Le Québec vit présentement le même sort que beaucoup de sociétés occidentales et observe un renversement définitif de tendances sur le marché du travail en faveur des travailleurs. Évidemment, nonobstant les fluctuations causées par les manœuvres pour contrer la pandémie, la situation se corse pour des secteurs comme la restauration, la santé et le tourisme. Les entrepreneurs ont le malheur de devoir user de tactiques inédites pour attirer la main-d’œuvre tout en revoyant leurs pratiques managériales traditionnelles afin d’assurer la rétention des employés.
Certaines entreprises ne survivront pas à ce changement de paradigme. On voit d’ailleurs des commerces du secteur tertiaire brandir la pandémie et le manque de main-d’œuvre pour justifier un service boiteux, comme si le transfert de la responsabilité de ces phénomènes vers le client s’avérait une issue stratégique réelle. Et on tarde à voir des solutions à long terme émerger dans plusieurs secteurs. Pourtant, on peut s’étonner de la pudeur voire du surplace des milieux d’affaires au sujet d’une des solutions pérennes de la pénurie de main-d’œuvre, soit la transformation numérique, l’industrie 4.0. D’autres rétorqueront qu’une solution couteuse à court terme et qui promet une transition risquée et intense ne rend pas populaires les dirigeants des associations d’affaires auprès de leurs membres.
En effet, sans grande surprise, nos représentants des milieux d’affaires nous expliquent que la transformation numérique est primordiale, mais qu’elle refroidit les entrepreneurs par son investissement initial important en capital humain. On escamote ensuite généralement cette discussion comme par magie pour passer l’essentiel de son temps à marteler l’urgence des solutions faciles avec l’immigration massive de cheap labour en tête, l’enfant chéri des solutions à la petite semaine. Il suffit de lire les déclarations des porte-parole du Conseil du patronat du Québec et la Fédération des chambres de commerce du Québec pour s’en convaincre.
Non seulement le Québec n’a rien à gagner à soutenir les industries à faible valeur ajoutée et à miser sur l’importation massive de main-d’œuvre bon marché (du pur sophisme comme solution selon l’économiste Pierre Fortin), mais il ne fera qu’aggraver son incapacité d’intégration et n’améliorera nullement son retard de productivité face à l’Ontario et ses autres partenaires économiques.
En définitive, le passage à l’industrie 4.0 est inévitable à moyen terme pour que nos entreprises québécoises restent compétitives, pour que l’économie du Québec reste prospère et moderne. Intense en capital humain ? Pas selon l’expérience vécue lors des trois premières révolutions industrielles où des efforts de l’homme ont peu à peu cédé leur place à la machine. Et cette quatrième révolution ne sera pas différente à moyen terme : la valeur ajoutée de l’homme ne sera plus dans les tâches répétitives, dans l’entretien d’équipements, dans la supervision intensive de la production ni même dans l’analyse de données croisées.
Adopter les nouvelles technologies reste dispendieux à court terme, mais augmente considérablement la productivité de l’entreprise. On améliore les connaissances, les prises de décisions, le traitement de demandes de clients ou de fournisseurs, la protection de l’information de l’entreprise et de ses clients. Il s’agit d’un apport crucial pour des milliers d’entreprises en situation de repreneuriat, de vente ou simplement confrontées à leur désuétude face à la concurrence internationale et au retard relatif du Québec en productivité et transformation numérique.
Face à ces défis, qu’attendre de nos gouvernements ? Au niveau opérationnel, il y a d’abord un besoin de maintenir une relative simplicité dans l’aide aux entreprises et limiter la lourdeur bureaucratique. La BDC, le CRIQ, le CRIM et d’autres organismes publics et privés offrent une expertise cruciale pour les PME, souvent complémentaire, mais parfois redondante. La confusion peut rendre la prise de décision de l’entreprise plus difficile. Évidemment, il est normal sinon fondamental d’avoir recours à des conseillers spécialisés en accompagnement pour clarifier les options possibles… Du moment qu’ils ne passent pas leur temps à gérer les particularités ou la paperasse des organismes de financement.
Au niveau des communications, on discute aussi souvent de la transformation numérique dans son mode le plus achevé, celui où la chaine de production est totalement automatisée, où l’intelligence artificielle mène à un système de gestion d’une grande précision et à une habileté à commercialiser des produits adaptés aux besoins précis des clients. Il est important d’expliquer aux entreprises d’ici que différents niveaux d’applications existent. Des mégadonnées à la cybersécurité, de l’infonuage à l’internet des objets, de la robotique à l’usine intelligente, les utilités sont multiples et leur impact est tout aussi varié.
