L’école, laboratoire du multiculturalisme

Chacun croirait faire honte à l’humanité en n’accordant pas du mérite au socialisme. C’est une maladie qu’on redoute. Mais nous avons appris à la conjurer en la nommant meilleure santé
Louis Pauwels

Les idées n’avancent pas toutes seules et dépendent la plupart du temps d’une base sociale, d’un mouvement relativement articulé qui s’assure de leur théorisation, de leur déploiement dans le domaine public et de leur traduction militante au sein de groupes susceptibles de construire les enjeux collectifs autour de ce qu’ils représentent. Le multiculturalisme ne fait pas exception et repose sur une « base sociale » faite d’une constellation d’organisations militantes, paragouvernementales et gouvernementales travaillant à son avancement systématique et à son implantation dans l’appareil d’État.

On trouve dans ce dispositif à la fois technocratique, didactique et médiatique tous les éléments d’un parti multiculturaliste. De la Commission des droits et libertés de la personne à l’Institut du Nouveau Monde, en passant par des centres de recherches comme le CEETUM, le CRIECQ et le CRÉUM, on trouve un milieu qui travaille à transformer l’État québécois en l’investissant d’une philosophie pluraliste susceptible de le transformer de l’intérieur et d’accoucher d’un nouveau régime politique. On n’oubliera pas non plus les nombreux chroniqueurs du système médiatique qui s’empressent de stigmatiser tous ceux qui s’élèvent contre les politiques associées au multiculturalisme en les disqualifiant moralement à partir d’une rhétorique empruntée à l’antifascisme ou à l’antiracisme 1. Ceux qui ont reproché à la commission Bouchard-Taylor de faire l’économie de recommandations concrètes le faisaient à tort. Si les deux commissaires ont certainement refusé d’en appeler à un bouleversement du modèle d’intégration à la québécoise – on ne s’en surprendra pas dans la mesure où ils auront porté sur lui un jugement globalement positif –, ils auront toutefois multiplié les recommandations révélatrices d’une intelligence très fine des moyens par lesquels le multiculturalisme transforme les sociétés occidentales et s’incorpore dans leurs institutions. Autrement dit, les commissaires auront reconnu l’importance de la base sociale au service du multiculturalisme – pour paraphraser les politologues de l’école de Calgary, on parlera du parti multiculturaliste 2 – et auront proposé d’étendre significativement ses moyens, ses ressources, son financement, pour lui assurer une meilleure capacité de piloter la transformation du Québec à partir de son modèle privilégié de « société ».

Précisons-le dès maintenant puisqu’il le faut : il ne s’agit certainement pas de s’imaginer un complot, mais de reconnaître tout simplement que, dans une société relativement ouverte, les acteurs sociaux investissent les sphères de pouvoir qu’ils sont le plus à même d’instrumentaliser. Et le multiculturalisme, quoi qu’on en pense, ne relève pas d’un « fait de l’histoire » ou d’un « approfondissement de l’idéal démocratique » mais doit être pensé comme un projet politique mené par des acteurs sociaux désireux de transformer radicalement les sociétés occidentales. Le multiculturalisme est une révolution politique menée par la voie technocratique et culturelle. Une telle stratégie de contournement du débat démocratique n’est pas surprenante pour une idéologie systématiquement désavouée par la population, d’autant plus que les multiculturalistes n’en finissent plus de diaboliser la souveraineté populaire en l’assimilant bêtement à la tyrannie de la majorité ou au « populisme démagogique3 ». Chose certaine, le fanatisme cosmopolite des milieux qui se disent évolués trouve peu d’écho dans les classes moyennes et populaires4. Malgré les comptines et légendes du multiculturalisme humanitaire qui n’en finit plus de promettre une humanité régénérée par le métissage mondialisé, les Québécois s’entêtent à placer leur identité nationale au centre de l’espace public et ne tolèrent pas sa marginalisation dans une nouvelle « identité » qui reposerait sur la déconstruction de leur expérience historique. On aura beau mener une propagande pour imposer la novlangue de l’égalitarisme multiculturel, le discours pluraliste ne parvient pas à occulter la réalité d’une réalité historique réfractaire à l’ingénierie sociale.

