a pas. Or, la demande en biens culturels des foyers pluriculturels n’est pas plus grande que celle des foyers monoculturels. Si les intellectuels ne le comprennent pas, les responsables du marketing à The Gazette ou à CTV le comprennent très bien. Les immigrants, comme les unilingues francophones ou anglophones, ne s’abonnent pas à deux journaux (un en français et un en anglais), n’écoutent pas deux bulletins de nouvelles dans la même soirée et n’achètent pas deux fois plus de magazines ou de romans. La demande n’est pas élastique, donc il y a un jeu à somme nulle. Il faut mieux connaître la performance des biens de langue française sur ce marché et en tirer les conclusions qui s’imposent pour atteindre nos objectifs en matière d’intégration démocratique.

La chose est d’autant plus vrai dans le domaine de l’enseignement supérieur. La compétition que se livrent les institutions d’enseignement pour le recrutement des étudiants prend aussi la forme d’un jeu à somme nulle. Un étudiant qui s’inscrit au collège Dawson ne s’inscrit pas au cégep de Rosemont. Un étudiant qui s’inscrit à Concordia ne s’inscrit pas à l’UQAM. Or, le financement de l’enseignement supérieur est proportionnel au nombre d’étudiants recrutés. Si l’étudiant s’inscrit à l’UQAM, le chèque va à l’UQAM. S’il s’inscrit à Concordia, le chèque va à Concordia. Si cela n’est pas un jeu à somme nulle, je ne comprends rien à l’économie. Or, les chiffres sont désastreux. 53 % des étudiants originaires de la région montréalaise s’inscrivent dans des universités de langue anglaise. Qu’en conclure ?

Des politiques à l’aveuglette

Pagé et Béland ont raison de montrer les failles dans nos connaissances et ils ont raison d’en appeler à davantage de recherches. Ce qu’ils ne mentionnent pas, par contre, c’est à quel point, étant donné cette absence totale de connaissance, nos politiques d’intégration et d’immigration sont menées à l’aveuglette. Cela est d’autant plus inquiétant qu’il règne au niveau politique (c’est-à-dire au niveau des partis politiques) une sorte de consensus mou sur la réussite de ces politiques. Ce consensus se résume de la manière suivante :

Dans un contexte de déclin démographique, la croissance économique du Québec dépend de notre capacité à accueillir des immigrants qualifiés et à accroître l’offre de main-d’œuvre. Une fois au Québec, ceux-ci adopteront le français comme langue publique commune, tout en contribuant à enrichir notre société par leur diversité. S’il existe des ratées en matière d’intégration socio-économique, c’est à cause des problèmes reliés à la reconnaissance des diplômes et d’un racisme latent dans la société d’accueil. S’il existe des ratées en matière d’intégration linguistique, celles-ci ne peuvent en aucun cas être corrigées par un renforcement des lois linguistiques.

Voici le consensus. Or, de tout cela, nous n’en savons rien. Ou sinon presque rien.

Il faut saluer l’honnêteté de Michel Pagé et Paul Béland qui soulignent à plusieurs reprises le caractère parcellaire de notre connaissance et nous invitent à poursuivre nos investigations. Cela ne peut évidemment pas se faire sans un meilleur financement des institutions chargées de surveiller le déroulement du processus d’intégration, que ce soient les groupes de recherche universitaires ou l’Office de la langue française. Nous nous permettons en revanche de trouver trop sévères leurs critiques de ceux qui analysent la situation linguistique par la lunette du français parlé à la maison et des transferts linguistiques (il s’agit surtout du chercheur Charles Castonguay, pour ne pas le nommer). Au-delà de la distinction de principe entre les espaces publics et privés, ils reconnaîtront facilement que le transfert vers une langue officielle dans le cadre privé est très largement corrélé avec l’utilisation de cette langue dans les différentes activités de la vie publique. Paul Béland propose d’ailleurs un modèle qui permet bien de reproduire ce mouvement au fil des générations et de comprendre que la compétition pour les transferts linguistiques et celle pour l’usage de la langue d’usage publique ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Pourquoi alors systématiquement rappeler que la volonté d’imposer le français comme langue parlée à la maison est « assimilationniste », si celle-ci représente encore, dans l’état actuel des connaissances, le meilleur indice de l’orientation vers le français ou l’anglais à long terme ?

