Par l’écriture d’une œuvre, un auteur cherche à témoigner de son expérience, à exprimer une vision du monde et/ou à faire comprendre un phénomène ou une situation. Il veut transmettre un message à ses contemporains et peut espérer que son livre rejoindra des lecteurs plus éloignés dans le temps. Mais rares sont les livres qui passent à la postérité. La très grande majorité d’entre eux sont oubliés, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé de public, ou parce qu’ils ne correspondaient pas aux normes culturelles de l’époque et qu’ils ont été exclus de l’institution littéraire, ou enfin parce qu’ils ont été censurés par les autorités religieuses et politiques.
De Trobriand appartient à cette tradition d’aristocrates libéraux qui, de La Fayette à Chateaubriand et à Tocqueville, admiraient le modèle politique américain. Il avait auparavant publié un premier roman, Les gentilshommes de l’Ouest, qui relatait les insurrections de la Vendée. Il s’exile aux États-Unis en 1841 où il collabore au Courrier des États-Unis, journal des Français de New York et s’engage plus tard dans la milice française de New York, appelée les gardes La Fayette, et prend part à la guerre de Sécession pour combattre l’esclavagisme. Il devient même le deuxième Français à accéder au grade de général de l’armée américaine après La Fayette.
L’éditeur explique dans une note liminaire qu’il publie ce livre pour servir la cause de l’humanité et inspirer des sentiments de honte aux vainqueurs : « L’histoire du Rebelle n’est pas celle d’un individu en particulier ; c’est celle de mille jeunes hommes, au cœur haut placé, qui virent leur carrière interrompue, leur avenir à jamais brisé par un de ces accidents populaires dans lesquels ils jouèrent leur existence pour d’intimes, pour de chères persuasions » (p. 5). Son objectif était de glorifier l’action des Patriotes.
L’action se déroule à Saint-Charles. L’auteur justifie la prise des armes par les Patriotes et explique que cette action révolutionnaire est nécessaire pour changer un régime politique fondé sur l’oppression (voir p 9 et 10). Il rappelle de façon synthétique l’histoire constitutionnelle qui a mené aux révoltes populaires. Cette analyse réalisée à chaud quelques années après les rébellions et inspirée par l’esprit libéral est éminemment moderne et correspond à l’analyse des historiens d’aujourd’hui.
Relatant la pendaison de l’effigie du gouverneur général du Bas-Canada, l’auteur met dans la bouche des personnages des propos selon lesquels le combat des Patriotes était motivé par la recherche de la justice pour le peuple et une forte conscience de l’oppression : « Mylord ! s’écria un troisième d’une voix forte en s’adressant à l’image du supplicié, vous vous êtes rendu coupable de lèse nation en opprimant le peuple contre toute vérité » (p. 12). Il dénonce aussi le rôle de l’Église qui a trahi le peuple en prêchant la soumission à l’ordre britannique.
Ces prémisses politiques posées, le récit met en scène un jeune Canadien, Laurent de Hautegarde, déchiré entre ses sentiments amoureux pour Alice Mac Daniel dont la famille est loyale au régime et son engagement patriotique. La jeune fille tente de l’empêcher de se rendre à une assemblée politique où elle craint que les passions de la foule ne dégénèrent. Il lui répond : « Vous ne voudriez pas, Alice, que l’homme que vous aimez manquât à ses devoirs envers son pays, envers sa religion, envers ses frères » (p. 15). Le père et le frère d’Alice sont loyalistes et s’opposent aux revendications des Canadiens. Elle lui pose un ultimatum : « Laurent ! vos funestes convictions vous ont déjà presque enlevé un second père et un frère. Voulez-vous donc leur sacrifier votre femme ? » (p. 17) Lorsque la foule veut s’en prendre au frère d’Alice, Denis Mac Daniel, Laurent s’interpose et tente de les dissuader de pendre le jeune homme. Il les détourne de leur projet funeste pour les entraîner à l’assemblée publique où 10 000 personnes attendent les orateurs. Laurent prend alors la parole pour dénoncer les exactions du gouvernement colonial. Il conclut son discours en incitant ses compatriotes à se révolter : « le gouvernement anglais n’a souci que de soutenir l’insolence de ses créatures. À elles nos deniers, à elles nos terres, à elles les honneurs : à nous l’oppression, l’insulte, le mépris ! » (p. 26)
L’auteur fait ensuite entrer en scène un autre personnage, le conseiller législatif Barterèze1, ancien partisan des Patriotes qui a viré capot pour favoriser ses intérêts financiers et obtenir la main de la jeune Alice. La foule échauffée par les discours organise un charivari devant la maison du conseiller. Laurent intervient de nouveau en pacificateur pour inciter le conseiller à quitter le village puisque celui-ci a trahi la cause du peuple. En s’obstinant à rester, il ne fait qu’aviver la colère du peuple.
