Texte d’une conférence prononcée par l’auteur lors de l’assemblée des IPSO (Intellectuels pour la souveraineté) le 31 janvier 2007
Quand Pierre Pettigrew a quitté la politique, suite à sa défaite le 23 janvier 2006, il a disparu de la scène médiatique pendant neuf mois avant de refaire surface comme conseiller exécutif international au siège canadien de Deloitte à Toronto. L’ancien ministre des Affaires étrangères du Canada s’est alors dit très heureux de rejoindre le monde des affaires dans « la métropole canadienne ». Il nous a assuré qu’il garderait un bureau dans la succursale de Deloitte à Montréal. L’anecdote est significative parce qu’elle illustre sa résignation : l’homme qui fut un conseiller de dirigeants « nationalistes » du Parti libéral du Québec, dont Robert Bourassa et Claude Ryan et fait ensuite carrière à Ottawa, notamment aux Affaires étrangères où il a pu sillonner le monde, finit à Toronto en déclarant tout simplement que Toronto est la « métropole canadienne ». Sous-entendu : un homme de son envergure ne peut rester dans la ville satellite qu’est Montréal.
Dans son important livre publié en 1980, The Question of Separatism – Quebec and the Struggle over Sovereignty Association1, feue Jane Jacobs prédisait que la question de la souveraineté ne s’évaporerait de sitôt, justement à cause de la relation entre Toronto et Montréal.
« On peut s’attendre à ce que cette question revienne constamment au cours des prochaines années jusqu’au moment où elle sera réglée, soit lorsque le Canada aura accepté que le Québec devienne souverain ou lorsque les Québécois auront accepté le déclin de Montréal, en s’y résignant et en en acceptant les conséquences. »
Elle ne s’attendait pas à une telle résignation. Aussi, a-t-elle fourni d’excellentes raisons pour convaincre les Québécois de choisir la souveraineté.
Elle arrivait à cette conclusion principalement grâce à son analyse de l’économie des grandes villes et de leur rôle dans la richesse des nations et en prenant pour exemple les relations entre Montréal et Toronto et en approndissant son analyse à l’aide d’une étude détaillée de l’expérience de la Norvège qui s’est séparée de la Suède par voie référendaire en 1905. Pour Jane Jacobs, la prospérité et l’essor de Montréal passent nécessairement par la souveraineté du Québec. Sans la souveraineté politique du Québec, Montréal perdra pour toujours son rôle de métropole, devenant inévitablement un satellite de Toronto. Montréal jouera le même rôle par rapport à Toronto que Lyon joue pour Paris, Glasgow pour Londres, Melbourne pour Sydney, bref une ville qui reçoit la portion congrue que veut bien lui accorder la ville métropolitaine.
En entrevue en 2005, elle ajoutait que, sans la souveraineté, la relation économique entre Toronto et Montréal ressemblerait tôt ou tard à celle d’un empire, où Toronto jouerait le rôle de la métropole impériale et Montréal, celui d’une quelconque ville du vaste empire.2 De plus, elle insistait pour dire que son analyse de 1980 s’appliquait avec autant sinon davantage d’acuité aujourd’hui qu’en 1980,
La question est bien posée : ou bien le Québec sera souverain, ou bien les Québécois devront se résigner au déclin de Montréal et à toutes ses conséquences !
Il est important de comprendre comment ce libre penseur, la plus importante urbaniste du 20e siècle, en arrive à une position aussi tranchée et aussi claire sur un sujet d’actualité aussi important pour le Canada et le Québec. Ensuite, il est intéressant de voir à quel point sa prévision de 1980 était juste : on constate aujourd’hui l’inféodation implacable de l’économie montréalaise (et québécoise) à celle de Toronto et à la logique nationale du Canada.
Il est capital de démontrer de quelle façon la souveraineté du Québec, en 2007, permettrait à Montréal de prospérer et comment cette souveraineté profiterait également à l’ensemble de l’économie québécoise. On pourrait également démontrer pourquoi la souveraineté du Québec serait également dans l’intérêt du Canada et de sa métropole, Toronto.L’œuvre de Jane Jacobs y mène tout droit
D’aucuns pensent que lorsque Jane Jacobs a pris position en faveur de la souveraineté du Québec en 1980, elle exprimait une certaine excentricité, qu’elle faisait un bref détour qui ne reflétait pas vraiment le sens de son œuvre. Son éditeur, les publicistes et les critiques chargés de faire la promotion de son œuvre et de sa personne semblent vouloir qu’il en soit ainsi : le livre sur le Québec est le seul de ses sept livres qui n’a jamais été réédité. En entrevue en 2005, elle notait que jamais les journalistes canadiens ne lui posaient de questions sur le Québec depuis la publication de son livre de 1980 (l’auteur de ces lignes aurait été le premier). On l’interviewait et on la consultait sur tous les sujets d’actualité touchant le développement urbain et d’autres sujets, mais jamais un mot sur le Québec.
