L’affaire Boulangerie Maxie’s et la « fatigue culturelle » du Québec

Le 12 avril 2016, la Cour supérieure confirmait, dans un jugement passé complètement inaperçu, la décision qu’avait rendue la Cour du Québec en janvier 2015 dans l’affaire Boulangerie Maxie’s. Onze petits commerçants de la région de Montréal, reconnus coupables d’infractions à la Charte de la langue française, revenaient à la charge avec des arguments bien connus : leur affichage commercial bilingue ou unilingue anglais ne respectait pas la règle de la nette prédominance du français, mais les accusations à leur endroit devaient tomber puisque les dispositions de la loi 101, présentées comme contraires aux droits protégés par les chartes canadienne et québécoise des droits, seraient inconstitutionnelles. Déboutés en Cour supérieure, leur procureur portait la cause en appel. Le 3 juin 2016, le plus haut tribunal québécois accueillait la requête pour permission d’en appeler.

Le 12 avril 2016, la Cour supérieure confirmait, dans un jugement passé complètement inaperçu, la décision qu’avait rendue la Cour du Québec en janvier 2015 dans l’affaire Boulangerie Maxie’s. Onze petits commerçants de la région de Montréal, reconnus coupables d’infractions à la Charte de la langue française, revenaient à la charge avec des arguments bien connus : leur affichage commercial bilingue ou unilingue anglais ne respectait pas la règle de la nette prédominance du français, mais les accusations à leur endroit devaient tomber puisque les dispositions de la loi 101, présentées comme contraires aux droits protégés par les chartes canadienne et québécoise des droits, seraient inconstitutionnelles. Déboutés en Cour supérieure, leur procureur portait la cause en appel. Le 3 juin 2016, le plus haut tribunal québécois accueillait la requête pour permission d’en appeler.

Pour la troisième fois depuis l’adoption de la loi 101 en 1977, la Cour d’appel se prononcera sur la constitutionnalité des règles encadrant la langue de l’affichage au Québec. Évidemment, l’affaire Boulangerie Maxie’s fait mentir Camille Laurin, ministre d’État au Développement culturel dans le gouvernement de René Lévesque et père de la loi 101, qui entendait doter le Québec d’un instrument devant clore le débat sur le statut du français. En ce sens, la réouverture du dossier de l’affichage est l’occasion d’en proposer une lecture à la lumière de la thèse défendue par Hubert Aquin dans « La fatigue culturelle du Canada français » parue en 1962 dans la revue Liberté. L’intellectuel verrait d’abord dans cette affaire l’expression concrète d’une attaque menée contre ce qu’il appelait la « culture globale » du Québec.

L’abolition de la culture globale du Québec

En 1977, la loi 101 manifestait de façon éclatante le caractère « global » de la culture québécoise. Dorénavant, l’État du Québec serait un État de langue française ; les Québécois pourraient, grâce à cette langue et sans qu’il n’ait besoin d’en maîtriser une seconde, participer à toutes les affaires de la cité et saisir toutes les chances que leur offre la société québécoise. D’une certaine façon, le Québec prenait la place qui lui revient et engageait un dialogue d’égal à égal avec les autres nations. Ainsi, la langue (ou la culture) n’était pas, comme l’écrivait Aquin à juste titre, « que l’aspect artistique et cognitif d’un groupe », ou l’aspect « divertissant ». Avec la loi 101, le français devenait la langue dans laquelle s’exprimerait le pouvoir au Québec.

Dans « La fatigue culturelle du Canada français », Aquin affirmait que, du point de vue d’Ottawa, « les manifestations globales » de la culture québécoise menacent l’ordre établi. Selon l’auteur, cherchant à être seul à exprimer la « globalité », le pouvoir central devait briser toute prétention « globalisante » de la culture québécoise, comme constituant une remise en cause du lien politique unissant le Québec au Canada. Pour Aquin :

Seule l’abolition de la culture globale canadienne-française peut causer l’euphorie fonctionnelle au sein de la Confédération et permettre à celle-ci de se développer « normalement » comme un pouvoir central au-dessus de dix provinces administratives et non plus de deux cultures globalisantes.

Un coup en ce sens viendrait en 1982.

Avec l’adoption en 1975 de la Charte québécoise des droits et libertés, le Québec s’inscrivait, à sa façon, dans le mouvement universel en faveur des droits de l’homme. Deux ans plus tard, Camille Laurin était d’avis que la loi 101 créait des droits linguistiques fondamentaux destinés à « compléter » les autres droits fondamentaux préalablement codifiés dans la Charte québécoise des droits. Les deux lois devaient donc, dans l’interprétation, être conciliées ; objectif qui devait être facilité par le nombre limité de dispositions de la Charte québécoise des droits possédant un caractère supralégislatif, et donc hiérarchiquement supérieur à celles de la loi 101. Même que le 26 mars 1982, quelques semaines avant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, la Cour supérieure confirmait la validité des dispositions de la loi 101 exigeant généralement l’usage exclusif du français dans l’affichage. Cette décision était l’expression de l’harmonie existant entre la Charte linguistique et la Charte québécoise des droits.

