Le cinéma américain multiplie les films qui mettent en scène des présidents, réels ou fictifs. Le cinéma français en offre quelques-uns, de même que bon nombre de films sur l’exercice du pouvoir. Rien de tel dans le cinéma québécois. Tout au plus croise-t-on Maurice Duplessis.
Michel Coulombe1.
À l’ère de la plateformisation des produits culturels, la diversité culturelle s’érode et les publics sont accaparés par les œuvres qui reflètent l’imaginaire des grandes puissances cinématographiques. Des séries comme House of Cards, The West Wing, Designated Survivor ou encore The Crown ont captivé un auditoire mondial atteignant des centaines de millions de téléspectateurs. Ces séries à succès mettent en scène les institutions politiques des États-Unis et du Royaume-Uni qui, en dépit de leurs défauts, stimulent l’imaginaire du monde occidental.
On peut comprendre que les grandes puissances accordent de l’importance à la realpolitik dans leur cinématographie, mais qu’en est-il des petites nations ? Il y a vingt ans, il aurait été très compliqué de répondre à cette question, car les productions cinématographiques des autres pays ne nous parvenaient qu’au compte-goutte. Même si certains considèrent que la mondialisation a eu des effets délétères sur la diversité culturelle, il n’en demeure pas moins qu’elle a élargi les horizons des spectateurs. Grâce à des entreprises comme Netflix, on peut maintenant avoir accès à des productions culturelles qui proviennent de presque tous les pays du monde ce qui permet de faire des comparaisons et d’explorer de nouvelles problématiques comme, par exemple, celle des rapports au politique dans les pays scandinaves. Récemment, la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège ont produit des séries télévisuelles remarquables qui se déroulent dans le milieu politique en mélangeant intrigues policières et jeux de pouvoir.
Le Danemark, pays de 6 millions d’habitants, se démarque avec deux séries consacrées à la vie politique : soit Borgen (4 saisons, 2010-2022) et The Killing (3 saisons). Borgen met en scène une femme qui devient première ministre et qui tente de concilier vie privée et vie publique. La série montre aussi les jeux de coulisse dans un gouvernement de coalition et les relations entre le pouvoir et les médias. Elle aborde enfin les enjeux écologiques avec la découverte de pétrole au Groenland qui doit négocier son indépendance. The Killing combine intrigue policière et politique gouvernementale. Cette série expose les relations complexes entre le gouvernement danois, les services secrets, l’armée et la police. Elle raconte les péripéties d’une enquêtrice déterminée et courageuse qui doit naviguer entre les pouvoirs économiques et les dirigeants danois pour résoudre des affaires criminelles. Ce thriller captivant et sombre a été adapté par les Américains.
La Finlande, pays de 5,5 millions d’habitants, a produit une série Deadwind (3 saisons, 2018) qui s’inspire de la série danoise The Killing et met en scène une policière déchirée entre ses responsabilités professionnelles et ses devoirs de mère. Elle enquête sur des meurtres complexes mêlant intérêts écologiques, politiques et financiers avec des délits de corruption et de drogue. Signalons deux autres thrillers finlandais de grande qualité, Bordertown (2016) et Octobre (2021), qui sont exclusivement des enquêtes policières.
La Norvège avec ses 5,5 millions d’habitants figure aussi au palmarès des séries politiques avec Occupied (3 saisons, 2015-2020) et le film Utøya, 22 juillet (2018). À la suite de l’élection d’un gouvernement écologiste, la Norvège décide d’abandonner la production des énergies fossiles alors que l’Europe fait face à une crise énergétique. Les dirigeants européens mandatent la Russie pour enlever le premier ministre norvégien et occuper la Norvège. Sous la tutelle de la Russie, le gouvernement norvégien est forcé de reprendre la production de pétrole. Cette occupation met les citoyens devant le dilemme de la résistance ou de la collaboration ? Résister, au risque de tout sacrifier à des idéaux patriotiques et démocratiques abstraits, ou s’accommoder de cette omniprésence russe qui perturbe si peu, en apparence, l’ordre des choses ? Jo Nesbo, l’auteur de la série, voulait susciter une réflexion sur l’idée de démocratie et sur la réaction du peuple face à sa disparition progressive sous occupation étrangère.