Les multiculturalistes le devinent et le craignent. Ils savent qu’une bourrasque électorale un peu forte pourrait porter au gouvernement une formation politique disposant d’un mandat de réaffirmation de l’identité nationale, à l’exemple de Nicolas Sarkozy au printemps 2007. Au Québec, l’ADQ est passée bien près de remporter les élections de 2007 en faisant un pari semblable à celui du chef de la droite française, en transgressant les tabous du parti multiculturaliste. Les commissaires Bouchard et Taylor l’avaient d’ailleurs constaté dans leur diagnostic : en grande partie, la crise des accommodements raisonnables consacrait l’implosion du multiculturalisme à la québécoise associé à la culture politique post-référendaire. Dans l’establishment pluraliste, on associera cette crise à une montée de « l’intolérance », de « l’ethnocentrisme », de la « fermeture à l’autre » et du « repli sur soi ». De la novlangue pluraliste au français courant, cette affirmation confirme surtout le dépit de la cléricature pluraliste devant la vigueur d’un nationalisme traditionnel héritier de la vieille identité du Québec historique. On ne se surprendra pas alors qu’une des recommandations les plus importantes de la commission Bouchard-Taylor était d’inviter « le gouvernement [à faire] la promotion énergique du nouveau cours d’éthique et de culture religieuse qui doit entrer en vigueur en septembre 2008 5 ». Ce programme qui n’est ni le fruit de l’improvisation, ni celui de l’urgence, malgré ce que plusieurs ont pu en écrire, traduit plutôt les objectifs à long terme de la technocratie pluraliste, comme l’a remarquablement démontré Joëlle Quérin6. L’intense propagande qui accompagne ce cours souligne involontairement l’importance qu’y accorde le parti multiculturaliste 7. On peut y voir l’aboutissement d’un long effort pour piloter à partir du système scolaire une reprogrammation de la conscience nationale, que la novlangue progressiste présente plutôt comme une « ouverture à l’autre » et comme une « citoyenneté respectueuse » dans le cadre de sociétés livrées à l’utopie d’une civilisation post-traditionnelle, post-nationale et post-occidentale.

Le multiculturalisme en milieu scolaire

Le cours ECR est symptomatique de la profonde incorporation de la philosophie pluraliste dans l’appareil gouvernemental et de son détournement du système scolaire à ses fins. Jamais les pluralistes n’ont disposé d’un instrument aussi puissant pour accélérer sa reconstruction de la société québécoise. Mais l’implantation du cours ECR, qui s’est faite dans des circonstances de dissimulation gênante pour la raison démocratique, suscite à la fois controverses et oppositions8. D’un côté, la gauche laïciste fait le procès d’un cours qui réinvestirait l’école dans une perspective religieuse et qui constituerait donc une régression quant à l’héritage de la Révolution tranquille. De l’autre, ce qui reste d’une certaine droite catholique fait le procès d’un cours qui irait contre la liberté de conscience et qui relativiserait la foi des familles chrétiennes du Québec. À gauche comme à droite, on vise bien mal, d’autant plus que le ministère de l’Éducation ne fait pas mystère de ses objectifs idéologiques de piloter la construction d’une nouvelle société, d’un nouveau peuple, ou comme l’a écrit Marie-Andrée Chouinard, le cours doit assurer « la fabrication de jeunes esprits tolérants9 ». Il faudrait acclimater la société québécoise à la diversité et l’école serait l’instrument tout indiqué pour y arriver. ECR est au cœur d’une entreprise de reprogrammation de la matrice identitaire d’une société québécoise selon les exigences du planisme identitaire. Disons la chose plus clairement : il s’agira de construire un nouveau peuple relativement étranger à l’expérience historique de la collectivité québécoise. Un peuple mieux disposé envers le multiculturalisme qui ne risquera plus de se lancer dans une révolte du sens commun. Un peuple fait sur mesure pour l’idéologie multiculturelle, qui sortira des fabriques gouvernementales, d’une école transformée en laboratoire du pluralisme identitaire.

