Jacques Grand’Maison
Ces valeurs dont on parle si peu. Essai sur l’état des mœurs au Québec, Montréal, Les Éditions Carte blanche, 2015, 136 pages
La lecture du dernier et sans doute ultime ouvrage de Jacques Grand’Maison me rejoint à plusieurs titres.
D’abord, j’ai suivi toute l’œuvre du cher chanoine, en particulier les recherches qu’il a consacrées aux générations et à leurs rapports : un travail colossal de sociologue, qui a eu et garde le mérite de nous éveiller à une forme nouvelle des rapports sociaux, aux questionnements qu’ils soulèvent et aux perspectives qu’ils nous font parfois redouter. Jacques Grand’Maison et ses collaborateurs ont su nous convaincre de la nécessité de prendre en compte la grave crise de la transmission d’une génération à l’autre, non seulement dans la réalité ecclésiale du Québec en fin de XXe siècle, mais dans la dynamique chaude et conflictuelle de la société québécoise confrontée aux bouleversements de son action sur elle-même. Les rapports entre générations sont si distendus que c’est « le tissu humain et spirituel » qui s’en trouve tout effiloché et menacé dans ses formes autant que dans sa durabilité. Jacques Grand’Maison a ainsi contribué efficacement à élargir le concept de rapports sociaux, bien au-delà des « rapports de classes » et j’ai pu croiser ses chemins de réflexion avec mes recherches et mes diverses interventions dans le champ naissant de la gérontologie sociale québécoise.
J’ai aussi eu l’occasion d’animer des entrevues assez longues avec lui à la radio et en télévision : c’est, avec le penseur, le développeur du social qui m’intéressait, le militant et le croyant à la foi bien accrochée. Jacques Grand’Maison a toujours entretenu un regard aussi large qu’approfondi et réfléchi sur la société québécoise, sur les changements qui l’ont affectée au fil des ans depuis la Révolution tranquille, sur les défis nouveaux qui surgissaient, sur les chantiers de développement à mener et sur les orientations nouvelles qui étaient offertes à ses concitoyens. De plus, prêtre attaché au diocèse de Saint-Jérôme, il a mené sa barque de pasteur avec la sérénité volontaire d’un croyant déterminé et fidèle, aussi attaché à son église que critique de ses dérapages ou de ses conservatismes. J’ai aimé ses rencontres radiophoniques pleines de sens pour l’animateur que j’étais et pour les auditeurs qu’attiraient sa personnalité et ses propos.
Or, voici que Jacques Grand’Maison est en train de vivre sa conclusion de vie ; frappé par une maladie grave, il ne décroche pas et s’attelle à dresser un bilan de sa courbe personnelle autant que de celle de l’histoire récente du Québec et de « l’état de ses mœurs », comme le dit le sous-titre. Jacques Grand’Maison y va d’une dernière analyse en dix-neuf courts et denses textes, où se manifeste une fois de plus la qualité de sa réflexion et la virtuosité du style.
Il dresse ici un réquisitoire sincère, mais sévère, de l’action du Québec sur lui-même, sur l’évolution de sa culture, pour ne pas dire plutôt l’involution. Le Québec se blottit dans la modernité, mais sans se soucier des valeurs propres qui en ont fondé l’histoire, « ces valeurs dont on parle si peu ». Notre auteur déplore assez clairement que nous ayons ainsi jeté le bébé avec l’eau de son bain, le pays du Québec avec ses traditions autant que son église avec les bons effets de sa forte influence. Il y a ici un mélange de nostalgie et d’amertume, et je me suis inquiété de cette orientation presque exclusive, en la rapportant parfois et plus souvent à mesure de ma lecture aux effets de la maladie et du vieillissement. Comme si notre ami était submergé par les doutes et les souffrances et ne trouvait refuge et sens que dans les regrets. Il s’appuie sur une citation du philosophe Christian Lamoure :
Nous avançons d’un pas toujours décidé
Vers une vie toujours plus creuse
Bronzés, minces et musclés
Mais nous payons le prix d’une négligence
L’oubli de l’âme.
Jacques Grand’Maison crie son malaise devant la superficialité ambiante, devant « l’insoutenable légèreté des croyances comme des incroyances. Ici au Québec. » J’avoue avoir été tenté par ces arguments, mais une lecture seconde m’en a dissuadé. Il me semble souvent dangereux au plan théorique et délicat au niveau argumentaire de partir d’une sélection de valeurs pour en déplorer le déclin. Je crois qu’il eût été plus fécond de partir des nouvelles formes de notre modernité, pratiques et mœurs, organisations et institutions, pour bâtir l’analyse, construire les raisonnements et dégager des conclusions. Certes, nous constatons des changements et même des ruptures, des renoncements et même des démissions, mais le sociologue doit aussi dégager des pistes nouvelles de l’action de notre société sur elle-même. Oui, il règne parfois un air de fin de siècle, mais c’est aussi le signe de commencements à détecter, d’initiatives à découvrir, de fécondités nouvelles, au plan collectif et à celui des individus. Bien sûr, on parle moins de valeurs anciennes, mais c’est peut-être aussi pour nourrir des inspirations renouvelées et des pratiques innovantes.
C’est ici que je m’interroge sur ce qu’on appelle l’avance en âge. En vieillissant, il est parfois très malaisé de faire de la fin de vie une occasion de « générativité » ; les rapports sociaux, la culture forte de l’âgisme, les contraintes du grand âge, le poids des circonstances et la rareté des occasions positives nous enlèvent souvent les marges nécessaires pour renouveler notre imaginaire et nos réflexions. On attribue à Picasso cette apostrophe : « J’ai mis longtemps à devenir jeune » : Jacques Grand’Maison aurait eu avantage à méditer et à écrire sur l’âge comme chemin pour remonter et non retomber en enfance, retrouvant la chance de vérités plus convaincantes.
Dans un dernier chapitre en forme de sursaut, Jacques Grand’Maison magnifie l’amour du pays, qu’il met sur le même plan que « le culte de la vie ». Comme bien des aînés, il évalue à la baisse l’héritage emprunté et bientôt rendu aux futures générations : l’honnêteté de son doute est ici remarquable. Il rappelle aussi que l’adulte reste l’indépassable et indispensable modèle pour faire grandir les jeunes. Personnellement, je n’en suis désormais plus assuré et ce qui me paraissait une certitude fondatrice est désormais pour moi un questionnement ; c’est peut-être à ce niveau qu’il conviendrait de repenser nos courbes de vie et les institutions qui les supportent et les alimentent. Pour reprendre une métaphore de notre auteur, je ne pense pas que les jeunes générations préfèrent les fleurs coupées, éphémères et vite ramollies aux « fleurs vivaces bien enracinées ».
Comme beaucoup d’entre nous, Jacques Grand’Maison, en fin de vie, se sent pris d’un « certain vertige » devant le peu de souci pour le moyen et long terme. Je comprends cette fragilité et cette précarité, pour les traverser moi-même par instants. Mais Sisyphe n’est heureux qu’en poursuivant son éternelle montée, quoi qu’il lui advienne. Sagesse ultime, à regagner et à diffuser, depuis le bas de notre pente, vers des sommets de mystérieuse vérité.
Jean Carette, Ph. D.