En 1982, l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, malgré l’opposition du Québec, bouleversait le paysage. Dorénavant, les droits fondamentaux allaient trouver leur source dans un document enchâssé dans la Constitution canadienne, applicable en principe uniformément d’un océan à l’autre et interprété ultimement par les juges de la Cour suprême nommés unilatéralement par le pouvoir central. La Charte québécoise des droits perdait alors son autonomie et devenait le relais de l’interprétation donnée aux droits prévus dans le document constitutionnel canadien. Dans une perspective aquinienne, 1982 est l’expression de la volonté de briser le caractère « global » de la culture québécoise, de « déréaliser » et d’« écraser dialectiquement » le Québec. Conséquence de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, celui-ci ne pourrait plus participer par lui-même au mouvement universel en faveur des droits de l’homme. Il était « régionalisé » ou « provincialisé ».

En 1988, le procureur général du Québec se présentait devant la Cour suprême pour défendre la loi 101. Même si elle faisait consensus, cette loi, qui marquait l’arrivée à maturité de la politique linguistique québécoise, qui était le fruit de plusieurs commissions d’enquête, de consultations sans précédent dans l’histoire du Québec et d’un débat démocratique auquel tous les citoyens avaient été conviés, cette loi, le Québec devait maintenant la défendre devant les neufs magistrats siégeant à Ottawa. Dans l’arrêt Ford, confirmant le jugement de la Cour d’appel du Québec, la Cour suprême invalidait les dispositions de la loi 101 qui exigeaient généralement l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial. Celles-ci étaient jugées contraires aux chartes des droits, telles qu’interprétées depuis 1982. La Cour suprême ajoutait toutefois que la nette prédominance du français pourrait se justifier au regard de ces chartes. Constatant les modifications apportées à la loi 101, alors que le législateur québécois y intégrait cette suggestion, en partie en 1988, puis complètement en 1993, Aquin y verrait la confirmation d’un Québec « fonctionnarisé ».

La fonctionnarisation du Québec

Hubert Aquin proposerait l’analyse suivante : pour le Québec « fonctionnarisé », la loi 101 se voyait renforcée par l’intégration de la nette prédominance. Car dans sa nouvelle mouture, la politique linguistique québécoise se voyait « acceptée » par le pouvoir central. « Le Canada français, depuis qu’il est encadré par une structure qu’il n’invente pas », de dire Aquin, « ne connaît pas d’autre responsabilité, ni d’autre inconvénient que ceux qui sont inhérents à la subordination de toute fonction à un organisme ». Employé « par de grands patrons inébranlables et justes », le Québec pouvait se réjouir de la nette prédominance, un concept suggéré par la Cour suprême, qui prouvait, selon les mots de l’auteur, « qu’il ne tient qu’à nous de nous faire valoir » auprès du pouvoir central. Dans cette logique, dira Aquin, il n’y a pas d’autre destin pour les Québécois que celui de « justifier leur existence », de chercher la reconnaissance du pouvoir central. Le « Canada français, fonctionnaire collectif, ne fait pas d’histoire et n’en veut pas avec ses patrons », d’ajouter Aquin. Selon ce dernier, la nette prédominance, finalement acceptée au Québec, ne serait qu’une illustration de sa subordination qui s’exprimerait comme celle d’un fonctionnaire acceptant ses fonctions.

Fini donc les prétentions « globalisantes » de la culture du Québec, pour reprendre les mots d’Aquin. Le projet québécois passerait de la volonté d’être à celui de devenir « indispensables à la destinée de l’Autre ». Pour l’auteur, « l’existence du groupe canadien-français ne peut se justifier que si, demeurant greffé à sa majorité anglophone, celle-ci en arrive à ne plus pouvoir se passer de celui-là ». Désormais, avec l’intégration dans la loi 101 d’une version adaptée au Québec du bilinguisme canadien, Aquin affirmerait que le « Canada français » détient un rôle « dans une histoire dont il ne serait jamais l’auteur ». Mais une histoire rassurante et apaisante ; le Québec n’aurait pas à en assumer les possibles travers. « L’Histoire étant évidemment dévolue au peuple canadien-anglais, il ne nous resterait qu’à la prendre comme on prend un train », de rappeler Aquin. La loi 101 pourrait devenir une grande loi canadienne.

Puis dans ce rôle de « fonctionnaire », c’est, selon Aquin, « l’État fédéral qui nous protège contre nous-mêmes ». En 2001, lorsqu’on contestait pour une deuxième fois la validité des dispositions de la loi 101 sur l’affichage commercial (en l’occurrence l’exigence de la nette prédominance), la Cour d’appel confirmait, dans l’arrêt Entreprises W.F.H., qu’il revient aux commerçants qui préfèrent le simple bilinguisme à la nette prédominance de prouver que cette dernière mesure ne se justifie plus comme elle se justifiait aux yeux de la Cour suprême en 1988. Grâce à l’arrêt Ford, le fardeau de preuve reposait désormais sur les commerçants fautifs. Québec n’avait donc plus besoin de voler au secours de la loi 101 ; un arrêt de la Cour suprême s’en chargerait. Comme l’écrivait Aquin, en tant que « fonctionnaire », le Québec « jouit de tous les avantages de la fonction (salaire, honneurs, sécurité, promotion) ». Seul bémol : le débat pouvait reprendre, obligeant les Québécois à constamment revenir « justifier leur existence ». Un tel climat ne pourrait qu’entretenir la « fatigue culturelle » du Québec telle que la pressentait Aquin.

