Note critique de
Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière
5060 L’hécatombe de la Covid-19 dans nos CHSLD
Boréal, 2022, 254 pages
La parution du livre 5060 L’hécatombe de la Covid 19 dans nos CHSLD en mars 2022 ne s’est pas faite sans tambour ni trompette. Oh ! non… Tout le gratin médiatique s’était donné rendez-vous. La Presse et Radio-Canada étaient aux premières loges : présence, le 27 mars, des trois journalistes de La Presse à la messe du dimanche soir sur le petit écran avec Tout le monde en parle et Guy A. Lepage ; préface très évidente de notre pourfendeur national, Paul Arcand ; mention de la parution du livre par Michel David, chroniqueur au journal Le Devoir et conjoint de Katia Gagnon. Puis c’est au tour des politiciens de l’Assemblée nationale, surtout ceux des partis politiques de l’opposition, d’exiger à partir des faits révélés dans le livre que le gouvernement Legault dise toute la vérité sur le scandale du CHSLD privé non conventionné Herron. Ce sujet est abordé dès le début du livre et donne le ton à cet ouvrage pour encore réclamer une commission d’enquête publique et indépendante.
Quand le gouvernement a-t-il su que le CHSLD Herron était incapable de prendre soin de la centaine d’aînés qui y vivaient ? Pourquoi n’est-il pas intervenu avant ? Le 30 mars 2020, que savait-il des conditions insalubres dans lesquelles vivaient ces aînés et de l’abandon d’une majorité de soignants qui étaient déjà atteints de la Covid 19 ou fuyaient l’établissement pestiféré ?
Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière sont des spécialistes du domaine de la santé et des services sociaux au Québec. Elles connaissent très bien le milieu et de nombreux dossiers bien documentés sont parus au cours des quinze dernières années dans La Presse. C’est une connaissance de terrain qui leur permet de cerner clairement les faiblesses de ce système, particulièrement la problématique de l’hébergement collectif des aînés vulnérables au Québec dans les CHSLD et les ressources intermédiaires (RI).
À tout de rôle, elles ont révélé de nombreux scandales qui minaient cette politique d’hébergement à rabais et par conséquent, sous-financée. C’est un système en désuétude qui perdure depuis toujours et l’achat de places dans les CHSLD et RPA privés n’a que repousser les problèmes jusqu’au point de rupture. Une pandémie et des choix politiques mal éclairés ont fait éclater ce système en mille morceaux.
De façon judicieuse, les auteures choisissent une fille ou un fils, un parent qui témoignent de la vie honorable d’un aîné décédé pendant la première vague. À la suite de ces témoignages émouvants, elles brossent de façon plus détaillée et saisissante la situation catastrophique de cinq établissements de ce réseau : du pire, le CHSLD Herron, à l’établissement le plus d’avant-garde, l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM) en passant par le CHSLD Laflèche, à Shawinigan, le CHSLD Ste-Dorothée à Laval et finalement le CHSLD privé conventionné Vigi Mont-Royal.
Le procédé méthodologique des auteures constitue un moyen d’enquête approprié pour nous faire vivre de l’intérieur le chaos dans les CHSLD atteints de plein fouet par cette pandémie meurtrière. Mais le problème demeure entier pour ceux et celles qui veulent comprendre certains choix du gouvernement Legault, surtout entre mars et juin 2020 et ses relations avec l’administration Trudeau. Curieusement, le premier ministre Trudeau est à peu près absent dans ce document sur la pandémie sinon pour rappeler, selon les auteures, que le gouvernement Legault aurait tardé à faire appel aux forces armées canadiennes pour des motifs nationalistes, Justin Trudeau était irrité ! Évidemment, les auteures mentionnent plusieurs faits plus politiques dans d’autres chapitres : les conditions perdantes, la cage à homards, la crise de confiance au sein de la cellule de crise, la guerre des masques…
Mais elles nous expliquent cependant pas clairement que la stratégie politique du premier ministre provincial Legault a changé en avril face au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et passent sous silence les tensions très importantes entre Justin Trudeau et François Legault lorsque le premier ministre du Canada tarde à fermer les frontières nationales et les aéroports ou bien diffère d’investir des milliards $ en santé et les combine aussi à des conditions fédérales draconiennes. Mesdames les auteures, sommes-nous dans un Québec presque autonome ou dans la fédération canadienne ? Le pouvoir exclusif du Québec en santé est-il illimité ? Que le fédéral ne rembourse que 22 % des dépenses en santé ne montre-t-il pas que le Québec est pris à la gorge dans cette fédération marquée par un déséquilibre fiscal sur le dos des provinces ? Oublier que le gouvernement Trudeau a accusé Québec de mal gérer les CHSLD, ignorer le ministère fédéral Santé-Canada et surtout passer sous silence le travail central de l’Agence de Santé publique du Canada (ASPC) nous laisse croire que le Québec est un pays alors qu’il n’a pas tous les outils pour se comporter comme un véritable État.