Au centre du cours ECR se trouve la conviction du rôle de l’école dans la construction d’une société multiculturelle. C’est à l’école qu’on assignera à la jeunesse une identité toute neuve qui n’a plus rien à voir avec l’héritage national, une entreprise qui relève du conditionnement idéologique. L’école doit moins éduquer qu’elle doit initier la transformation de la société en grand camp de rééducation. Ainsi, l’école deviendra le lieu où les jeunes générations désapprendront leur culture. L’école ne devra plus transmettre une référence collective, mais conditionner les jeunes générations favorablement envers le pluralisme. Comme l’écrivait Georges Leroux dans une plaquette destinée à assurer la promotion du programme :

[…] l’école pourrait […] concevoir sa mission comme une responsabilité dans le processus qui fait passer chaque jeune de la constatation du pluralisme de fait à la valorisation du pluralisme normatif : de la diversité qu’il observe, tant sur le plan des normes que sur le plan des croyances, il est amené à déduire que la pluralité n’est pas un obstacle à surmonter, mais une richesse à connaître et à intégrer dans sa vision du monde10 .

Il faut bien lire Leroux pour saisir toute la portée de son affirmation : le multiculturalisme n’est pas magnifié chez lui à partir de l’observation de ses effets dans la réalité empirique, mais bien à partir d’une déduction philosophique, d’une théorie de la justice. D’autres le diront avec lui : les sciences sociales ne fournissant jamais des résultats absolument probants, mieux vaudrait s’en tenir aux principes élaborés par les « philosophes11 ». Le multiculturalisme serait moralement supérieur aux collectivités formées dans la matrice historique de la nation. À moins, on y verrait la vieille tentation du roi philosophe. Jamais il n’est envisagé que le « pluralisme » dont il est question ne puisse générer une fracture sociale, une fracture identitaire12.

Il suffit pourtant de suivre l’actualité européenne comme la crise des caricatures au Danemark ou les émeutes à répétition dans les banlieues françaises pour constater que le « pluralisme » a souvent l’allure d’une fragmentation sociale à grande échelle qui avive les tensions entre les sociétés d’accueil et les populations immigrées13. Ici même, les émeutes de Montréal-Nord ont confirmé la désaffiliation de certaines communautés qui entretiennent un rapport d’altérité avec l’identité nationale, au point même où l’un des groupes sortis des émeutes s’est réclamé d’une « république de Montréal-Nord », contestation ouverte de la souveraineté québécoise sur le territoire de la métropole. On pourrait aussi évoquer la régression de la culture québécoise à Montréal symptomatique d’une dynamique de désaffiliation identitaire par rapport à l’ensemble de la nation. Ou encore la relative impuissance à assurer l’acculturation des nouveaux arrivants à la majorité francophone14. Mais quid de l’empirie, des faits qui pourraient contredire la valorisation du pluralisme normatif. Mais rien de tout cela ne pourra être perçu par une jeunesse qui rationalisera systématiquement le déclin de la culture nationale en y reconnaissant seulement un progrès de la diversité. À l’école du multiculturalisme, on imperméabilisera la jeunesse contre le monde réel, on lui apprendra le logiciel traducteur du politiquement correct qui entraîne la confusion entre l’ouverture à l’autre et le reniement de soi. Bien formée au catéchisme multiculturel, la jeunesse québécoise s’initiera à la haine de soi en diabolisant tout ce qui entre en contradiction avec la philosophie pluraliste. Dans la critique des chartes, elle reconnaîtra l’intolérance. Dans celle de l’islamisme, elle discernera sans peine l’islamophobie. Jamais il ne lui sera suggéré que le passage du « pluralisme de fait » au « pluralisme normatif » ne soit pas nécessairement symptomatique d’une « évolution sociale » ou d’une « démocratisation des rapports sociaux ». Le jugement critique, le discernement ne seront plus tolérés par une tolérance hégémonique n’avalisant que les comportements compatibles avec l’idéal pluraliste. Cette école qui valorisera le pluralisme normatif sera ainsi en parfaite conformité avec l’idéologie multiculturaliste qui en appelle de plus en plus à la censure du monde réel et à la conscription des médias dans la diffusion du pluralisme identitaire, au point même de proposer de lourdes sanctions lorsqu’ils auraient l’audace de se dérober à cette tâche15.