Dans un contexte ou l’information est rare, pourquoi dépenser de l’énergie à critiquer l’utilisation des statistiques sur les transferts linguistiques pour mesurer la force relative du français au Québec ? Après tout, la langue parlée à la maison est souvent celle qui a été utilisée lors de la rencontre des conjoints. C’est généralement elle qui guide la consommation de biens culturels au sein de la famille, le lieu de résidence, etc. Son défaut est évidemment de ne pas nous donner un aperçu des dernières tendances, de la dynamique dans laquelle s’engagent les immigrants les plus récents, puisque les transferts linguistiques ne se font généralement que sur une ou deux générations. Mais pourquoi devrions-nous nous intéresser uniquement aux immigrants récents ? Notre devoir d’intégration démocratique ne concerne pas uniquement les immigrants qui sont arrivés récemment. Les immigrants qui sont arrivés en 1981 ne doivent pas moins être francisés que ceux qui sont arrivés l’année dernière et ce, même s’ils ont déjà adopté l’anglais comme langue de communication publique. Par ailleurs, les données n’en sont pas moins troublantes pour ce qui est des tendances plus récentes. Les transferts linguistiques vers l’anglais (52 %) demeurent aussi nombreux que ceux vers le français (48 %) et ce, même chez les jeunes de 15-24 ans qui ont été soumis à la loi 101. La situation du français s’est améliorée à pas de souris, mais la place de l’anglais demeure complètement disproportionnée par rapport à la place des anglophones au Québec (8 %).

Et si les résultats comptaient ?

Le texte de Pagé nous laisse donc un sentiment ambigu. D’un côté, le modèle d’intégration qu’il propose, malgré l’opacité de sa dénomination, est largement raisonnable et consensuel. De l’autre, nous manquons clairement d’informations pour juger de la réussite réelle de nos politiques d’intégration. Finalement, les rares données disponibles pointes dans la même direction : l’intégration au Québec prend du temps et, quand elle réussit, elle profite une fois sur deux à la minorité anglophone. Comment ne pas conclure que l’immigration et l’intégration font l’objet d’une improvisation ? Dans un passage d’une rare candeur, Jocelyn Maclure reconnaît qu’il n’existe pas, au fond, de garantie en matière d’intégration et que celle-ci demeure une gageure:

Comme nous n’avons pas de garanties a priori qu’une forme de citoyenneté hospitalière, plutôt qu’hostile, à l’égard de la diversité culturelle consolidera le statut de la langue française au Québec, il s’agit bel et bien d’une gageure, d’un pari. (p. 153)

La situation est admise d’amblée : nous ne sommes pas en mesure de prédire l’impact de nos politiques d’intégration, mais nous faisons le pari que, si nous avons une belle attitude, il sera positif. Cela correspond très bien à l’opinion en place dans les principaux partis politiques. Or, pourquoi une telle légèreté ? Dirait-on la même chose au sujet de la politique environnementale ? Nous ignorons les tenants et les aboutissements de la construction de ce barrage, mais nous gageons qu’une attitude optimiste sera profitable à l’environnement ? Ou encore au sujet de la politique de développement économique ou social ? Nous ignorons l’effet de nos politiques de lutte contre la pauvreté, mais une attitude positive face aux pauvres permettra d’éviter l’exclusion. Il semble exister dans le domaine de l’immigration et de l’intégration une sorte d’impunité qui permet aux concepteurs et défenseurs de nos politiques de ne pas être tenus responsables des résultats obtenus.

C’est comme si l’immigration était une contrainte naturelle (que ne devions accepter à cause du déclin démographique et de la mondialisation) et que l’intégration était un domaine dans lequel l’échec ne portait pas à conséquence. Or, c’est tout le contraire : l’immigration est une politique publique et sa légitimité dépend de la réussite du processus d’intégration. Pour le dire simplement : si la politique d’intégration échoue, la politique d’immigration échoue. Les deux sont indissociables.