Distinguer la dynamique politique de la dynamique étatique nous permet de mettre au premier plan les interactions entre les actions gouvernementales de deux niveaux de pouvoir, tout cela en lien avec la dynamique étatique. Nous pourrions même conclure à une inégalité des pouvoirs en faveur du fédéral, dont le carcan empêche le Québec de développer ses services de santé et services sociaux. Pour l’heure, nous faisons l’impasse sur cette investigation mais tenions à souligner cette aberration d’ignorer le fédéral dans cette crise de la Covid 19. Concentrons notre regard essentiellement sur les interactions décrites par les auteures entre le gouvernement Legault et la dynamique étatique, soit ses rapports avec le MSSS, qui est au cœur de ce livre.
Pour notre part, nous constatons, en avril 2020 que le gouvernement Legault change sa stratégie politique car il estime, selon nous, que s’attaquer directement à la nouvelle dynamique au sein du MSSS (la réforme Barrette, de 2015) dans laquelle les nouveaux mandarins des CIUSSS et des CISSS (environ 35) peuvent bloquer facilement les directives gouvernementales demanderait des efforts qu’il veut mettre ailleurs. Confrontée à une pandémie dévastatrice dès mars 2020, Mme McCann a été chargée d’une mission impossible.
L’ancien ministre Barrette avait eu le temps de verrouiller solidement le MSSS par la réforme fondamentale de son ministère : hypercentralisation de la santé et des services sociaux dans des superstructures gigantesques, les CIUSSS et les CISSS ; nomination partisane d’une nouvelle strate de mandarins à la tête de ces organismes ; vision hospitalocentriste. Mais la réforme va plus loin ; elle s’attaque aux organismes régionaux : abolition de l’instance régionale, soit les agences de santé et services sociaux, d’où provenait Mme McCann ; disparition des directeurs généraux dans tous les CHSLD ; rattachement des Directions régionales de la santé publique au CISSS et au CIUSSS, particulièrement l’incorporation de Mme Mylène Drouin en tant que simple directrice liée au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, sans aucun pouvoir sur les quatre autres CIUSSS. Or la pandémie s’est installée très rapidement dans les CHSLD et le rattachement de la directrice de la santé publique de Montréal à un seul CIUSSS a amplifié la crise sur l’île de Montréal. Dans la première vague, Montréal et Laval ont connu le pire taux de surmortalité, soit 35 % dans les CHSLD.
Vers le 15 avril 2020, nous approchons les cinq cent décès et le chaos affecte déjà plusieurs CHLSD à Montréal et Laval. Le premier ministre Legault croit qu’une stratégie d’affrontement pour dénoncer la lenteur des CISSS et des CIUSSS (et peut-être mettre à pieds plusieurs directeurs généraux) ne peut pas être envisagée. Il s’agit plutôt de sauver les meubles en sachant que les morts vont s’accumuler dans les prochaines semaines. Que fait-il ? Il va chercher deux libéraux notoires, Daniel Desharnais et Dominique Savoie et les assigne aux endroits stratégiques du MSSS. Nommer Daniel Desharnais, chef de cabinet du Dr Barrette entre 2014 et 2017, c’est comme demander à l’ancien ministre Barrette de venir siéger sur le comité de crise ! M. Desharnais est nommé pour cinq ans en tant sous-ministre adjoint aux projets spéciaux. Dans les faits, il s’occupe de la crise dans les CHSLD. Quelle ironie du sort d’observer celui qui a aidé le ministre Barrette à les noyer, sans direction, au sein des immenses CISSS et CIUSSS, est appelé à devenir le nouveau sauveur ! Les auteures ont plutôt choisi de décrire l’homme comme un redoutable operator (sic), un spécialiste en gestion de crise. Pour ma part, il serait plutôt l’apprenti-sorcier que l’on essaie de réhabiliter.
Quant à Mme McCann, son départ n’était qu’une question de temps ; elle est sacrifiée comme un gage du politique pour démontrer la bonne foi du gouvernement envers les mandarins au pouvoir.
