L’aventure Vincennes en pays d’Amérique

À l’ouest du village de Beaumont, premier établissement de la Côte-du-Sud, se trouve un grand parc municipal au fond duquel on peut apercevoir le Moulin de Vincennes. Un bâtiment s’agrippant péniblement, mais durablement à une haute falaise donnant sur le Saint-Laurent, juste en face de l’ile d’Orléans. Un panorama exceptionnel.
Début du périple : Vincennes à Beaumont-Bellechasse (1672)

À l’ouest du village de Beaumont, premier établissement de la Côte-du-Sud, se trouve un grand parc municipal au fond duquel on peut apercevoir le Moulin de Vincennes. Un bâtiment s’agrippant péniblement, mais durablement à une haute falaise donnant sur le Saint-Laurent, juste en face de l’ile d’Orléans. Un panorama exceptionnel. Ce moulin était jadis au cœur de la Seigneurie du même nom. Concédée par Jean Talon en 1672 à François Bissot (occupant de la première concession de Lauzon en même temps que Guillaume Couture), cette seigneurie de Vincennes est relativement petite en superficie, mais elle s’avérera toutefois fort industrieuse.

Ce sieur Bissot deviendra un des premiers grands entrepreneurs de la Côte-du-Sud. Associé à nul autre que Louis Jolliet, célèbre découvreur du Mississippi, il mène des activités de commerce jusque dans l’Archipel de Mingan et démarre une industrie de la tannerie à Lauzon.

Seront érigés sur ce site de l’actuel parc municipal de Vincennes un véritable espace industriel : trois moulins à eau, un moulin à vent, une glacière, des dépendances, un manoir dont on ne peut aujourd’hui localiser précisément l’emplacement.

Le moulin d’origine est construit en 1733 (même année que l’église de Beaumont, une des plus anciennes du Québec, aujourd’hui classée bien culturel). Chez les spécialistes de l’architecture ancienne, il acquiert la réputation de moulin pittoresque et de témoin fidèle des premières constructions industrielles du régime français. Détruit tragiquement par le feu en 1949, son enveloppe est heureusement reconstruite par les bons soins de la municipalité de Beaumont en 2006. Au cours des années 1940, une fondation dirigée par l’architecte Lorenzo Auger et sur lequel siégeait Onésime Gagnon (premier ministre des Finances non anglophone du Québec) voulait faire du lieu et de son moulin un prestigieux et pittoresque parc floral et architectural évocateur du Québec.

Cédé au gouvernement du Québec en 1951, après la mort d’Auger, le site sera transformé en station touristique et en banal camping provincial. Tout est alors « bulldozé » et nivelé. Une opération qui emporta avec elle de précieux vestiges archéologiques. En 1985, le ministère des Transports en fait cession à la municipalité de Beaumont, afin qu’elle en assure la suite.

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Ce texte est une invitation à découvrir le parcours de deux « remarquables oubliés qui ont fait l’Amérique », pour reprendre les mots de Serge Bouchard et une autre occasion de réfléchir sur l’éternelle question de la place qu’on accorde à notre mémoire collective. Deux cent cinquante ans plus tôt, on se retrouve en 1730, le petit-fils de ce seigneur Bissot fondait Vincennes-Indiana. Puis, un siècle plus tard, en 1840, Étienne Chartier, ce prêtre patriote s’y retrouve en exil.

Vincennes-Indiana de François-Marie Bissot (1730)

Dans ce parc municipal de Vincennes-Beaumont, aucune plaque commémorative rappelant l’importance symbolique et historique du lieu. Une illustration de notre façon expéditive de varloper l’histoire et la mémoire. Par contre, si vous poussez le périple-découverte jusqu’à Vincennes-Indiana, vous y trouverez une plaque ancienne et un monument plus récent, rendant hommage au fondateur venu de la vallée du Saint-Laurent, François-Marie Bissot-de-Vincennes, petit-fils du seigneur de Beaumont.