La lecture de l’ensemble de son œuvre confirme toutefois que le The Question of Separatism de 1980 s’inscrit en droite ligne avec sa pensée profonde. En effet, il est la suite logique et nécessaire des deux livres qui l’ont précédé, soit Déclin et survie des grandes villes américaines (1961) et The Economy Of Cities (1968). Sans la recherche et la réflexion sur le cas concret de Montréal, au Québec, et de Toronto, au Canada, elle n’aurait jamais pu écrire son autre ouvrage phare intitulé Les villes et la richesse des nations (1984). Dans ses trois derniers essais, Systèmes de survie (1992), La Nature des économies (2000) et Retour à l’âge des ténèbres (2004), elle revient régulièrement sur les idées présentées dans les premiers ouvrages, tantôt en les confirmant ou les précisant avec de nouvelles preuves, tantôt en développant de nouvelles idées à partir des premières.
Résumer l’œuvre d’un tel penseur est une entreprise périlleuse, notamment parce que celui qui le fait retient nécessairement les passages qui lui plaisent. Aussi, rien ne remplace une lecture intégrale de l’œuvre. Cependant, pour saisir l’importance et la portée de la thèse de Jane Jacobs sur le Québec, on se doit de revoir brièvement au moins les deux livres qui ont précédé The Question of Separatism et celui qui l’a suivi. Vendus à des millions d’exemplaires, ces livres regorgent d’idées nouvelles, développées avec des exemples concrets et souvent résumées en une ou deux phrases concises, qui peuvent encore servir à guider le développement d’une grande ville comme Montréal et de tout le Québec.
Déclin et survie des grandes villes américaines, publié en 1961, a révolutionné les études urbaines dans le monde entier. Championne de la mixité urbaine, sociale et économique, non pas par altruisme mais au nom de la vitalité économique, Jane Jacobs y a démontré que la grande majorité des planificateurs urbains méprisaient tout ce qui était urbain, n’affectionnaient que la campagne et les paysages bucoliques qu’ils voulaient recréer en ville et ignoraient totalement les sources de vitalité d’une grande ville. Jane Jacobs aimait les villes, y voyant un haut niveau de civilisation. Dès 1961, elle prévoyait la croissance exponentielle des grande villes – aujourd’hui, plus de 50 % de l’humanité habite les régions urbaines du monde – ainsi que le rôle primordial des villes régions. Quarante-cinq ans après sa parution, cet ouvrage mérite encore d’être un livre de chevet de tout urbaniste et économiste du développement sérieux.
Voici, à titre d’exemple, quelques idées fortes du Déclin et survie de 1961.
- Au sujet de vieux immeubles comparés à des immeubles neufs, ce qui est le cas de tant de quartiers à Montréal : « Les vieilles idées peuvent exister dans des immeubles neufs, mais les nouvelles idées doivent avoir accès à de vieux immeubles. » En d’autres termes, les frais fixes élevés des immeubles neufs éliminent toute possibilité de faire de l’expérimentation avec de nouvelles idées où le risque d’échec est trop élevé. Elle conclut : « Le temps transforme les coûts de construction élevés pour une génération en une aubaine pour la génération suivante. »
- Au sujet de la sécurité : « ce n’est pas principalement la police qui garde la paix dans les rues d’une grande ville, mais plutôt un réseau très complexe, quasi inconscient, de contrôles volontaires et de normes établies et appliquées par la population elle-même ». La clé : la mixité et la diversité sociales et économiques du secteur concerné jumelées à la densité de la population, le tout faisant en sorte que d’éventuels criminels se sentent en tout temps surveillés par quelqu’un quelque part.
Dans The Economy of Cities (1968), elle démonte méthodiquement et efficacement, détails historiques à l’appui, ce qu’elle appelle le dogme voulant que les villes se soient bâties sur la base d’une économie rurale. En effet, elle démontre que c’est le contraire qui est vrai, c’est-à-dire que l’économie rurale, y compris le travail agricole, se construit directement sur l’économie des villes et sur le travail qui s‘y effectue. Par ailleurs, elle maintient que le dogme de la primauté de l’agriculture nuit à notre compréhension des villes et de développement économique en général.