Le film Utøya, 22 juillet aborde un registre différent et relate l’attaque terroriste d’un extrémiste de droite contre le Parti travailliste norvégien. Ce 22 juillet, une bombe avait d’abord tué huit personnes au siège du gouvernement norvégien. Le terroriste pensait tuer la première ministre, Gro Harlem Bruntland. Quelques heures plus tard, il attaque une réunion des jeunes travaillistes sur l’île d’Utøya afin d’éliminer les jeunes cadres du parti faisant 69 victimes. Le film fait vivre de l’intérieur l’horreur de cet événement comme ont pu le ressentir les nombreux militants prisonniers sur l’île d’Utoya.
La Suède (10 millions habitants) est réputée pour ses productions de thrillers policiers. La célèbre série Millénium (2010), explore en toile de fond les relations entre le monde des affaires et les médias. L’intrigue met aussi en scène un ancien espion russe recruté par les services secrets suédois qui agit dans l’ombre. Dans la série Thin Ice (2020, 8 épisodes), on met en scène la problématique du climat et des énergies fossiles comme enjeu des relations internationales. La ministre suédoise des Affaires étrangères propose un traité interdisant le forage pétrolier au Groenland. Au moment où le Conseil de l’Arctique se réunit, un navire suédois est attaqué et l’équipage pris en otage. Alors qu’une détective suédoise, témoin de l’attaque, mène l’enquête, le ministre russe exige que la réunion soit annulée. La ministre suédoise est face à un choix : céder à la terreur ou se battre pour le climat ? La série montre l’incompétence du système politique à faire face au changement climatique parce que les politiciens se préoccupent uniquement des intérêts immédiats et de leur propre image publique. Ils sont incapables de répondre aux menaces qui ne sont pas immédiates.
Comme on vient de le voir dans les pays nordiques, les créateurs, écrivains, scénaristes, réalisateurs et producteurs ne craignent pas d’investir dans la représentation de la vie politique de leur pays alors qu’au départ ils s’adressent à de petits marchés et qu’ils s’expriment dans des langues peu accessibles à l’étranger. Il est pour le moins étonnant de constater que le cinéma québécois, quant à lui, se montre frileux à traiter le monde de la politique alors qu’on dispose d’une langue qui est parlée par plus de deux cents millions de personnes et que nous disposons des ressources humaines, financières et techniques comparables à celles dont disposent les créateurs des pays nordiques. Ce qui est normal pour les autres ne semble pas l’être pour nous.
Si on accepte l’idée que les œuvres de fiction représentent et façonnent l’identité culturelle d’un peuple, il faut reconnaître qu’au Québec, notre production culturelle entretient un rapport distancié avec la réalité politique. Comme le montre bien Michel Coulombe, qui a visionné un corpus de plus de 600 films, les œuvres de fiction au Québec n’aiment pas traiter de sujets politiques. La représentation de la vie politique se retrouve principalement dans des drames historiques comme celui de Michel Brault Les ordres (1974) ou celui de Pierre Falardeau Octobre (1994), ou encore dans des documentaires comme Duplessis et après ou dans les miniséries biographiques comme celles de Denys Arcand sur Duplessis (7 épisodes diffusés en 1978) ou sur René Lévesque, René ou le destin d’un chef, 8 épisodes, diffusés en 2006.
Force est de reconnaître que si la politique n’est pas complètement absente des films québécois, l’image du politicien est traitée de façon négative : cynique, manipulateur, menteur, profiteur, etc. La politique n’est pas un univers fréquentable, ce n’est pas fait pour nous. L’exercice du pouvoir politique est mal perçu et ne conduit pas à la réalisation de projets bénéfiques pour la collectivité. Il n’y a pas de héros positifs qui en émergent.