Or, l’idée d’une approche basée sur les résultats, aussi intuitive soit-elle, n’est pas abordée par les auteurs. Cela les amène à s’enferrer dans des débats dont ils n’ont pas la clé. Par exemple, le débat sur la nécessité de voir émerger dans les populations immigrantes un sentiment d’allégeance envers la société québécoise. Devons-nous exiger celui-ci (comme le prétend Pagé) ou pouvons-nous simplement le souhaiter (comme l’affirme Maclure) ? Le débat est fastidieux. Bien sûr, Maclure a raison. Il est psychologiquement et démocratiquement impossible de contraindre l’immigrant à développer de manière spontanée un sentiment d’identification et d’engagement pour son nouveau pays. Bien sûr, Pagé a raison, la non-apparition de ce sentiment chez une proportion trop importante d’immigrants porte atteinte à la cohésion sociale. Mais que faire ? Le lecteur a l’impression que cette question active chez les auteurs un module spécialisé dans la production de discours politiquement corrects. On peut lire chez Georgeault :

C’est pourquoi la politique linguistique québécoise doit maintenant passer par la mise en oeuvre d’une véritable politique d’intégration d’ordre civique qui vise le développement autonome de l’allégeance et de l’identification au mouvement d’affirmation du français.

Et plus loin, sur le ton de ceux qui croient être allés trop loin :

Il faut aussi prendre en considération que l’esprit de cette politique est un esprit d’ouverture et d’échange d’où chacun doit sortir gagnant. (p. 314)

Hasardons ici un commentaire. Ce débat ne prend un sens que si on le remet dans le contexte de la légitimation des politiques d’immigration, ce que les auteurs ne font pas. La réponse est pourtant simple : on ne peut pas contraindre l’apparition d’un sentiment patriotique, mais la non-apparition de celui-ci détruit la légitimité de notre politique d’immigration. En deux mots, si l’immigrant ne développe pas le sentiment d’allégeance nécessaire envers la collectivité d’accueil, cela ne peut pas être retenu contre lui. En revanche, si la plupart ou la majorité des immigrants ne développe pas ce sentiment, cela sera retenu contre les concepteurs et les défenseurs des politiques d’immigration et d’intégration qui auront contribué à saper la cohésion sociale. Il faut toujours se rappeler que ce sont ceux-ci, et non les citoyens (quelle que soit  leur origine), qui demeurent imputables en cas d’échec.

Le même argument peut être formulé autour du débat fastidieux sur les transferts linguistiques. Il n’est pas démocratiquement possible d’exiger des immigrants une utilisation du français à la maison ou dans la consommation de biens culturels. Or, le fait que la moitié des transferts témoignent encore d’une assimilation à long terme des immigrants à la minorité anglaise porte un dur coup à la légitimité de notre politique d’immigration, pour ne pas dire qu’elle en traduit l’échec. Encore une fois, le débat ne concerne pas la légitimité de notre « modèle d’intégration » et des principes qui le sous-tendent. Le débat concerne l’efficacité de notre politique d’intégration et la légitimité de notre politique d’immigration. Les politiciens et les intellectuels qui défendent ces politiques ne doivent pas seulement démontrer que l’intégration est possible et souhaitable, mais que nos politiques atteignent leurs objectifs et qu’elles ne mènent pas à des effets pervers. Nous ne sommes pas dans le domaine des reproches privés, mais bien dans celui de l’imputabilité publique.

À ce titre, il est inquiétant de voir dans l’intégration des immigrants une «gageure» ou un «pari». En serions-nous enfin rendus à reconnaître que nous jouons aux dés avec l’immigration ? En fait, c’est bien de cela dont il s’agit. Partout en Occident, les politiques d’immigration et d’intégration ont été et sont encore menées à courte vue, pour répondre aux exigences de ceux qui souhaitent augmenter l’offre de main-d’œuvre. Bien entendu, l’incertitude qui accompagne le processus d’intégration n’est pas perçue de la même manière par tous. Il est depuis longtemps connu que les classes aisées affichent une tolérance plus grande que les classes populaires à l’égard de l’échec de l’intégration. La bourgeoisie urbaine, si elle est confrontée quotidiennement à l’immigration, n’en a pas moins les moyens d’éviter l’échec de l’intégration, en adoptant des stratégies d’isolement résidentiel, scolaire et professionnel. Le coût de l’immobilier dans les quartiers riches, la sélection scolaire dans les écoles privées, le fonctionnement en vase clos des professions libérales (avocats, médecins, universitaires), tout cela n’isole pas la bourgeoisie de l’immigration, mais la met à l’abri de ses ratées. Dès lors, le pari de l’intégration n’a pas la même signification pour tous. Ce n’est pas simplement le hasard ou l’ignorance qui fait que, en Europe, ce sont les classes sociales les plus vulnérables qui sont également les plus hostiles à l’immigration.