Elle présente aussi les mécanismes expliquant l’expansion explosive des villes, dont le développement constant de nouvelles sortes de travail, le remplacement des importations et le développement des exportations. Elle explique l’apparent paradoxe de la valeur de l’inefficacité et de l’impraticabilité des grandes villes. Elle prévoit déjà l’énorme potentiel économique du recyclage des déchets urbains, étudie les sources du capital pour le développement de grandes villes et conclut en identifiant des pistes de développement économique de l’avenir.
Voici quelques perles tirées de The Economy of Cities :
- « L’infertilité des grandes entités n’est pas un phénomène nouveau. […] Les grandes entreprises ou organismes qui ont réussi nous épatent. Il est facile de croire que tout est à leur portée et que le développement futur de l’économie est entre leurs mains […] plusieurs, dont des économistes, pensent que l’expansion d’une économie dépend de l’expansion d’activités existantes et du développement de travail déjà entrepris par elles. Mais ces entreprises ou entités et leur travail ne sont pas des indicateurs du développement à venir. Elles sont davantage le résultat d’une créativité économique passée. »
- « Comparées aux petites villes, les grandes villes sont inefficaces et peu pratiques… mais leurs déficiences réelles sont nécessaires au développement économique et elles apportent une valeur unique à la vie économique […] Les villes apportent une valeur économique, non pas malgré leur inefficacité et leur impraticabilité mais plutôt à cause à leur inefficacité et leur impraticabilité. »
- « La mesure du taux de développement économique d’une ville n’est pas le produit de la ville au cours d’une année ou d’une période de quelques années comparée aux années précédentes, mais la quantité de nouveau travail ajouté, sur une période donnée, au travail qui se faisait déjà, ainsi que le rapport de ce nouveau travail au vieux travail. Le taux de développement serait donc le taux d’ajout de nouveaux produits et services sur une période donnée. »
- « Le développement économique est profondément subversif pour le statu quo. »
Jane Jacobs a terminé ce livre avant de déménager de New York à Toronto, en 1968, pour que ses deux fils ne soient pas obligés aller au Viêt-nam. Or, on y voit déjà les germes de son prochain livre, celui sur la souveraineté du Québec. À Toronto, Mme Jacobs n’a pas pris de temps à se faire connaître de la ville. Très tôt après son arrivée, elle s’est trouvée à la tête d’un mouvement qui a réussi à empêcher la construction de l’autoroute Spadina qui aurait coupé le cœur de sa nouvelle ville en deux.
Voyant que Toronto comptait, en Jane Jacobs, une personnalité d’envergure internationale, grâce notamment à ses deux livres sur les villes, CBC l’a invitée à prononcer une série de conférences radiophoniques sur cinq heures, intitulées les « Massey Lectures ». Elle avait l’entière liberté de choisir son sujet. Ne craignant pas de déranger le ronron des adeptes de la pensée unique, Mme Jacobs a choisi comme titre Canadian Cities and Sovereignty Association. La série de conférences, diffusée en novembre et en décembre 1979, à quelques mois du référendum de 1980, est devenue le noyau du livre The Question of Separatism. Plus jamais, par la suite, les grands médias ne lui donneraient l’occasion de se prononcer aussi librement sur la question politique la plus importante pour le Canada.
Parait ensuite, en 1984, Les Villes et la richesse des nations. Dans ce livre, elle démontre l’effet terrible de démobilisation et de ralentissement économique de villes importantes, comme Montréal, qui doivent se plier aux exigences d’une logique nationale et aux impératifs d’une métropole nationale. Elle cite plusieurs exemples européens.
La Grande-Bretagne a été l’exemple parfait d’un pays où les biens et services produits par les villes ont été exportés avec succès. Cependant, seule Londres a pu développer une véritable région urbaine, tandis que Glasgow, Édimbourg, Manchester, Birmingham, Liverpool, Bristol et d’autres sont devenues « passives et provinciales avec les années ». Le nouveau discours indépendantiste écossais reflète amplement le refus des villes écossaises de s’y résigner.