La fatigue culturelle du Québec

Ce qui nous ramène à l’affaire Boulangerie Maxie’s. Même s’il pouvait à nouveau se rabattre sur l’arrêt Ford pour justifier la nette prédominance, le procureur général du Québec n’en tenait pas moins « le mauvais rôle », comme le rappellerait Aquin. Car tout le débat reposait sur une admission : les dispositions en cause de la loi 101 constitueraient une violation des droits protégés par les chartes canadienne et québécoise des droits. Il s’agissait alors pour les tribunaux de vérifier si la nette prédominance demeurait une entorse qui se justifie.

Le Québec apparaissait dès lors comme la province canadienne qui brime les droits et libertés enchâssés dans la Constitution du pays tel qu’ils sont interprétés par la Cour suprême, en violation avec le projet que le Canada s’est donné en 1982. Faisant cavalier seul, le Québec serait, aux yeux du Canada, ainsi que l’indiquerait Aquin, comme « un empêchement, un boulet de canon, une force d’inertie qui brise continuellement les grands élans de la majorité dynamique par ses revendications et sa susceptibilité ». D’ailleurs, la décision de la Cour du Québec regorge de témoignages de commerçants fautifs, défenseurs autoproclamés de la communauté anglo-québécoise, affirmant se sentir comme des « citoyens de seconde zone », « vivant dans la peur », « discriminés », « humiliés, diminués et marginalisés » sous la loi 101 (traduction libre). En voulant faire du Québec un État de langue française, les Québécois apparaissaient, en quelque sorte, comme des bourreaux. Comme soulignait Aquin, ceux-ci se poseraient la question : ne vaudrait-il pas mieux abandonner le projet, « fatigués à la seule pensée qu’il faudrait faire un effort pour exister en dehors du système d’acceptation et de grandeur » imposé par le pouvoir central ?

Devant la Cour du Québec, le procureur général du Québec prenait les devants et présentait une preuve de la fragilité du français. Selon son témoin expert, les données récentes démontreraient que « le français comme langue d’usage poursuit sa trajectoire vers un statut de langue minoritaire » sur l’île de Montréal (traduction libre). Sa conclusion était sans ambiguïté : « la population francophone du Québec déclinera inévitablement » (traduction libre). Au terme du débat, la validité constitutionnelle de la nette prédominance était confirmée. La preuve n’indiquait pas que la situation du français au Québec s’était améliorée au point où les dispositions en cause de la loi 101 ne se justifiaient plus. C’était donc la fragilité du français qui en permettait le maintien.

Évidemment, la loi 101 ne se résume pas à ses dispositions sur l’affichage. Il faut néanmoins reconnaître l’importance des questions posées dans l’affaire Boulangerie Maxie’s du fait qu’elles se posent à chaque décennie depuis l’adoption de la loi 101 en 1977. Si la Cour d’appel confirmait le jugement de la Cour supérieure en se fondant sur la fragilité du français, c’est le déclin, plutôt que la volonté d’être, qui pourrait apparaître comme le moteur de la politique linguistique québécoise. Puis, avec le déclin vient la fatigue. La répétition des mêmes contestations vis-à-vis de la loi 101, des mêmes justifications, pourrait, selon les termes employés par Aquin, alimenter « un peuple blasé qui ne croit ni en lui ni en rien ». Avec la fragilité érigée en projet de société, ne serait-il pas « beaucoup plus reposant de cesser d’exister », comme l’écrivait Aquin ? Pour ce dernier, la « culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance ».

Le jugement du 12 avril dernier est, rappelons-le, passé complètement inaperçu. Les Québécois ne se soucient peut-être plus du statut de leur langue comme ils s’en souciaient au moment de l’adoption de la loi 101. Même que les jugements de la Cour du Québec et de la Cour supérieure n’ont été publiés qu’en anglais. Dans un État où la langue officielle demeure le français, mais où les jugements traitant du statut de cette langue ne sont publiés qu’en anglais, Aquin ne manquerait pas d’y voir un signe de fatigue culturelle. « [L] » auto-punition, le masochisme, l’auto-dévaluation, la « dépression », le manque d’enthousiasme et de vigueur », voilà de quelles façons s’exprime cette fatigue selon l’intellectuel. Peut-être y ajouterait-il aujourd’hui « l’indifférence ». Peut-on sortir de cette fatigue ? Aquin n’en doutait pas : « Un jour, nous sortirons de cette lutte, vainqueurs ou vaincus. » Cela sonne comme un possible ou une condamnation.

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