Jean-François Mattéi
L’homme dévasté. Essai sur la déconstruction de la culture, Grasset, 2015, 288 pages
L’homme dévasté est un essai rédigé par le philosophe français Jean-François Mattéi. Le livre porte sur certains thèmes déjà étudiés par l’auteur, notamment l’étude du patrimoine philosophique de l’Occident et la critique de la pensée postmoderne. L’essai étudie et critique cette dernière, la décrivant comme un ensemble d’idéologies qui cherche à tuer puis remplacer la philosophie occidentale classique, que l’auteur se charge de défendre. Compte tenu que Mattéi est décédé en 2014, que cet essai suit des thèmes qui lui sont chers et qu’il s’agit peut-être du dernier manuscrit de l’auteur, il faut noter que nous sommes face à un livre-testament. Nous résumerons maintenant son contenu.
Pour commencer, il faut noter que la préface, produite par Raphael Enthoven, est la partie la plus faible de ce livre. Elle livre peu d’informations utiles et plusieurs digressions. Dans ces dernières, on voit le préfacier critiquer l’œuvre d’Alain Badiou et livrer quelques reproches aux prises de position de Mattéi. Ces critiques sont bien peu pertinentes. Elles n’apportent rien à la compréhension de l’ouvrage et laissent l’impression qu’Enthoven règle des comptes, acte bien peu honorable à poser dans les premières pages du livre-testament d’autrui. Sommes toutes, le lecteur ferait bien d’ignorer complètement cette partie de l’ouvrage.
Le premier chapitre du livre est dédié à la présentation des principales caractéristiques de l’armature interne de la philosophie occidentale classique, associée à l’Europe. Mattéi emploie l’œuvre d’auteurs comme Platon, Kant et Descartes pour présenter ces composantes vitales du patrimoine intellectuel européen. L’auteur renvoie surtout au concept d’une Raison, un mode de pensée commun et intelligible qui permet à l’Homme occidental de tourner son regard vers le monde et de l’observer. Ce mode de pensée, à travers les œuvres des grands penseurs de l’Occident, s’est articulé autour de la recherche de trois valeurs : la vérité, la justice et le bien. Cette recherche est présentée comme une quête continue, qui élève l’Homme au-dessus de sa condition de créature finie, limitée dans le temps et l’espace. En tentant de se conduire selon les critères du juste, du vrai et du bien, l’Homme européen, occidental, ouvre son esprit et s’élève au-dessus de sa mortalité. Le ton de cette partie du livre est élogieux.
À moins de souffrir d’une forme particulièrement aigue d’eurocentrisme négatif, il est difficile de ne pas être impressionné par les réflexions d’antan décrites par Mattéi. Ce dernier nous donne des exemples concrets d’œuvres occidentales qui tentèrent d’améliorer la condition humaine. À travers elles, le philosophe nous montre deux choses. La première est que l’Homme occidental tente de se donner des points de repères qui permettent de déterminer ce qui est bon, juste et vrai. Ces points de repères imposent une forme d’autorité qui contraint l’Homme à évaluer ses conduites et pensées au-delà de la simple satisfaction de ses désirs individuels. La deuxième chose montrée par Mattéi est que cette notion de valeurs transcendantes est omniprésente dans beaucoup d’œuvres occidentales du passé. Que ce soit en peinture, en musique, en philosophie ou en architecture, les productions occidentales renvoient à une pensée. Cette dernière rayonne telle une étoile lointaine et oblige chacun à regarder au-delà de lui-même. Ce regard permet de porter une curiosité à l’extérieur et incite à se conduire selon les exigences du bien, du vrai et du juste.
Une fois complétée cette description du patrimoine intellectuel occidental, Mattéi passe à l’élément central de L’homme dévasté, soit la critique d’une nouvelle tradition philosophique qui semble tenter de remplacer ce qui la précède. Antihumanisme, philosophie de la déconstruction, postmodernité sont tous des mots employés pour décrire l’objet des critiques du philosophe.
Le début de la critique de Mattéi présente les racines intellectuelles de cette nouvelle tradition philosophique ainsi que ses principaux auteurs. Le philosophe explique que des éléments de la pensée déconstructionniste apparaissent au XIXe siècle, chez des auteurs tel que Mallarmé, Flaubert et Nietzsche. Ces derniers tentent de changer les formes de leurs œuvres et de critiquer des traditions de leur époque, mais ils gardent aussi un attachement envers des concepts tels que l’art et la connaissance. Ainsi, ils critiquent des conventions mais créent du même coup une œuvre. Selon Mattéi, les déconstructionnistes d’aujourd’hui ne font que le premier de ces deux actes : ils déconstruisent ce qui est, mais ne produisent rien en retour. Le philosophe associe cette conduite intellectuelle surtout à Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. Il décrit leurs œuvres avec un vocabulaire marqué par des mots tels que « destruction » et « ravage », les dépeignant comme des sapeurs qui saccagent les racines intellectuelles de l’Occident.