À notre connaissance, durant les vingt dernières années, le Québec n’a produit que deux séries de fiction consacrées à la vie politique, soit Bunker le cirque (11 épisodes) et La maison bleue (3 saisons de 10 épisodes de 20 minutes) écrite et réalisée par Ricardo Trogi. Vue à travers ces productions, la politique au Québec, ce n’est pas une chose sérieuse, c’est un univers dont il faut se moquer. Comme l’indique le titre de la série Bunker créée par Luc Dionne, la vie politique est représentée sur un mode satirique, comme un cirque. Pour sa part, Ricardo Trogi reconnaît qu’il a voulu faire rire de la vie politique. Les mises en situation visent à ridiculiser les prétentions québécoises à se libérer du Canada. 25 ans après l’accession à l’indépendance, les Québécois tergiversent toujours et se demandent s’ils ne devraient pas retourner dans le giron canadien tellement les politiciens sont ineptes. Au Québec, la politique est tournée en dérision. On s’intéresse moins aux grands enjeux politiques qu’aux niaiseries de la vie quotidienne : « ce qui m’intéresse surtout, ce sont les petits détails et les problèmes niaiseux2 ». En multipliant les situations loufoques où se ridiculisent les politiciens québécois, la série montre que le peuple québécois est trop stupide pour se diriger lui-même.
Sur un autre registre, un des rares films qui met en scène la politique québécoise, Arlette, (2022) le fait aussi sur le mode satirique, mais moins déjanté que la série de Trogi, en se concentrant sur les jeux de pouvoir entre ministres et sur le rôle machiavélique du premier ministre. Dans ce film, la réussite politique relève de la gestion de l’image, ce qui n’est pas faux, mais nettement réducteur. De plus, l’héroïne qui est nommée ministre de la Culture se demande même ce qu’elle est allée faire dans cette galère, comme si elle n’avait pas elle-même de projet politique précis à défendre. Ce choix montre à quel point notre vision du monde politique est étriquée et enfermée dans les limites imposées par notre statut provincial puisqu’on oublie allégrement de traiter des fonctions régaliennes de l’État, celles-ci relevant de l’État fédéral. Dans la filmographie québécoise, le Québec est aussi absent de la scène mondiale. Lorsque nos films se passent à l’étranger comme Un dimanche à Kigali, les questions internationales servent surtout de décors au traitement de problèmes personnels.
Comment expliquer que notre imaginaire et nos productions culturelles soient repliés sur des problématiques individuelles et qu’elles occultent ou ridiculisent le monde de la politique ? Pourquoi cet univers rebute-t-il notre imaginaire ? Je ne me lancerai pas dans un essai de psychologie collective pour trouver une réponse à ces questions. Mais, on peut se demander pourquoi nous différons dans notre rapport au politique des autres sociétés comparables à la nôtre en termes de niveau de vie et de population.
Comme les facteurs économiques ne sont pas des variables explicatives compte tenu de nos ressources financières et de nos compétences techniques, on peut avancer une autre hypothèse pour expliquer cette différence culturelle ; celle-ci ne serait-elle pas le fruit de la relation de co-construction entre l’imaginaire et la réalité ? Si on part du principe qu’on ne peut parler que de ce qu’on connaît ou de ce qu’on a expérimenté, on peut en déduire que le statut de dépendance politique de la société québécoise limite les champs de la représentation culturelle. Ne pas être un pays indépendant empêche la création d’œuvres qui expriment la réalité du pouvoir politique dans sa grandeur et ses misères. Comme l’exercice du pouvoir dans le cadre d’un État normal ne nous est pas permis, il est forcément difficile d’imaginer les situations et les problèmes que cela implique. Notre imaginaire est borné par l’univers étriqué d’un cadre provincial qui ne permet pas d’accéder aux affaires du monde. La politique est pour nous le monde de l’impuissance et de la déception. Elle n’est pas source de grandeur, ni pour les individus ni pour la collectivité. Nous sommes condamnés à nous dévaloriser et à rire de nous-mêmes à gorge déployée. u
* Politologue.