Le sous-ministre nommé en 2018 par Mme McCann, M. Yvan Gendron, ancien PDG du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, est mis aussi sur la voie de garage par la nomination de Dominique Savoie qui hérite d’un poste hautement politique. Encore là, les auteures en font un bouc émissaire ; un homme sur lequel on ne peut pas compter au sein de la cellule de crise. L’arrivée de Mme Dominique Savoie confirme sa déchéance et on lui donne, sans rire, l’aspect clinique de la pandémie ! En effet, relevant directement du secrétaire général et greffier du Conseil exécutif, M. Yves Ouellet, Mme Dominique Savoie est nommé administratrice d’État à la gestion des ressources gouvernementales en santé du ministère de la Santé et des Services sociaux. Sa tâche principale est de rétablir les ponts entre le gouvernement Legault et la majorité des mandarins des CIUSSS et des CISSS, c’est-à-dire de voir au bon déroulement opérationnel concernant les infrastructures, les équipements et les approvisionnements. Ces nominations impensables quelques mois auparavant sont le prix à payer pour obtenir des résultats rapides.
Nous pensons que les auteures n’ont pas compris la dévastation que causait la réforme Barrette. Elle a amplifié l’hécatombe dans les CHSLD en mettant de l’avant sa vision hospitalocentriste, à la base de la stratégie gouvernementale de sauvegarder intacte la capacité des hôpitaux à recevoir des patients Covid 19 – qui finalement ne se sont pas présentés en si grand nombre dans les urgences. À ce premier facteur, il faut ajouter les coupures budgétaires et le rattachement des Directions de la santé publique aux CIUSSS et aux CIUSS. Le Dr Arruda a passé plus de deux ans à faire des remplacements par intérim dans au moins six régions administratives du Québec puisque les directeurs démissionnaient à tour de rôle pour protester contre ce coup de force du Dr Barrette. Qui dans ce gouvernement libéral s’assurait que les réserves d’équipements de prévention et d’intervention (masques, tuniques, etc…) étaient bien approvisionnées ? Qui se préoccupait de mettre à jour le plan d’urgence face à une possible pandémie ? Le lanceur d’alerte était occupé ailleurs et la démoralisation au sein des directions de santé publique était à son comble en 2018.
Pour notre part, la demande d’une nouvelle enquête ne nous semble pas nécessaire. Nous pensons que nous devons faire appel à la Commission des droits et de la personne et des droits de la jeunesse qui jugera, à partir de la Charte des droits de la personne, si des droits ont été lésés dans les CHSLD.
Lors de la première vague (23 février au 11 juillet), les choix du gouvernement Legault font en sorte que de tous les pays occidentaux, c’est la Belgique qui se rapproche le plus de notre hécatombe. En effet, sur les quelque 10 600 personnes décédées en Belgique suite à la contamination à la COVID-19, 6 467 résidaient dans des Maisons de Repos et Maisons de Repos avec Soins (MR/MRS), ce qui représente 61,3 % de tous les décès attribués à la COVID-19 (le Québec atteint 69 % du total des décès, dans les CHSLD). Pour parvenir à de tels niveaux, le Québec et la Belgique ont employé la même vision et la même stratégie : une stratégie visant à protéger d’abord les centres hospitaliers au détriment des centres d’hébergement pour aînés et en décrétant que les aînés atteints de la Covid 19 ne devaient pas quitter les établissements sans l’autorisation expresse du médecin du CHSLD. Cette directive du 19 mars se lisait ainsi : « Les patients COVID-19 suspectés ou confirmés en CHSLD ne doivent être transférés en CH que de façon exceptionnelle et après consultation avec le médecin de garde ».
Si le sous-ministre d’alors, Yvan Gendron, affirme lors de son témoignage devant la coroner Me Géhane Kamel, le 17 novembre 2021, que cette directive n’était pas un diktat, cette dernière a répliqué à l’ancien sous-ministre que les directives émanant de son ministère étaient suivies à la lettre. Elles étaient lues comme la Bible. L’étude commandée par la commissaire Joanne Castonguay confirme que les patients Covid 19 dans les CHSLD ont été privés de ce droit fondamental à la vie et à la non-discrimination selon l’âge. Dans leur rapport intitulé Rapport épidémiologique sur l’évaluation de la performance, des soins et des services dans les milieux de vie pour aînés lors de la première vague de la COVID 19, les chercheurs rapportent que : « […] il y a eu 629 résidents contaminés des CHSLD admis à l’hôpital, représentant 7 % des 9 081 résidents infectés ».
Ainsi, concernant les personnes âgées dans les CHSLD. il est clair que ce sont principalement les personnes âgées atteintes de la Covid 19 dans les CHSLD qui ont été privées de leur droit à l’égalité, qui devrait les protéger de toute discrimination selon l’âge. Elles ont été privées de droits fondamentaux : droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de leur personne ainsi que le droit au respect de leur vie privée. Voilà l’avenue que je propose pour enfin reconnaître les abus et les dénis de droit vécus par les résidents dans les CHSLD du Québec.
Le 5 mai 2022