Ainsi va la grande rééducation pluraliste. Dans une école où le Jour de la Terre a souvent remplacé la Fête nationale et où la conscience planétaire prend de plus en plus le dessus sur l’expérience historique québécoise, les citoyens du monde en devenir ne seront pas nécessairement dépareillés. Les enseignants passés par les sciences de l’éducation peinant de plus en plus à reconnaître leur mission de transmission d’une culture, on ne trouvera pas nécessairement chez eux une résistance massive au cours ECR. Il y a une vertu d’ignorance associée aux nouvelles théories pédagogiques qui éduquent aux compétences plutôt qu’aux connaissances : la nouvelle génération se présentera comme une page blanche aux ingénieurs sociaux qui pourront ainsi lui prescrire le mandat d’incarner le nouveau peuple nécessaire à la construction réussie de la société multiculturelle. ECR s’inscrit parfaitement dans le cadre de la réforme scolaire. On ne sera donc pas surpris d’apprendre qu’un des exercices pédagogiques suggérés par les formateurs d’ECR consiste à demander aux enfants de dessiner un nouveau drapeau québécois, le fleurdelisé n’étant apparemment pas conforme aux exigences de l’inclusivisme contemporain et de la sociologie antidiscriminatoire16. Mais le multiculturalisme n’est pas le relativisme. Bien au contraire, le cours ECR est porteur de valeurs fortes qui s’inscrivent toutes sous le signe de la Charte des droits et libertés de la personne. Georges Leroux l’affirme à la suite de tous les philosophes pluralistes : le multiculturalisme serait une norme aussi indispensable qu’inatteignable, « les institutions se trouvant toujours en défaut par rapport aux exigences de la diversité17 ». Autrement dit, la révolution pluraliste, jamais terminée, ouvre toujours la porte à une nouvelle critique des institutions, nécessairement radicalisée. Dans sa défense du programme, Leroux va jusqu’à écrire « que seul un processus d’approfondissement de la citoyenneté pourra être considéré comme mesure légitime de la culture publique commune18 ». Traduisons ainsi : c’est en déconstruisant la culture nationale du Québec historique que l’on construira la « culture publique commune » générée à partir de la charte. Car il faut le dire : la culture commune dont se réclament les pluralistes n’est jamais la culture nationale, ou, comme on dit quelquefois, la culture majoritaire, mais bien une culture nouvelle, affranchie de la réalité identitaire du Québec historique. Le Québec n’existe plus qu’à la manière d’une référence nominale sans contenus. Leroux ne prend toutefois pas la peine de préciser que la « légitimité » dont il est question ici n’est pas celle générée par la souveraineté populaire ou l’expérience nationale, mais bien par les « théories de la justice » pratiquées dans l’intelligentsia. Autrement, le parti multiculturaliste serait seul interprète de la légitimité politique dans les sociétés contemporaines. Les chartes de droits qui sont porteuses d’une dynamique transformatrice des institutions entrainent ainsi une inversion généralisée de la démocratie libérale au nom de son accomplissement. Le cours ECR, sous prétexte d’introduire les nouvelles générations aux valeurs communes, les invitera surtout à intérioriser le système idéologique du multiculturalisme progressiste.