Il en va de même pour l’Italie où la domination économique de Milan n’a cessé de croître, au détriment de Rome, de Naples et des autres villes, malgré des subventions visant à partager la richesse entre le Nord et le Sud de l’Italie ; et pour la France, où la seule véritable ville avec une région urbaine d’importance est Paris, contrairement à Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Toulouse et d’autres. Elle oppose le modèle de ces pays, qu’elle décrit comme « typiquement un phénomène national », au modèle de la Scandinavie, dont la population des quatre pays réunis demeure bien en deçà de celle de la France. « Mais alors que le sud de la France ne possède pas de région urbaine, chaque pays scandinave – la Finlande, la Suède, la Norvège et le Danemark – a réussi à avoir une région urbaine d’importance. »
Les villes et la richesse des nations explore ce qui devient possible, et pourquoi, lorsqu’une ville région et la nation dont elle est la métropole réussissent à se libérer des entraves d’un État « national » centralisateur. Elle pousse plus loin les analyses qu’elle a faites pour son livre sur le cas très concret du Québec et du Canada. Ce livre, comme les autres, regorge d’idées qui peuvent nous inspirer pour Montréal et le Québec.
En décrivant le déclin économique de New York dans les années 1950, on pense à Montréal de nos jours. « L’un des symptômes de la pauvreté grandissante d’une ville […] est qu’elle est trop pauvre pour réparer son métro, son réseau d’aqueducs, ses rues et ses ponts, alors que quand la ville est riche et vigoureuse sur le plan économique, elle peut supporter, à même ses revenus, les coûts de construction de ces formidables installations. »
« Le développement économique est un processus d’improvisation continue dans un contexte qui rend faisable l’introduction d’improvisations dans la vie de tous les jours. »
« Le développement est un processus simple : on doit le faire soi-même. Pour toute économie, ou bien on le fait soi-même ou bien il n’y aura pas de développement du tout. Toutes les économies développées ont déjà été des économies arriérées, mais elles ont réussi à surmonter cette situation. Leur expérience accumulée démontre comment ce processus fonctionne. »
Citant le scientifique et historien des sciences du MIT Cyril Stanley Smith, Jane Jacobs observe que, historiquement, la nécessité n’a pas été la mère de l’invention, comme le dit le proverbe, mais plutôt la curiosité et tout particulièrement la curiosité esthétique. (Cette idée renforce la notion de la culture, moteur du développement. Le succès éclatant de certaines institutions culturelles au Québec en est une preuve.) Et elle cite Smith de nouveau : « Toutes les choses d’envergure partent de petites choses, mais les petites choses nouvelles sont détruites par leur environnement à moins qu’elles ne soient préservées pour des raisons qui relèvent davantage de l’appréciation esthétique que de l’utilité pratique. »
Revenons au livre de 1980 sur le Québec. Commentant ce livre, l’architecte Joseph Baker, alors directeur de l’École de l’architecture à l’Université Laval et futur président de l’Ordre des architectes du Québec, a écrit dans The Gazette le 22 mars 1980 : « Si j’étais René Lévesque, j’achèterais tous les exemplaires du livre de Jane Jacobs et je les distribuerais gratuitement à l’ouest du boulevard Saint-Laurent. Aussi, je le traduirais et je retirerais le Livre blanc. » C’était deux mois avant le référendum de 1980.
En somme, The Question of Separatism est un livre capital dans l’évolution de la pensée de Jane Jacobs. S’il n’a pas eu le retentissement mérité, c’est parce que Mme Jacobs vivait à Toronto où les milieux intellectuels et médiatiques ne pouvaient supporter l’idée qu’un grand penseur puisse remettre en question le dogme de « l’unité canadienne ». (Notons que Jane Jacobs déplorait la tendance à la pensée unique qui, selon elle, était trop présente dans les milieux universitaires et médiatiques.) Heureusement, on commence à s’intéresser davantage à l’œuvre de Jane Jacobs.
Jane Jacobs a vu juste
Mirabel et la saga des aéroports de Montréal donnent sans doute l’image la plus saisissante de la régionalisation de Montréal et de son inféodation à Toronto.
À la fin des années 1960, Pierre Trudeau annonçait que Montréal serait « la porte d’entrée du trafic aérien au Canada et géant du transport, à 60 minutes de vol de New York, trois heures de Nassau, six heures de Paris, Bruxelles ou Madrid ». Suite à des décisions politiques du transporteur « national » avalisées par le gouvernement du Canada, c’est Toronto, dont l’aéroport s’appelle Pearson, qui est devenu cette « porte d’entrée » tant vantée, et Montréal, dont l’aéroport s’appelle Trudeau – juste retour des choses –, qui est insignifiant pour le transport aérien, n’étant qu’un satellite desservant la « métropole canadienne ».