La rectitude politique amène souvent les hommes politiques et les intellectuels à nier l’évidence : dans l’état de nos connaissances, nous sommes incapables d’offrir une garantie de la réussite de l’intégration sociale, économique et démocratique. Dans ce contexte, l’immigration est une politique risquée, susceptible d’alimenter la fragmentation démocratique, l’exclusion sociale et les inégalités. Ce risque peut être contrôlé en partie, mais ne le sera jamais complètement. Il y a un élément d’incertitude irréductible qui surgit lorsqu’on prend des centaines de milliers de travailleurs, qu’on les sort d’un contexte culturel, et qu’on les plonge dans un contexte tout à fait différent. Le défi de ceux qui croient à l’immigration comme politique est de montrer qu’ils sont suffisamment capables de contrôler ce risque pour ne pas affecter négativement les classes moyennes et populaires.

Le débat que mènent Paré, Georgeault ou Maclure sur les modèles d’intégration surcharge inutilement les enjeux sur le plan identitaire ou culturel. Il n’est pas possible de déterminer in abstracto l’état final que l’on souhaite atteindre avec nos politiques d’intégration. Les concepts d’assimilation, d’intégration civique ou procédurale, sont des concepts rhétoriques que l’on utilise pour affirmer dans l’espace publique le sentiment que nos politiques vont trop loin d’un côté ou de l’autre. La seule manière de mener ce débat consiste à fixer des objectifs précis, dont l’atteinte doit conditionner la poursuite des politiques. Il n’est pas nécessaire de déterminer un état final hypothétique, où les immigrants seraient parfaitement intégrés à l’espace démocratique. Cette approche  surdétermine la psychologie des acteurs en jeu. Ce qu’il faut faire, c’est identifier et quantifier les comportements qui témoignent d’une fragmentation de l’espace social et d’une non-intégration des immigrants, puis corriger le tir à l’aide de politiques appropriées. Cela peut aussi signifier de modifier notre politique d’intégration. Celle-ci, pour l’instant, ne repose pratiquement sur aucune contrainte, aucune ressource et aucun objectif chiffré. À l’échelle de l’Occident, on peut dire du modèle d’intégration québécois qu’il est jovialiste dans ses espérances et évasif dans ses applications. Bien sûr, cela peut changer.

Quelques exemples, pour clarifier encore, puisqu’il le faut…

La concentration ethnique – Pagé s’inquiète brièvement de la réduction rapide du nombre de francophones sur l’Île de Montréal. Cette situation est préoccupante et soulève de grandes inquiétudes dans la population. S’inspirant ici de Jean-François Lisée, Pagé pointe du doigt le départ massif, au cours des 30 dernières années, de centaines de milliers de francophones vers la banlieue et la concentration de la population immigrante dans des quartiers ethniques. L’inquiétude de Pagé est tout à fait pertinente, dans la mesure où la trop grande concentration ethnique condamne à l’échec toute politique d’intégration. Comment parler d’intégration dans un quartier, une entreprise ou une école où 60 %, 80 % ou même 90 % de la population est d’origine immigrante ? Une étude de la CSQ révélait récemment que 60 % des élèves d’origine immigrante étaient scolarisés dans des écoles comptant une concentration ethnique supérieure à 50 % . L’école Barthélemy-Vimont, situé dans Parc-Extension à Montréal, comprend 95 % d’élèves d’origine immigrante .

Les Québécois, comme les autres peuples occidentaux, manifestent une très grande insatisfaction à l’égard de la concentration ethnique. Comment expliquer alors que celle-ci aille en s’accélérant? Les défenseurs et les concepteurs des politiques d’immigration et d’intégration ont-ils prévu ce développement ? Si oui, qu’ont-ils fait pour le prévenir ? Sinon, comment entendent-ils le résorber au cours des prochaines années ? Il faut prendre la mesure du problème : la concentration de l’immigration à Montréal rend impossible toute intégration démocratique et donne un aspect surréaliste aux théories bien intentionnées qui prônent le dialogue interculturel. Pour tout dire, cette concentration prive de toute légitimité la politique d’immigration elle-même. Demeurant imprécis, Pagé se demande si des politiques incitatives ne pourraient pas être mises en place pour freiner la suburbanisation et le départ massif des francophones de l’Île de Montréal, proposition déjà formulée par Jean-François Lisée :