Quelques semaines plus tard, un inconnu se présente et demande l’asile à Laurent en lui remettant une lettre attestant qu’il appartient aux Fils de la liberté. Il lui explique les escarmouches qui les ont opposés au Doric Club à Montréal. Il lui rapporte aussi les manœuvres du vieux Barterèze auprès du père d’Alice pour le convaincre de lui accorder la main de sa fille. Il persuade Laurent de l’accompagner pour libérer des compagnons de lutte emprisonnés à quelques lieux du village. Celui qui les garde n’est nul autre que le frère d’Alice qui est tué dans l’opération de libération. Le sang versé séparera les deux amoureux.
Mêlant le destin individuel au collectif, l’auteur raconte ensuite les batailles de Saint-Denis et de Saint-Charles où le jeune Laurent doit prendre le commandement des troupes. « Les insurgés privés des armes nécessaires à ce genre de combat furent culbutés par les Anglais mieux pourvus et plus nombreux. Le dernier qui resta à son poste dans la déroute générale fut Laurent de Hautegarde. » (p. 56) Dans la confusion, il réussit à quitter le champ de bataille laissant le village à la merci vengeresse du vainqueur, l’insurrection canadienne est étouffée. L’auteur termine le roman en racontant les exécutions qui ont lieu au Pied du courant.
Ce roman prend la défense de la cause des Patriotes et montre que la révolte était nécessaire. « Les patriotes ont-ils fait autre chose que s’opposer à la mise à exécution de ces mandats d’amener ? Et n’était-ce pas leur devoir de repousser ces monstrueuses illégalités ? Que le sang versé retombe donc sur la tête de ceux qui l’ont fait répandre. » (p. 65) L’auteur justifie l’action révolutionnaire tout en exposant les conséquences néfastes qu’elle peut entraîner pour l’individu qui s’y engage.
Cette thèse allait à l’encontre de l’idéologie de soumission prônée par l’Église catholique qui a réussi pendant un siècle à éradiquer l’esprit révolutionnaire de la culture politique canadienne-française. Pas étonnant que les autorités aient tenté d’empêcher la distribution de ce livre. L’imprimeur-libraire Louis Perrault qui le distribuait à Montréal fut condamné à six mois de prison et à 200 livres d’amende pour l’avoir vendu. Selon le journal Le Fantasque du 7 avril 1842, il aurait eu le temps d’en vendre 300 exemplaires avant la saisie. Trobriand a réagi à cette interdiction de diffusion le 2 avril 1842 dans une lettre au Courrier des États-Unis dans laquelle il tentait d’amadouer les autorités : « Le Rebelle n’est qu’une esquisse… Mettre à l’index ce croquis littéraire, c’était en augmenter de beaucoup l’importance. » Le roman a connu par la suite trois rééditions plutôt confidentielles, dont une première, incomplète, dans la revue Le littérateur canadien, en 1860, une seconde en 1882 dans Les Nouvelles Soirées canadiennes, puis une dernière en 1968 dans Réédition-Québec.
Heureusement, grâce à la technologie moderne et à Wikipédia, ce livre peut connaître une renaissance et sortir de l’oubli puisqu’il est maintenant accessible à tous sur le web.
1 Il s’agit sans doute une référence euphonique au conseiller Debartzch considéré comme traître par les Patriotes.
* Politologue.