Pour comprendre tout l’impact négatif de la logique nationale canadienne dans la saga des aéroports sur le développement de la ville région de Montréal et du Québec, il faut remonter encore plus loin, soit au choix du site.
En 1983, Andrew Sancton, professeur de science politique à l’Université Western et spécialiste de la politique municipale a écrit :
« Quand Ottawa a choisi Mirabel, c’était probablement la décision la plus importante sur le développement physique de Montréal depuis 1945, tous paliers de gouvernement confondus. La décision a été prise contre la volonté exprimée du gouvernement du Québec qui voulait mettre l’aéroport au sud-est de Montréal. […] En choisissant Mirabel, le gouvernement fédéral a décidé tout seul que le nouveau développement industriel serait concentré sur la partie nord du Montréal métropolitain et que les investissements futurs sur la construction de routes et de transport en commun des futurs gouvernements provinciaux se feraient dans cette région3. »
Si la décision la plus importante pour le développement de Montréal entre 1945 et 1983 aura été celle de mettre le grand aéroport de Montréal à Mirabel, l’une des plus importantes entre 1983 et 2007 aura été celle d’Air Canada et du gouvernement du Canada de faire de Toronto, et non de Montréal, sa plaque tournante. Suivirent la fermeture de Mirabel et la réduction de l’aéroport Dorval à un petit aéroport régional.
A-t-on même tenté de mesurer les impacts économiques négatifs de ces décisions sur Montréal et sur le Québec ? Il est très fascinant de revoir les études du gouvernement du Québec et du service d’urbanisme de la Ville de Montréal préparées en amont de la décision d’Ottawa d’opter pour Mirabel. Dans sa thèse de doctorat, Jacques Léveillée a démontré que de 1945 jusqu’à la fin des années 1960, le gouvernement fédéral n’avait pas de stratégie de développement urbain et que c’était seulement au moment de la décision au sujet de l’aéroport de Mirabel qu’il commençait à en avoir une4. Quant au gouvernement du Québec, c’est au début des années 1960 qu’il commence à faire systématiquement des études stratégiques sur le développement urbain et sur le rôle de Montréal. Aussi, selon Léveillée, ce n’est que vers 1968 qu’il commence à avoir une vision stratégique urbaine cohérente dans laquelle la question montréalaise dans toute son ampleur est posée. Et cette vision s’énonce à l’occasion et dans le sillon de la décision sur l’emplacement du nouvel aéroport international.
En résumé, en choisissant l’emplacement de Mirabel, Ottawa voulait favoriser l’axe Montréal-Ottawa ainsi que, selon l’étude commandée, le corridor est-ouest, soit de Windsor à Québec. Pour sa part, le gouvernement du Québec ne s’opposait pas à cette perspective mais insistait sur le fait qu’il fallait tenir compte également d’une perspective de développement économique québécoise. Selon l’étude de Québec, « il ressort clairement que seul l’emplacement sud est conciliable à la fois avec les deux perspectives5. » (souligné dans l’original).
Pour le gouvernement du Québec, selon Léveillée, l’emplacement au sud assurerait un « solide prolongement de la partie est du corridor industriel du Canada (de Montréal à Québec) tout en suscitant de façon directe la consolidation d’un axe secondaire s’étendant de Sherbrooke au complexe urbain formé des villes de Chicoutimi, Arvida, Jonquière et Kénogami. Cet axe secondaire permettait d’articuler un développement économique et urbain à l’intérieur du triangle formé par les villes de Sherbrooke, Trois-Rivières et Québec et autour des villes de Valleyfield, Saint-Jean, Granby, Beloeil, Saint-Hyacinthe, Sorel, Farnham, Drummondville, Victoriaville, Thetford-Mines, etc. » Léveillée rappelle que l’étude prévoyait que toutes les sociétés d’État et les sociétés parapubliques, dont Hydro-Québec, la SGF, le parc industriel de Bécancour et autres, travailleraient en ce sens.