Une condition demeure incontournable pour gagner cette gageure: c’est que les locuteurs de langue première autre soient très fréquemment appelés à entrer en interaction avec des interlocuteurs francophones. C’est ici que se pose inévitablement la question du poids démographique des francophones natifs, car la fréquence de telles situations suppose un nombre élevé de locuteurs francophones. C’est pourquoi toutes les mesures qui sont mentionnées précédemment et par lesquelles on espère maintenir à Montréal la population de langue privée française sont importantes. (p. 73-74)

Or, la suburbanisation n’est pas responsable du problème. La preuve en est que les pays européens, où la suburbanisation est beaucoup plus limitée, n’ont pas réussi à éviter la concentration des populations immigrantes dans des quartiers ethniques. Ainsi, rien n’indique qu’en freinant la suburbanisation de Montréal, nous serions capables de freiner la concentration ethnique. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il existe une manière simple de résoudre ce problème. Même la France, par sa politique volontariste de construction de logements sociaux en milieu urbain, n’a pas réussi à l’endiguer. Comme l’a démontré le prix Nobel d’économie, Thomas Schelling, la concentration ethnique peut surgir de manière spontanée au niveau résidentiel, simplement parce que la demande sur le marché de l’immobilier est légèrement hétérogène. Si les gens souhaitent en principe éviter la concentration ethnique, mais qu’ils préfèrent en pratique éviter les quartiers où leur groupe ethnique est minoritaire, alors la concentration ethnique apparaîtra comme la conséquence naturelle du libre marché immobilier.

Ainsi,  la suburbanisation est la mauvaise cible. Le problème est l’hétérogénéité des préférences sur le marché immobilier. Pour qu’il y ait un sens à parler d’une « intégration basée sur le dialogue », il faut en venir à bout. Or, à ma connaissance, aucun pays occidental n’y est parvenu à ce jour. L’Union soviétique a eu un certain succès en ce domaine, mais ce fut en soustrayant l’immobilier au domaine du libre marché. Il faut donc renverser le fardeau de la preuve: il faut d’abord démontrer qu’il est possible, de manière non soviétique, de vaincre la concentration ethnique et, ensuite seulement, il y aura un sens à discuter des vertus des modèles d’intégration basés sur le dialogue.

L’intégration linguistique – Ce n’est évidemment pas tout de vaincre la concentration ethnique. Une fois cet objectif atteint, encore faut-il que les bases linguistiques soient présentes pour permettre l’intégration civique. Qu’en est-il des résultats de la francisation ? Ces derniers, décrits par Pierre Georgeault (p. 317-318), demeurent largement inégaux. Chez les immigrants d’origine latine arrivés depuis 19812, l’utilisation du français comme langue publique commence à approcher le seuil d’acceptabilité, avec 72 %. Chez les immigrants d’origine non latine, les résultats sont cependant catastrophiques, avec 22 %. La situation n’est pas plus rose pour ce qui est de la connaissance du français, puisque seulement 38 % des immigrants d’origine non latine déclarent avoir une connaissance fonctionnelle du français, contre 87 % chez les immigrants d’origine latine. En somme, la politique québécoise échoue à intégrer les immigrants non latins, tant pour ce qui est de la connaissance fonctionnelle du français que de son utilisation publique. Dans l’état actuel des choses, on ne comprend pas comment le recrutement d’immigrants d’origine non latine peut conserver sa légitimité. L’échec des politiques de francisation auprès de cette clientèle réduit en poussière l’idée de créer au Québec une « identité québécoise francophone culturellement plurielle ».

Pierre Georgeault a la lucidité de poser la question. Il fait un pas dans la bonne direction, lorsqu’il attribue aux non-francophones un « droit » d’apprendre le français. Son raisonnement est en ligne avec le consensus que nous partageons sur les objectifs centraux de la politique d’intégration. L’apprentissage de la langue nationale est nécessaire pour éviter que l’immigration ne mène à la fragmentation sociale, à l’aliénation démocratique et à l’approfondissement des inégalités. Si Georgeault avait un peu plus d’audace, cependant, il parlerait comme on parle partout ailleurs en Occident, et dirait que les immigrants n’ont pas seulement un droit d’apprendre le français, mais un devoir. Les Américains, les Français, les Allemands et les Néerlandais parlent ainsi. Les standards de rectitude politique sont déjà suffisamment élevés dans nos métropoles. Nous n’avons pas de raison, au Québec, de parler davantage à mots couverts qu’ailleurs. Disons-le : l’immigration est une politique contractuelle. L’apprentissage et l’utilisation publique de la langue nationale font partie du contrat. C’est tout.