Le philosophe utilise plusieurs chapitres pour décrire différentes caractéristiques absurdes de la philosophie déconstructionniste. Dans un chapitre, il étoffe sa critique en ayant recours aux œuvres de Anders, Debord et Baudrillard. Mattéi utilise aussi les scénarios de films populaires comme The Matrix et Tron pour illustrer son propos qui est le suivant. En déconstruisant les fondements d’une rationalité intelligible et soucieuse de trouver ce qui est vrai, bon et juste, la philosophie de la déconstruction brouille la ligne qui sépare le vrai du faux. Le mensonge et la vérité se mélangent et se confondent. Cette confusion est exacerbée par l’essor des technologies de l’information : radio, télévision, informatique et internet. Mattéi décrit que ces technologies créent un mode de vie conforme au discours de Deleuze, qui désire l’avènement d’un monde sans valeur transcendante, habité par de multiples univers de désirs sans contraintes. Les spectateurs des mondes des médias deviennent l’incarnation réel de ce monde sans réalité ni mensonge. Chacun peut consommer télévision et autres médias d’information pour s’endormir intellectuellement en satisfaisant ses désirs. Or, un tel monde en est un où il devient impossible de lutter pour une meilleure justice ou de meilleures connaissances, car chacun résiste obstinément à ce qui pourrait frustrer l’univers clos de ses désirs.
Le thème de l’univers clos des désirs sans contraintes est repris dans un chapitre où Mattéi présente les formes postmodernes de l’art, connues sous le nom d’arts contemporains. Le philosophe décrit un monde absurde de musique sans rythme, de film sans scénario et d’architecture sans fonction. Il décrit aussi des poèmes composés de mots puis de voyelles qui se succèdent sans logique ni raison. Mattéi n’hésite pas à présenter les auteurs de ces œuvres comme des narcissiques qui se complaisent à satisfaire leurs désirs sans égards envers le regard d’autrui. Le jugement peut sembler sévère, mais le philosophe appuie bien ce dernier en présentant les discours de ces artistes. Ceux-ci s’autoproclament rebelles contre le fascisme du regard du public. Pourtant, Mattéi montre bien que le rapport artiste-public de l’art d’antan obligeait chacun à poser le regard au-delà de lui-même, permettant une certaine élévation de soi. Comparé à cela, l’univers de l’art contemporain, malgré ses prétentions anti-fascistes, est un monde clos où l’artiste n’est en rapport qu’avec lui-même. Il n’apporte rien à autrui.
La critique de la pensée de la déconstruction se termine par la dénonciation de plusieurs idéologies postmodernes liées au corps physique de l’humain. Mattéi concentre son propos sur le transhumanisme, mouvance qui souhaite l’avènement d’une humanité améliorée par le recours aux biotechnologies. Il réserve aussi plusieurs pages à l’écologisme et au militantisme des droits des animaux. Mattéi explique que ces mouvances tendent à mépriser l’Homme tout en projetant des désirs et aspirations humaines sur des choses inhumaines. Il cite par exemple un penseur qui dit avec certitude qu’il n’a plus rien à espérer de l’être humain et que la fin de l’humanité sera bénéfique pour la nature. Or, Mattéi souligne que, pour émettre un tel jugement, ce penseur doit avoir recours à sa propre part d’humanité, ainsi qu’à une non-négligeable confiance en lui-même. Il explique aussi qu’il est très possible qu’une créature créée par la combinaison de l’Homme et de la technologie soit une créature complètement inhumaine, sans désir ni empathie envers une humanité traditionnelle. Car, contrairement au penseur transhumaniste qui projette ses désirs humains sur les machines de demain, le cyborg post-humain pourrait bien développer des projets mauvais, injustes et erronés aux yeux d’un homme d’aujourd’hui. En sommes les idéologies qui tentent de déconstruire les fondements du corps et de le dépasser cacheraient bien souvent des intentions très humaines et aussi très éloignées de leurs désirs émancipatoires.
En conclusion, L’homme dévasté est une critique cinglante de la pensée postmoderne et de ses effets sur l’art, la culture et la politique. L’auteur est visiblement très attaché à la philosophie classique et très inquiet des conséquences de l’essor de la pensée de la déconstruction. Un tel propos serait probablement mal accueilli dans plusieurs milieux académiques d’aujourd’hui, mais il reste que nous sommes face à un ouvrage qui soulève avec justesses d’importantes questions. À travers les critiques du philosophe, on voit les effets pervers de la pensée postmoderne. Puisque cette dernière refuse l’intelligibilité ainsi que la division entre le bien et le mal, voyant en ces choses des contraintes aux désirs, elle peut enlever les raisons de se battre pour améliorer le monde. Si la notion de justice disparaît, pourquoi lutter contre l’injustice ? Pourquoi s’insurger contre les effets délétères du capitalisme ? Comment trouver des raisons morales pour lutter contre le fascisme ? Compte tenu que l’ouvrage mène à ces questions, tout lecteur critique a intérêt à le consulter. Sans forcément être complètement en accord avec Mattéi, il y trouvera probablement des raisons de se méfier de la pensée de la déconstruction. Il y trouvera aussi certainement des raisons d’avoir davantage de respect pour le patrimoine intellectuel de l’Occident.
Sébastien Bilodeau
Candidat à la maîtrise en service social, secrétaire-trésorier de Génération nationale