Avocat et doctorant en droit à l’Université de Sherbrooke. Il est l’auteur d’une étude sur l’affaire Caron à paraître en décembre 2015 dans un ouvrage collectif publié aux Éditions Yvon Blais. Il s’exprime ici à titre personnel.
Même si les métis croyaient en 1870 que l’annexion de leurs territoires au Canada était accompagnée d’une promesse de respect du bilinguisme législatif qui y était pratiqué depuis des décennies, l’Alberta, créée en 1905 à partir de ces territoires, n’a pas l’obligation d’adopter ses lois en anglais et en français. La Cour suprême, dans un jugement majoritaire, arrive à cette conclusion en interprétant les documents constitutionnels de l’époque à la lumière du contexte historique entourant leur rédaction et leur adoption. Les termes utilisés par les acteurs politiques de 1870 pour enchâsser dans la Constitution cette promesse alléguée seraient beaucoup trop vagues pour qu’ils puissent exiger de l’Alberta qu’elle adopte ses lois en anglais et en français. Qu’est-ce que ce raisonnement implique pour le Québec, lui qui avait été contraint au bilinguisme législatif dans un jugement rendu par la Cour suprême en 1979 (l’affaire Blaikie)?
Règle générale, le plus haut tribunal du pays suit et applique ses précédents. Mais en présence d’une évolution importante du droit, celui-ci peut être appelé à réexaminer une décision qu’il a rendue dans le passé. En 1979, jamais la Cour suprême n’a pris en considération le contexte historique entourant la disposition constitutionnelle qui imposerait au Québec l’obligation d’adopter ses lois en français et en anglais, contrairement à la démarche préconisée maintenant par les juges majoritaires dans l’affaire Caron. Le raisonnement exposé dans l’affaire Caron pourrait en conséquence constituer une évolution importante du droit justifiant le réexamen de l’affaire Blaikie. Mais il y a plus.
La Cour suprême peut être appelée à réexaminer une décision qu’elle a rendue dans le passé lorsqu’elle se trouve devant une nouvelle question de droit. L’affaire Caron en est l’exemple tout désigné. En 1988, la Cour suprême concluait, dans un jugement majoritaire (l’affaire Mercure), que l’Alberta (et la Saskatchewan) avait enfreint l’obligation d’adopter ses lois en anglais et en français depuis sa création en 1905, mais que sa loi constitutive lui donnait le pouvoir de se déclarer rétroactivement unilingue anglaise, ce qu’elle fit. Or, malgré ce précédent, la Cour suprême accepte dans Caron de revoir l’enjeu du bilinguisme en Alberta puisqu’elle juge être confrontée à une nouvelle question de droit. Mercure portait sur le maintien en Alberta (et en Saskatchewan) du bilinguisme qui lui était applicable lorsque son territoire était soumis à la loi constitutive des Territoires du Nord-Ouest, alors que l’enjeu dans Caron était de déterminer les implications de la promesse faite aux Métis lors de l’annexion de leurs territoires au Canada en 1870. À ce compte, Blaikie pourrait être pour le Québec ce que Mercure était pour l’Alberta.
On se souvient, la Charte de la langue française (ou loi 101), dans sa première version, faisait du français la langue de tout le processus législatif québécois. Même si l’administration publique devait publier une traduction anglaise des lois de l’Assemblée nationale et des règlements du gouvernement du Québec, seul leur texte français avait dorénavant valeur officielle. Dans Blaikie, si la loi 101 entrait en conflit avec une disposition constitutionnelle imposant le bilinguisme législatif, le procureur général du Québec plaidait que le Parlement québécois avait le pouvoir de l’abroger. Rejetant l’argument, la Cour suprême concluait automatiquement à l’existence d’un recours judiciaire lui permettant d’invalider la loi 101 dans la mesure où cette dernière contrevenait au bilinguisme législatif prévu dans la Constitution. Ainsi, jamais n’a-t-elle étudié la possibilité que la violation de la disposition constitutionnelle obligeant le Québec à adopter ses lois en français et en anglais puisse donner droit à un recours politique plutôt que judiciaire. L’hypothèse pourrait constituer une nouvelle question de droit justifiant le réexamen de l’affaire Blaikie.
À l’époque de la Confédération, les protections élaborées en faveur de la communauté anglo-québécoise étaient comprises dans des dispositions constitutionnelles offrant en cas de violation un recours politique plutôt que judiciaire. Par exemple, toute loi québécoise empiétant sur des gains faits après 1867 par les écoles protestantes en matière d’enseignement confessionnel pouvait être contrée par une loi remédiatrice adoptée par le Parlement fédéral. La douzaine de circonscriptions électorales québécoises réputées à majorité anglophones pouvait subir des modifications, mais uniquement avec l’accord majoritaire des élus de ces circonscriptions. Le Conseil législatif (le sénat québécois), dont les membres, propriétaires, devaient provenir de façon disproportionnée de la communauté anglo-québécoise, pouvait être modifié ou aboli, mais seulement avec l’accord majoritaire de cette chambre. Enfin, et plus largement, toute loi québécoise pouvait être désavouée par le Parlement fédéral. Ainsi, à chaque occasion, la limite à la souveraineté du Parlement québécois pouvait être sanctionnée par une procédure politique spéciale plutôt que par un recours devant les tribunaux. Pourquoi en serait-il autrement de la protection offerte à l’anglais dans le processus législatif québécois? À l’époque de la Confédération, on pouvait avoir institué une protection fondée sur la réciprocité politique entre le Québec et le fédéral : le non-respect d’un certain standard de bilinguisme législatif par l’un des partenaires pouvait provoquer son non-respect par l’autre partenaire. Le maintien du bilinguisme se voyait donc garanti par un avantage politique réciproque. Dans la mesure où le Québec revenait, par exemple, aux dispositions originales de la loi 101 en matière de langue de législation, l’hypothèse du recours politique pourrait, à titre de nouvelle question de droit, provoquer le réexamen de l’arrêt Blaikie.
L’affaire Caron offre une occasion.