La frilosité de Georgeault nous surprend. Si la même politique de francisation est un succès auprès des immigrants d’origine latine et un échec complet auprès des immigrants d’origine non latine, on ne voit pas comment des ajustements cosmétiques permettraient d’inverser la tendance. Or, ni Georgeault, ni Pagé, ni Béland, ni Maclure ne proposent de mesures concrètes. On peut bien s’afficher de manière ostentatoire en faveur de la tolérance et de l’ouverture sur l’Autre, il n’en demeure pas moins que l’échec de la francisation des immigrants d’origine non latine sape la légitimité du recrutement de ces immigrants et exacerbe l’idée déjà bien répandue que l’immigration, au Québec, est source de fragmentation sociale et démocratique.

Oui mais, dira-t-on, l’intégration prend du temps. Pourquoi exiger que tout se passe rapidement ? Après tout, les immigrants viennent au Québec et s’ils ne parlent pas français, leurs enfants le feront dans 25 ans. Or, l’idée que l’intégration « prend du temps » est valide uniquement si l’on s’intéresse aux transferts linguistiques. Nous avons cependant dit que, comme les auteurs du recueil, nous ne demandons pas aux immigrants d’adopter le français dans la sphère privée. En conséquence, on ne voit pas pourquoi il faudrait attendre 10, 15 ou 20 ans pour que l’immigrant développe une connaissance du français et l’utilise dans ses activités publiques. Il semble en ce domaine que nous utilisions un double standard. Nous n’accepterions pas que les immigrants prennent 10, 15 ou 20 ans avant de s’intégrer au marché du travail. Pourquoi accepterions-nous qu’une écrasante majorité d’immigrants d’origine non latine ait besoin d’autant de temps pour réaliser son intégration linguistique ? Si l’intégration démocratique dépend de la connaissance de la langue nationale, alors nous pouvons dire que nous souffrons d’un véritable laxisme démocratique et que nous acceptons une politique qui laisse en marge de la vie démocratique des centaines de milliers de citoyens. En somme, nous agissons de manière irresponsable.

Il y a quelque chose de schizophrénique dans l’attitude des Québécois. D’un côté, il est devenu branché de s’affirmer en faveur de la loi 101 et ce, même dans les cercles multiculturalistes. La chose est surprenante, si l’on considère la résistance à laquelle ont dû faire face, il y a  30 ans, les rédacteurs de la loi. Aujourd’hui, même Jack Jedwab et Denis Coderre n’hésitent pas à s’en réclamer. D’un autre côté, le Québec est probablement l’endroit en Occident où les contraintes linguistiques imposées aux immigrants sont les plus faibles. Au-delà de l’obligation de fréquentation scolaire pour les enfants (qui elle-même n’est pas respectée, comme le démontre le cas des écoles hassidiques !), l’immigrant qui s’installe au Québec ne fait face à aucune contrainte.

Pourtant, au même moment, plusieurs pays européens cherchent aujourd’hui des manières d’améliorer la connaissance de la langue nationale chez les immigrants. Ils le font à la fois pour des raisons d’intégration démocratique, d’intégration en emploi et de cohésion sociale. La manière la plus efficace et cohérente d’obtenir des résultats est de rendre la maîtrise de la langue nationale obligatoire à l’obtention de la citoyenneté. Le Québec, soumis au régime de citoyenneté canadien, ne peut aller dans ce sens comme il le devrait. Il peut néanmoins utiliser des méthodes compensatoires. On pourrait par exemple offrir des formations obligatoires en français aux sans-emploi qui en possèdent une connaissance insuffisante. Cela serait également une manière efficace de répondre au problème d’accès à l’emploi que l’on observe chez certaines minorités visibles.