Le rapport de ministère des Affaires municipales poursuit : « Il ne s’agit aucunement de geler le développement de Montréal, il s’agit de mieux agencer le développement de la métropole montréalaise dans une perspective québécoise. » Le service d’urbanisme de la Ville de Montréal avait fermement appuyé la position du gouvernement du Québec, mais Pierre Trudeau était premier ministre du Canada depuis le 25 juin 1968. Pour lui et l’establishment du Canada qui l’avait appuyé, tout ce qui venait du gouvernement du Québec ne méritait que mépris et méfiance, même si les gouvernements d’alors étaient résolument fédéralistes.
Jacques Léveillée déplore le fait que le gouvernement fédéral a non seulement décidé de l’emplacement de l’aéroport mais aussi de la stratégie de développement urbain qui devait prévaloir au Québec pour les prochaines décennies. Il critique également la rapidité avec laquelle le gouvernement du Québec, et en particulier son ministre des Finances, Raymond Garneau, a abandonné la stratégie urbaine québécoise à la suite de la décision d’Ottawa sur l’aéroport, acceptant totalement, dès 1971, la vision que le gouvernement fédéral avait imposée.6
Près de 40 ans plus tard, nous ne pouvons qu’imaginer comment Montréal et le Québec se seraient développées autrement si la volonté de la Ville de Montréal et du gouvernement du Québec avait été respectée. Or, à en juger par le développement de toute la région qui entoure l’aéroport Pearson, à Toronto (Brampton, Mississauga, Barrie, London, Hamilton, etc. : une vraie constellation de villes), il y a fort à parier que la grande ville région de Montréal se porterait beaucoup mieux aujourd’hui. Aussi, l’aéroport serait sûrement ouvert aujourd’hui et les villes mentionnées dans l’étude québécoise se porteraient mieux. Par ailleurs, la promesse électorale la plus élastique des 40 dernières années, la réalisation de l’autoroute 30, aurait sûrement été tenue il y a longtemps. Et sans PPP !
La saga de Mirabel est un exemple éclatant des impacts économiques néfastes pour Montréal et tout le Québec de notre impuissance dans la prise de décision sur le transport aérien et de l’implacable force des impératifs canadiens dits nationaux. Encore en janvier 2007, les organismes qui accueillent les grandes réunions et congrès se plaignaient que Toronto avait réussi à écarter Montréal de la carte nord-américaine des organisateurs de foires et de salons. Alors qu’en 1995, selon la revue Tradeshow Week, Montréal était au 3e rang quant au nombre d’événements canadiens et américains de plus de 5000 pieds carrés – Toronto était au 9e –, en 2006, Toronto est au 4e rang et Montréal ne se trouve même plus au palmarès. L’une des principales raisons invoquées par les organisateurs montréalais de foires et salons : le piètre niveau d’activité de l’aéroport de Montréal et l’obligation des voyageurs de faire escale à Toronto avant d’arriver à Montréal.
Et quand Toronto, à près de 600 km de Montréal, est frappé par le SRAS, Montréal doit faire comme si cette maladie la frappait aussi, perdant ainsi des visiteurs et des congrès. Si le SRAS avait frappé à Boston qui se trouve à la même distance de Montréal, notre ville n’aurait jamais subi le moindre impact. L’achalandage aurait même augmenté.
La même impuissance nous guette en transport maritime. Les projets de ports méthaniers de Cacouna et de Rabaska, à Lévis, sont conçus pour alimenter le marché du sud de l’Ontario et du Midwest américain. Le gouvernement du Canada sous Stephen Harper y tient mordicus. Mais ces deux projets, surtout celui de Rabaska, risquent de compromettre de façon permanente les activités du port de Montréal.7 Le Québec a peu de prise sur ces décisions capitales pour l’avenir, tandis les promoteurs disposent de montants démesurés pour « convaincre » la population locale de les appuyer.
En transport ferroviaire, combien de politiciens ont dû sacrifier leurs projets de TGV entre Montréal et New York sur l’autel du sacro-saint corridor canadien Québec-Windsor ?
Mirabel nous fournit une image saisissante de l’inféodation de Montréal, mais elle est aussi la pointe d’un iceberg. La liste des domaines où Montréal et tout le Québec doivent se plier aux impératifs et aux besoins de la métropole canadienne est longue et troublante. Elle va de la fuite des sièges sociaux au cinéma et à la culture en passant par la Bourse et les marchés financiers, les sciences biomédicales, l’énergie, l’agroalimentaire, la tenue des grandes réunions et congrès, et beaucoup plus.