L’aventure était immense pour gagner, en canot, le territoire du peuple Miami-Illinois au sud du lac Michigan (quelque 1700 kilomètres). De là, on devait rejoindre un sous-affluent du Mississippi, la rivière Ouabache, d’après le nom de langue autochtone « waapaahšiiki » signifiant « rivière qui brille en blanc » et que les Américains rebaptiseront plus tard, consonance anglaise oblige, du nom de Wabash. Pendant 200 ans, cette rivière sera une voie commerciale majeure reliant le Québec au golfe du Mexique via le Mississippi.

Que vient faire le jeune Bissot (17 ans) dans cette lointaine contrée au sud du lac Michigan en 1717 ? Rejoindre son père en mission militaire à Kekionga, village de la tribu des Miamis. Deux ans plus tard, à la suite de la mort de ce dernier, il décide de poursuivre la mission dans les différents forts français déjà établis au pays des Miamis, jusqu’au sud de la Louisiane. Il y gravira rapidement tous les échelons.

En 1730, il est nommé commandant pour tout le territoire de l’Indiana. C’est à cette époque qu’il fonde fort Vincennes. Un fort qui, comme d’autres de son espèce, allait devenir un petit bourg, puisqu’on y fait venir des colons du Québec dans le but d’y commencer un peuplement selon le mode introduit au Québec par Jean Talon.

En 1736, Bissot-de-Vincennes part avec 140 soldats et 266 Amérindiens (Miamis, Iroquois et Arkansas) pour rejoindre le fort de Chartres en Louisiane, sur les rives du Mississippi. C’est lors de ce périple que la troupe est attaquée par les Chickasaw, alliés des Britanniques. Ils sont battus sous le nombre. Une vingtaine de soldats, parmi lesquels l’aumônier et François-Marie sont capturés et emmenés comme prisonniers près de l’actuel lieu de Fulton dans le Tennessee où ils sont brûlés sur un bucher le 25 mars 1736.

Chaque mois de juin, se tient au fort de Chartres une importante commémoration : on y célèbre entre autres la fabuleuse alliance franco-indienne d’Amérique. Une époque historique complètement oblitérée dans notre Québec d’hier et d’aujourd’hui. Gênant et conséquent à la fois.

Vincennes-Indiana à l’époque d’Étienne Chartier (1840)

Qui est Étienne Chartier ? Né en 1798 à Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud, à l’est de Bellechasse, il fait ses études au Séminaire de Québec, est reçu avocat en 1823, puis est ordonné prêtre en 1828. Premier directeur des études du Collège de La Pocatière nouvellement créé, il n’hésite pas une seconde, en véritable cri du cœur lors de son discours d’accueil des élèves, à pourfendre le pouvoir britannique en Bas-Canada et à faire appel à une reprise de notre destinée nationale. Il appelle à la diffusion des connaissances, à la fondation d’écoles partout sur le territoire en vue d’un rapide affranchissement du pouvoir colonial et d’un renouveau politique. Il est rapidement « remercié » par l’évêque de Québec à la demande pressante du Gouverneur. Avocat des Patriotes emprisonnés en 1838, il est mis face à une obligation, comme bien d’autres, de devoir s’exiler aux États-Unis.

C’est donc avec fierté que chaque troisième lundi du mois de mai est remis au « Patriote de l’année en Chaudière-Appalaches » le prix portant le nom d’Étienne Chartier.

Revenons aux années 1839-40, Chartier est réfugié politique aux États-Unis et victime, non pas d’une excommunication par les évêques du Québec, mais, nuance, d’une « ex-corporation » c’est-à-dire un bannissement de toute attache diocésaine. On tient à sauver les honneurs.

À travers les morceaux de correspondance recensés dans sa biographie réalisée par Boileau/Chartier, on peut découvrir, 80 ans après la Conquête et surtout suite à l’avancée du rouleau compresseur américain, ce qui reste du caractère français de la ville de Vincennes devenue capitale de l’État de l’Indiana1.

On connait en effet, peu de choses de l’état de la francophonie du Mid-Ouest implantée à l’époque des anciens établissements français de la grande route du Missouri-Mississipi. On apprend bien sûr du périple que réalise Alexis-de-Tocqueville en 1830 l’amenant de New York/Buffalo/région des Grands Lacs jusqu’à Québec qu’une ville comme Sault-Sainte-Marie en Haut-Canada est toujours entièrement française 70 ans après le Traité de 1763. En est-il de même du côté américain2 ?