Il s’agit […] de mettre en harmonie l’école avec la modernité politique : notre société demeurerait homogène sur le plan des convictions et des croyances que ce principe ne s’en appliquerait pas moins. Ce point conserve toute son importance dans un contexte où une majorité, qu’elle soit attestée ou imaginaire, ou simplement nostalgique d’un passé idéalisé, se trouve toujours prompte à évoquer le milieu métropolitain à l’endroit des régions et du vrai pays. Cet argument n’a cependant pas beaucoup de poids, car l’évolution en cours ne résulte pas d’une modification des volumes ou des groupes, encore moins des concentrations territoriales, mais de la reconnaissance, on voudrait dire, du principe fondamental de l’égalité 19.

Ce genre d’appel à la modernité qui relève surtout de l’intimidation académique faite pour disqualifier à l’avance toute critique sur le plan politique n’en demeure pas moins un appel à ne pas penser fort surprenant de la part d’un philosophe. D’autant plus qu’en pratiquant une herméneutique « progressiste » de la modernité qui l’assimile au déploiement d’une forme de socialisme multiculturel, Leroux avoue à demi-mot que l’immigration massive n’est ici qu’un prétexte pour justifier la désoccidentalisation de l’identité nationale. Peu importe la morphologie identitaire d’une société donnée, les pluralistes nous rappellent qu’elle doit être reconstruire selon le patron de l’égalitarisme multiculturel.

L’argument ne manque pas de culot : la seule manière d’accomplir la démocratie libérale au Québec serait d’accomplir une métamorphose identitaire qui accouchera d’un nouveau peuple. Alors que la démocratie libérale était traditionnellement un régime fondé sur l’exercice d’une souveraineté populaire limitée par la constitutionnalisation formelle, c’est le cas aux États-Unis, ou informelle, comme on le voit en Grande-Bretagne, des droits individuels, elle désigne désormais un régime diabolisant l’expression de la majorité et constitutionnalisant les droits collectifs de certaines minorités « discriminées » au sein d’un ordre administratif et juridique travaillant à la dénationalisation des sociétés occidentales20. La référence instrumentalisée à la démocratie libérale par le parti multiculturaliste occulte en fait une inversion de sa définition. Au terme de leurs parcours dans le cadre du cours ECR, les jeunes générations québécoises auront intériorisé cette définition de la démocratie. Georges Leroux l’écrivait encore une fois :

[…] on doit […] concevoir une éducation où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême [à propos de l’affaire du kirpan], tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité. C’est à cette tâche qu’est appelé le nouveau programme d’éthique et de culture religieuse 21.

Ce qui est dit, c’est que malgré la massive opposition du Québec des adultes au multiculturalisme, tel qu’il s’est incarné notamment dans l’affaire du kirpan, l’école devra néanmoins travailler à persuader les jeunes générations de son caractère nécessaire et bienfaiteur. Ainsi, le multiculturalisme participerait à la définition même de la démocratie contemporaine. Une majorité claire s’exprimerait-elle contre lui qu’elle s’exprimerait… contre la démocratie. Cette définition de la démocratie consacrera, par ailleurs, le pouvoir de la technocratie et de l’intelligentsia pluraliste sur les processus de décision politique, une définition qui transformera les philosophes qui pratiquent les théories de la justice en interprètes du bien et du mal et qui entrainera à terme une technocratisation encore plus grande du débat politique et une neutralisation conséquente de la souveraineté populaire. On ne s’étonnera pas ensuite de la dépolitisation relative des classes moyennes et populaires qui sont systématiquement expulsées de l’espace public au nom de « l’approfondissement de la démocratie ».