Commentant les données du Fraser Institute sur les sièges sociaux dans les grandes villes canadiennes, le chroniqueur de The Gazette Henry Aubin notait récemment que « malgré la stabilité politique au Québec », les sièges sociaux quittent de plus en plus Montréal alors que Toronto et Calgary en attirent. L’explication de l’instabilité politique ne tenant plus, la raison doit se trouver ailleurs. Jane Jacobs y aurait vu s’opérer la logique « nationale » implacable du Canada.
En 1999, quatre ans après le référendum de 1995, Montréal perdait presque entièrement sa Bourse au nom d’une réorganisation qui lui laissait toutefois l’exclusivité des produits dérivés pendant dix ans. Six ans plus tard, vu le succès de Montréal dans ce domaine, Toronto tentait coûte que coûte de mettre la main sur ce domaine « exclusif » de Montréal tout en menaçant de se lancer dans les produits dérivés si les dirigeants de Montréal ne mordaient pas à l’hameçon qui leur était tendu. La Bourse de Montréal avait refusé d’obtempérer, grâce surtout à ses deux principaux actionnaires la Caisse de dépôt et de placement et la Banque nationale. Suite à ce refus, le Groupe TSX annonce maintenant qu’il se lancera dès 2009 dans les produits dérivés, l’objectif étant bien sûr de remplacer Montréal dans ce domaine.
La même tendance se dessine dans la réglementation des marchés financiers. En juin 2006, un comité, mandaté par un ministre du gouvernement ontarien, recommande la création d’un seul organisme « national » pour réglementer les marchés financiers au Canada, qui éliminerait du même coup l’Autorité des marchés financiers du Québec. Jim Flaherty, actuel ministre des Finances du Canada, également ancien ministre des Finances de l’Ontario, saisit la balle au bond et, au nom de notre économie « nationale », appuie la création d’un organisme national de réglementation qui serait nécessairement à Toronto.
Le cinéma et la culture en général, en plus d’être des cartes de visite internationales remarquables, sont devenus, pour Montréal et pour tout le Québec, des moteurs économiques et identitaires importants. Mais les deux sont assujettis à des règles de financement et de promotion établies en tenant compte d’une économie canadienne dans laquelle ils jouent, proportionnellement, un rôle à peu près aussi important que celui de la pêche à Terre-Neuve. Et on sait ce qui est arrivé à la pêche à Terre-Neuve !
Sur le plan international, les symboles du succès sont vaguement connus comme étant canadiens, parfois français (le Cirque du Soleil), mais jamais québécois, jamais montréalais. Donc, Montréal et le Québec ne profitent pas réellement de la réputation internationale de ces institutions qu’ils ont générées.
Oui et ça devient possible !
Un consensus s’établit au Canada selon lequel, pour participer pleinement au développement économique et pour bien desservir la population, les grandes villes régions du Canada, dont Montréal, ont besoin de plus de pouvoirs et de sources de financement8. En cela, le Canada ne diffère pas d’autres pays.
Ce consensus canadien est fondé sur des études qui comportent une erreur fondamentale : elles ne tiennent pas compte de la perspective particulière de Montréal et du Québec dont Montréal est la métropole. En cela, ce consensus rappelle drôlement – encore une fois – les études fédérales en vue de l’établissement de l’aéroport de Montréal à Mirabel. Montréal y est présentée comme une hub city parmi d’autres au Canada, et la seule au Québec. Les autres sont : Vancouver, Calgary, Edmonton, Saskatoon, Regina, Winnipeg, Ottawa et Halifax. En général, les études, comme celle du Conference Board, présentent les gouvernements provinciaux comme des obstacles au développement des villes régions et au transfert de pouvoirs et de sources de financement. Quoique les auteurs ne le disent pas carrément, leur idéal semble être un État unitaire.
Montréal a besoin de nouvelles sources de financement simplement pour le maintien et le renouvellement de ses infrastructures de base sans parler d’investissements pour de nouvelles infrastructures. La ville a également besoin de plus de pouvoirs pour être le moteur économique dont le Québec a besoin et pour répondre aux besoins de la population, entre autres, dans le domaine criant du logement. Le contre exemple est celui de Stockholm, en Suède. En 1994, la ville région de Stockholm dépensait 10 644 $ par habitant (soit 40 % du PIB) alors que Montréal ne déboursait que 1694 $ par habitant (8 % du PIB) et Toronto, 1839 $9. La différence : en Suède, il y a un ordre de gouvernement de moins.