Il serait également possible d’augmenter substantiellement le niveau de connaissance du français nécessaire à la sélection des immigrants, tout en ajoutant simultanément un service de formation en français avant l’arrivée au Québec. Cela pourrait se faire à travers le réseau de Délégation du Québec à l’étranger ou par des accords avec les institutions françaises (Instituts français, Ambassades de France). Comme la plupart des immigrants prévoient leur immigration au Québec deux ou trois ans à l’avance, il n’y a aucune raison qu’une connaissance avancée de la langue et de la culture québécoise ne soit pas une exigence qui s’impose avant l’arrivée. On peut aussi aller plus loin. Pour être franc, je crois que la politique québécoise de francisation doit faire en sorte que l’immigrant puisse s’intégrer à l’espace public francophone au moment d’obtenir sa citoyenneté canadienne, c’est-à-dire trois ans après son arrivée.

L’intégration socio-économique – Un autre aspect largement discuté, et qui recoupe en partie le débat linguistique, est celui de l’intégration socio-économique des immigrants. Jocelyn Maclure rappelle, sur un mode semblable à celui de la nouvelle politique contre le racisme du gouvernement du Québec, que les immigrants se trouvent :

[…] discriminés sur le marché du travail (taux de chômage plus élevé, salaires moins élevés et emplois moins qualifiés) en dépit du fait que leur taux de scolarisation demeure plus élevé que celui de la population non immigrante […] (p. 170)

Le constat de Maclure est juste, bien que la performance socio-économique des immigrants soit très inégale selon les groupes. Quelles conclusions doit-on en tirer ? Je suis toujours fasciné par le caractère évasif des réponses : lever les obstacles symboliques à l’intégration, éduquer, sensibiliser, bref, aucun objectif chiffrable et aucune pratique éprouvée à l’échelle internationale. Encore une attitude d’impunité. Soyons clairs : l’intégration socio-économique des immigrants n’est pas seulement souhaitable, elle détermine la légitimité de la politique d’immigration elle-même. Rappelons rapidement le cadre du débat.

95 % des Québécois sont des salariés ou des travailleurs autonomes. Ils n’embauchent personne. Les patrons ne représentent qu’une faible minorité au Québec. Or, les lobbies patronaux font activement la promotion de quotas d’immigration élevés. Selon eux, la baisse démographique entraîne une décroissance de l’offre de main-d’œuvre qui doit être compensée par une immigration massive. Cette immigration doit être composée de travailleurs qualifiés, puisque le marché du travail québécois, comme tous les marchés occidentaux, souffre d’une pénurie qui se traduit par une croissance supérieure des salaires au sommet de l’échelle.

Or, les choses sont loin de se dérouler selon le scénario patronal. Même si, 5 ans après leur arrivée au Québec, 69 % des immigrants sélectionnés ont trouvé un emploi correspondant à leur compétence, l’intégration à l’emploi demeure extrêmement variable selon la provenance3. Dans le cas de plusieurs minorités visibles, comme le remarque Maclure, le taux de chômage atteint deux fois la moyenne québécoise. Dans d’autres cas, les immigrants se retrouvent dans des emplois sous-payés. La politique d’immigration, conçue pour répondre à une pénurie de travailleurs qualifiés, se trouve en fait à augmenter la pression sur les bas salaires. Ce n’est pas dramatique, dira-t-on, parce que les immigrants acceptent d’occuper des emplois que les Québécois ne veulent pas occuper de toute façon. En augmentant la pression sur les bas salaires, on rend plus accessible pour le consommateur québécois une série de services coûteux en main-d’œuvre : taxi, restauration rapide, entretien ménager, etc.

On pourrait se demander si les défenseurs des politiques d’immigration ne font pas ici comme les conservateurs américains, que l’économiste progressiste Dean Baker accuse de soumettre les bas-salaires à la compétition internationale, alors qu’ils multiplient les mesures pour soustraire les hauts salaires à cette compétition (avocats, médecins, ingénieurs, etc.)4. En somme, les conservateurs américains seraient libre-échangistes quand ça les arrange. Sans reprendre entièrement l’argument, il nous permet de recadrer le débat. Pourquoi les lobbies patronaux continuent-ils de promouvoir des quotas d’immigration élevés au Québec ? Sont-ils en mesure de nous expliquer pourquoi des travailleurs sélectionnés précisément pour leur compétence se retrouvent sous-employés ou dans des emplois qui ne correspondent pas à leur niveau de compétence ? La discrimination, si elle existe, est le fait des employeurs : ceux-là même qui plaident en faveur des quotas élevés d’immigration.