Désarmer le multiculturalisme

Il faut pourtant y revenir : le multiculturalisme sans relai technocratique serait impuissant. Le cours ECR doit d’abord être reconnu pour ce qu’il est : une machine de guerre idéologique au service d’une philosophie politique qui a renié les fondements élémentaires de la démocratie libérale et de la souveraineté populaire. Nouvel épisode de la guerre culturelle à la québécoise, le cours ECR rappelle à quel point la controverse du multiculturalisme s’incarne dans des controverses nombreuses qui traversent tous les domaines de l’existence sociale. Le cours ECR est une émanation d’un parti multiculturaliste si bien incorporé dans les institutions québécoises qu’il parvient désormais à en actionner les principaux leviers pour accélérer l’implantation de son utopie. À la veille de la dernière élection québécoise, Mario Dumont aura rappelé cette réalité dans l’espace public. Les gens qui ont conçu ce cours sont les mêmes « qui se battent, par toute sorte de moyens détournés, pour qu’il n’y ait plus d’arbre de Noël dans les classes. C’est le même monde qui se bat pour faire disparaître les mots comme Pâques des classes22 ». Mais c’est justement pour avoir fait porter la responsabilité de ce cours à la bureaucratie idéologique qui en fait la promotion que Mario Dumont aura subi les foudres de l’establishment pluraliste. Mario Dumont, à ce moment, ne relayait plus une critique strictement théorique des vices et vertus du programme, mais s’en prenait directement aux milieux qui l’avaient généré et travaillaient à son implantation. On ne lui aura pas pardonné de transposer la lutte à ce niveau, de remettre en question la nouvelle dynamique institutionnelle qui traverse l’État québécois et qui confère aux technocrates et idéologues du régime en place un pouvoir inégalé pour mener leur entreprise d’ingénierie sociale. Dumont avait pourtant compris qu’il n’y aurait aucune remise en question sérieuse d’une dynamique travaillant à la désintégration de la culture québécoise tant que le procès n’aura pas été mené des pouvoirs qui assurent la diffusion du multiculturalisme, des pouvoirs qu’il assimilait à une « social-bureaucratie ».

Le cours ECR n’est qu’un symptôme d’un problème politique bien plus profond qu’il faut nommer : le renversement d’un appareil d’État idéologisé par la philosophie progressiste contre la société québécoise et l’expérience historique qu’elle incarne. L’État québécois, désormais investi d’une fonction thérapeutique, incarne de moins en moins la souveraineté populaire qui ne trouve plus d’espace où se médiatiser. C’est à une entreprise de transformation radicale de la société que se livre le parti multiculturaliste. Les convulsions sociales associées aux questions identitaires, culturelles ou scolaires sont principalement générées par les contradictions politiques entre le déploiement du multiculturalisme technocratique et la plasticité limitée d’une société qui résiste à sa reconstruction idéologique. Tant que la philosophie pluraliste disposera d’un parti financé à même les fonds publics pour assurer sa diffusion, la lutte sera inégale, disproportionnée, et le Québec historique poursuivra sa dissolution en confondant les critiques qui s’abattent sur lui avec le mouvement de l’histoire qui l’entrainerait ultimement vers le modèle de la société des identités. Il s’agit de restaurer l’État québécois dans sa double fonction nationale et libérale, de rappeler sa mission fondamentalement conservatrice sur le plan de la préservation de la culture nationale et de révoquer le multiculturalisme non seulement comme idéologie, mais comme pratique politique et technocratique. On ne déconstruira le multiculturalisme technocratique qu’en le démantelant morceau par morceau. Il ne manque toutefois pas de bonnes raisons de commencer en sabordant le cours ECR.

 

 

 


1 On en trouvera un bon exemple dans Alain Dubuc, À mes amis souverainistes, Les éditions Voix Parallèles, 2008, p. 129-153

2 F.L. Morton et Rainer Knopff, The Charter Revolution and the Court Party, Broadview Press, 2000.

3 Daniel Marc Weinstock, « La « crise » des accommodements au Québec : hypothèses explicatives », in Éthique publique, vol.9, no1, 2007, p. 24

4 Joëlle Quérin, « Accommodements raisonnables » pour motifs religieux : étude d’un débat public, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2008.