Le Québec ne peut permettre au gouvernement du Canada de fonctionner comme un État unitaire à la suédoise en établissant une relation directe avec Montréal et les autres municipalités du Québec sans renier l’État québécois lui-même et ses responsabilités envers la nation québécoise. Aussi, le Québec ne peut se permettre de faire un vrai transfert de pouvoirs et des sources de financement vers Montréal sans qu’il n’obtienne lui-même plus de pouvoirs et de sources de financement du gouvernement du Canada. Un tel transfert qui permettrait un vrai gouvernement de proximité n’est possible que dans un Québec souverain.
Il existe actuellement une relation très malsaine entre Montréal et Québec, entre Montréal et les régions du Québec. Dans le contexte politique actuel, pendant qu’on se dispute les miettes, tout le Québec est perdant. La souveraineté du Québec accroîtrait le rôle, les pouvoirs et le prestige de Québec, capitale d’un pays, ce qui permettrait d’assainir la relation entre la capitale et la métropole, Montréal. Il en serait de même pour les relations de Québec et de Montréal avec les régions du Québec.
Jane Jacobs a précisé sa pensée à ce sujet en entrevue en mai 2005.
« Si le Québec était souverain, Montréal jouerait un rôle différent au sein du Québec. Ce serait comme en Europe, comme Paris, Copenhague, Stockholm, Francfort et, peut-être, Berlin. Toutes ces villes ont eu des rôles importants à cause de leur indépendance et parce qu’elles comptaient sur leurs propres moyens. […] Les villes ne prospèrent pas toutes seules. Elles doivent faire du commerce avec d’autres villes, mais sur un pied d’égalité. […] Dans le cas de Toronto et de Montréal, il y a un potentiel pour d’excellentes relations commerciales, mais ceci ne peut se faire sans un certain degré d’indépendance politique. Il s’agit d’une situation où Montréal et Toronto en sortiraient gagnants10. »
Jane Jacobs a terminé son livre sur le Québec en demandant aux Canadiens et aux Québécois de convenir d’une souveraineté du Québec en identifiant et en conservant seulement les liens dont le Québec et le Canada auraient besoin et en rejetant tous ceux qui font en sorte qu’ils se nuisent. Ce serait, selon elle, le meilleur cadeau qu’on pourrait faire à la prochaine génération.
« Si nous pouvions en bout de ligne convenir d’une sorte de souveraineté pour le Québec, et une sorte d’association qui combat la centralisation au lieu de l’intensifier, ce serait un cadeau pour l’avenir. Personne n’a vraiment fait ce qui nous aurions à faire : identifier et conserver seulement les liens dont le Québec et le reste du Canada auraient besoin pour faire du commerce entre nous et coopérer à des projets mutuellement intéressants, et rejeter les liens qui exigent que le Québec et le reste du Canada essaient de diriger le gouvernement de l’autre en plus du sien. Si on réussissait cela, nous pourrions en dire la même chose que des gens disent des cadeaux dont ils sont le plus fiers : Nous l’avons fait nous-mêmes11. »
Sommes-nous collectivement prêts à nous résigner au déclin de Montréal et à toutes les conséquences de ce déclin ? J’en doute ! Le choix est donc clair. La souveraineté du Québec, et le plus tôt possible.
1 Jane Jacobs, The Question of Separatism – Quebec and the Struggle Sovereignty Association, Random House, New York, 1980.
2 Robin Philpot, Le referendum vole, Les Intouchables, 2005, p. 176.
3 Magnussen, Warren et Sancton, Andrew, City Politics in Canada, University of Toronto Press, 1983, p. 85.
4 Léveillée, Jacques, Développement urbain et politiques gouvernementale urbaines dans l’agglomération montréalaise, 1945-1975, Collection Études en science politique, Société canadienne de Science politique, 1978, p. 382-438.
5 Ibid., p. 418.
6 Ibid., p. 425.
7 Pierre-Paul Sénéchal, « Port méthanier : Un risque pour l’économie du Québec », L’Action nationale, Vol. XCVI numéro 6, juin 2006, p. 46.
8 Voir Mission Possible : La réussite des villes canadiennes, Le Conference Board, Projet Canada, février 2007 ; et State of the Federation 2004 : Municipal-Federal-Provincial Relations in Canada, McGill-Queen’s University Press.)
9 Andrew Sancton, Governing Canada’s City-Regions, IRPP, Montréal 1994 (Table 9)
10 Philpot, op. cit., p. 176
11 Jacobs, op. cit., p. 123