Postulons d’abord qu’il subsiste à Vincennes quelque chose de français et de catholique puisque Chartier y est sollicité pour une mission de sacerdoce. On sait aussi qu’à cette époque, le clergé français semble en pleine expansion du côté de cette région des États-Unis. Il y a quelques années, un vieux frère mariste du Séminaire de Sillery me racontait qu’un grand nombre de membres de leur communauté étaient jadis remontés vers le Québec à partir de missions fondées dans cette région des États-Unis.

La mission de Chartier en Indiana débute à l’été 1840 (on est au tout début de l’Acte d’Union), il y est invité par Mgr. Hailandière, évêque de Vincennes. Parti de New York, il doit prendre en charge des religieuses arrivant de France. Il doit les escorter jusqu’en Indiana (réfugié à Burlington, le chef patriote Duvernay est sollicité pour lui expédier ses affaires). Arrivé à Vincennes, Chartier hérite du poste de supérieur du Séminaire tout en devant assumer diverses charges de paroisses et de missions sur le territoire de l’État.

Détail important, à la lecture de sa correspondance, le clergé en poste à Vincennes serait plutôt unilingue français. La plus importante communauté est celle des Frères de Saint-Joseph. Cette situation semble poser problème face aux nouveaux besoins d’une communauté connaissant une importante immigration irlandaise et aussi allemande. L’arrivée de Chartier est jugée utile, car il est capable de communiquer en anglais.

Après cette mission de cinq ans à Vincennes, Chartier est dépêché plus au sud en Louisiane où il nommé curé des Avoyelles, une paroisse de plus de 2156 km2 enclavée entre les paroisses de La Salle, d’Évangéline et des Rapides, des toponymes bien français et des communautés françaises, semble-t-il, toujours vivantes. Chartier revient finalement au Québec, sa patrie de toujours, en 1855, à la suite d’une amnistie des insurgés de 1837.

Plus de 130 ans donc après Bissot de Vincennes, Étienne Chartier aura, dans le cadre d’une mission non pas militaire, mais religieuse, sillonné les mêmes territoires de l’Indiana et de la Louisiane.

Célébrer l’esprit conquérant et le goût de la liberté

Ce voyage tout à fait méconnu de Vincennes-Bellechasse jusqu’aux rives du Mississippi et jusqu’aux confins de la Louisiane, en passant par Vincennes-Indiana illustre à sa façon la grandeur de l’esprit d’aventure et du goût de la liberté de nos ancêtres québécois en continent américain. Des faits d’armes de ce genre sont répertoriés par centaines, mais qu’en faisons-nous ?

La pénétration du continent en convois de rabaskas par voies d’eau à partir de Québec, le soulèvement patriote contre l’armée la plus puissante de l’époque, voici deux fabuleux épisodes fondateurs qui ont marqué la naissance du Québec, mais qui n’ont jamais été racontés, ni à nos grands-parents, ni à nos parents. Pourquoi ? Les manuels d’histoire de nos écoles ne les racontent pas davantage à nos enfants et nos petits-enfants. Pourquoi ?

Il en va pourtant de notre avenir.


1 Étienne Chartier. La colère et le chagrin d’un curé patriote, de Gilles Boileau, publié aux éditions du Septentrion (2010).

2 À ce chapitre, il faut lire le captivant livre de Jacques Vallée, Tocqueville au Bas-Canada. Éditions du Jour, 1973. On y retrouve de précieuses observations de Tocqueville sur son grand voyage en Amérique à travers plusieurs correspondances. Leur rassemblement par Jacques Vallée en fait œuvre considérable sur le plan de la connaissance du Québec.

* Résident de Beaumont.

** Texte tiré d’une allocution prononcée en 2010 au Moulin de Vincennes lors d’une assemblée annuelle de la Société nationale des Québécois de Chaudière- Appalaches, tenue à Beaumont.

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