5 Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements liées aux différences culturelles, Gouvernement du Québec, 2008, p. 272.

6 Joëlle Quérin, « Le cours Éthique et culture religieuse », Les Cahiers de l’IRQ, à paraître, printemps 2008.

7 Mathieu Bock-Côté, « Un utopisme malfaisant », Le Devoir, 24 avril 2008.

8 Charles Courtois, « Éthique et culture religieuse : analyses d’un programme et d’un argumentaire multiculturaliste », dans Robert Comeau et Josiane Lavallée (dir.), Contre la réforme pédagogique, VLB éditeur, 2008, p. 252

9 Marie-Andrée. Chouinard, « Pour éviter les dérives », Le Devoir, 15 septembre 2007, p. B4

10 Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue, Fides, 2007, p. 13-14

11 C’est notamment l’avis de Daniel Weinstock tel qu’il était rapporté dans Antoine Robitaille, « La diversité nuit-elle à la société », Le Devoir, 16 août 2007.

12 Robert Putnam, « E Pluribus Unum: Diversity and Community in the Twenty-first Century», dans Scandinavian Political Studies, Vol. 30 – No. 2, 2007, p. 137-174.

13 On consultera à cet effet le rapport Obin, produit par l’Éducation nationale française, qui illustre les conséquences d’une société où l’on assiste en de grands espaces à une véritable substitution de population sans pour autant acclimater les nouveaux arrivants à la culture de la société d’accueil. Jean-Pierre Obin, Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, juin 2004, 37 p. 

14 Charles Castonguay, Avantage à l’anglais, Éditions du Renouveau Québécois, 2008.

15 C’est ainsi que Maryse Potvin, dans son rapport d’expertise remis à la commission Bouchard-Taylor, proposera d’augmenter le pouvoir de censure des médias pour limiter leur capacité à représenter « négativement » la diversité et ses conséquences sociales. Maryse Potvin, Les medias écrits et les accommodements raisonnables. L’invention d’un débat, Rapport remis à M. Gérard Bouchard et M. Charles Taylor, janvier 2008. Une semblable proposition a trouvé de l’écho en Ontario. The National Post, « No to National censorship concil », 12 février 2009.

16 Richard Martineau, « Dessine moi un drapeau », Le Journal de Montréal, 18 octobre 2008.

17 Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue, Fides, 2007, p.  12

18 Georges Leroux, « Les enjeux de la transmission », dans Dimitri Karmis et al, De tricoté serré à métissé serré, PUL, 2008, p. 274

19 Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue, Fides, 2007, p. 36-37

20 John Fonte, John Fonte, « Liberal Democracy vs. Transnational Progressivism : The Ideological War Within the West », Orbis, Summer 2002, p. 449-467.

21 Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue, Fides, 2007, p. 45-46

22 Antoine Robitaille, « Le cours Éthique et culture religieuse : «une négation de l’identité québécoise» »., Le Devoir, 10 novembre 2008.

 

Chacun croirait faire honte à l’humanité en n’accordant pas du mérite au socialisme. C’est une maladie qu’on redoute. Mais nous avons appris à la conjurer en la nommant meilleure santé
Louis Pauwels

Les idées n’avancent pas toutes seules et dépendent la plupart du temps d’une base sociale, d’un mouvement relativement articulé qui s’assure de leur théorisation, de leur déploiement dans le domaine public et de leur traduction militante au sein de groupes susceptibles de construire les enjeux collectifs autour de ce qu’ils représentent. Le multiculturalisme ne fait pas exception et repose sur une « base sociale » faite d’une constellation d’organisations militantes, paragouvernementales et gouvernementales travaillant à son avancement systématique et à son implantation dans l’appareil d’État.

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