Encore une fois, il faut que la politique d’intégration soit basée sur les résultats. Les défenseurs des politiques d’intégration et d’immigration doivent être imputables. Qu’est-ce qu’il faut faire pour résoudre le problème d’insertion en emploi qui touche certaines catégories d’immigrants ? Pour l’instant, le gouvernement québécois cherche à gagner du temps, en demeurant sur le terrain des politiques moralisatrices, celui de la lutte contre le racisme et les obstacles symboliques à l’emploi. La réalité est que la « sensibilisation », la « transformation des mentalités », la « discrimination positive », n’ont, à ma connaissance, jamais apporté aucun résultat tangible nulle part en Occident. Cela, par ailleurs, indépendamment des différents modèles sociaux. Partout en Europe, par exemple, le taux de chômage chez les étrangers demeure deux fois plus élevé que les populations locales5. De manière intéressante, les pays qui s’en sortent le mieux sont ceux où les systèmes de protection sociale sont les moins généreux (Irlande, Royaume-Uni). Ce n’est pas un hasard, puisque les régimes sociaux de type anglo-saxon sont précisément ceux qui mettent le plus de pression sur les bas-salaires !

Sur le plan de l’intégration socio-économique comme ailleurs, il est dangereux de se limiter à une prise de position vague, selon laquelle « le respect et l’accommodement à la diversité s’avéreront, à terme, plus bénéfiques à la cause du français au Québec que l’appel à la conformité et à l’assimilation. » (p. 153). Le problème, évidemment, est qu’il est impossible d’établir d’une manière solide (c’est-à-dire avec des statistiques) une corrélation entre le respect de la diversité et le succès de l’intégration. Au contraire, l’omniprésence de la concentration ethnique nous montre à quel point même les conditions initiales qui permettent d’espérer une intégration réussie sont souvent absentes. De même, la surreprésentation de plusieurs catégories d’immigrants chez les chômeurs, les travailleurs pauvres et les exclus nous amène à douter du discours économique et patronal à la base des politiques d’immigration.

En guise de conclusion

La discussion sur les politiques d’immigration et d’intégration est pétrifiée par l’idéologie et la rectitude politique. Alors que nous devrions pouvoir évaluer avec précision les résultats de ces politiques, nous nous contentons de données imparfaites et d’attentes imprécises. Sur papier, les choses sont pourtant claires. Les politiques québécoises visent à recruter des immigrants et à les intégrer de manière avantageuse à notre espace social, économique et démocratique. En pratique, la situation est cependant plus incertaine. La concentration ethnique, l’échec des politiques de francisation des immigrants d’origine non latine et les difficultés d’intégration socio-économique des minorités visibles compromettent la légitimité de nos politiques d’immigration et d’intégration. Il est inutile aujourd’hui de chercher à définir un « modèle d’intégration idéal ». Les Québécois s’entendent relativement bien sur les grands paramètres qui doivent orienter l’intégration. Le défi est plutôt de définir des objectifs ciblés qui permettent d’apprécier l’efficacité de nos politiques. Le fait qu’elles ont toujours été menées à l’aveuglette mine leur légitimité auprès des Québécois et empêche une gestion responsable du risque lié à l’immigration et à l’intégration. Cela peut changer.

 

 

 


1    Geneviève Mathieu, Qui est Québécois ? Synthèse du débat sur la redéfinition de la nation, VLB, 2001.

2    Pierre Serré, « Portrait d’une langue seconde : le français comme langue de travail au Québec au recensement de 2001 », L’Action nationale, septembre 2003.

3    Jean-François Lisée, Sortie de secours, Boréal, 2000.

4    Les immigrants d’origine latine incluent les locuteurs de langues latines (espagnol, portugais ou roumain) et les immigrants originaires de pays membres de la francophonie internationale (Maghreb, France, Afrique francophone, etc.). On les qualifie également de « francotropes ». Ceux-ci comptent pour 62 % des immigrants arrivés entre 1980 et 1990, 54 % de ceux arrivés entre 1991 et 1995, et 44 % de ceux arrivés entre 1996 et 2001.

5    Jean Renaud et Tristan Cayn, Les travailleurs sélectionnés  et l’accès à un emploi qualifié au Québec, Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, mars 2006, 66 pages.

6    Dean Baker, The Conservative Nanny State, Center for Economic and Policy Research, 2006.

7    Caritas Europa, Migration, un passeport pour la pauvreté ?, Luxembourg, juin 2006, 104 pages.

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