N’ayant pas de sondage à l’appui, je reste toutefois surpris par l’omniprésence de ces sujets dans la plupart des réunions de planification stratégique que mes partenaires et moi avons avec des entreprises diverses dans le marché des biens de consommation ou pharmaceutique. Chacun réalise que l’optimisation de ses processus, la personnalisation de son offre de produits ainsi qu’un savoir permettant une relation unique et continue avec sa clientèle constituent des gages d’avenir. La production de masse où on doit promener sa production d’un pays pauvre à l’autre restera présente, mais elle n’est ni une panacée ni l’avenir. En plus d’amener son lot de questions éthiques légitimes. L’importation démesurée de main-d’œuvre à bas salaire entre dans la même catégorie. C’est possiblement pourquoi on essaie de nous la présenter comme une œuvre divine et humanitaire plutôt que pour une œuvre de paupérisation des masses.
Finalement, au niveau humain, la formation continuera d’être un élément clé et consubstantiel à la transformation numérique. Au remplacement de la force physique de l’homme, on procède maintenant à la substitution de plusieurs aptitudes analytiques et intellectuelles. Ainsi, des emplois désuets de cols bleus et de cols blancs devront être réorientés vers d’autres secteurs de l’économie où un besoin existe.
L’un des plus grands défis sociologiques suivant un tel grand bouleversement dans l’organisation du travail a été identifié dès les années 70 par un sociologue américain, témoin de la troisième révolution dite de l’informatique. Christopher Lasch constatait déjà que « l’élimination des compétences, tant au bureau qu’à l’usine, a créé des conditions telles que la puissance de travail se mesure en termes de personnalité, plutôt que de force ou d’intelligence. » Il évoquait aussi la « marchandisation de sa personne », comme moyen de défense individuel devant l’élimination possible de son poste.
Prenant sa source ailleurs, cette tentation d’utiliser sa personne comme différenciatrice et justificative de sa valeur en entreprise est déjà visible, surtout dans les grandes entreprises intenses en capital humain. Il y a quelques mois, le Globe and Mail publiait un reportage sur le changement de PDG d’une pharmaceutique de Westmount : on y discutait de l’utilisation de quotas d’embauches basés sur des éléments relatifs à la personne ou à des traits distinctifs comme l’âge, les croyances religieuses et le genre. Je cite le président sortant, âgé de 53 ans, et qui veut donner l’exemple : « An old, tall, white, bald, brain damaged Jew is stepping aside to make way for a more youthful, medium-height, brown, Pakistani, Muslim woman1.
Ce genre de situation où la compétence devient un critère discret parmi d’autres risque de s’accélérer avec la révolution numérique à nos portes. De plus, toujours dans la rhétorique de marchandisation de sa personne, on verra probablement plus de cadres cherchant à se faire valoir dans des activités désormais populaires comme les team building ou les lunch and learn aux sujets souvent secondaires aux activités de l’entreprise. Et on fera peut-être plus appel à l’humour comme le propose l’École nationale de l’humour à son impressionnante liste de clients (incluant le EMBA McGill-HEC) afin de : « Positionner l’humour comme instrument de proximité, de déhiérarchisation, de dédramatisation, de communication, d’humanisation, de créativité et d’interactivité, en plus d’être porteur de transparence, d’authenticité et de solidarité. »
Attirer l’attention lors de ces événements et démontrer sa personnalité hors pair permettra la différenciation que la compétence ne pourra exploiter. Il serait exagéré de prévoir l’entreprise de demain comme une grande téléréalité tout comme il serait malvenu de diaboliser de telles initiatives légitimes. Il s’agit plutôt de considérer leur multiplication comme un indicateur empirique possible de glissement de l’importance des compétences vers celui des personnes, voir des identités.
Phénomène déjà observable aujourd’hui, on considérera également la prolifération de gestionnaires d’équipes s’accrochant à d’impressionnants titres, mais surplombant un royaume sans sujets, non par faute de combattants disponibles, mais parce que l’essentiel de leur équipe d’analystes, de représentants à la clientèle ou de responsables de la production aura rétrécit ou disparue pour cause de désuétude face à la technologie.
La quatrième révolution industrielle n’est donc pas que numérique et ne fera donc pas que « boucher des trous » dans l’organigramme. Elle requerra une révision complète des façons de faire, des descriptions de tâches basées sur les activités réelles de l’entreprise et sur la compétence tangible des contributeurs. Mais elle doit débuter par une bonne dose de volonté et de réinvestissement en capital et formation, un effort parfois colossal, mais nécessaire pour nos PME, loin des solutions à la petite semaine.
Sources
Débat sur la hausse du salaire minimum à Zone Économie (Radio-Canada Info) (19 août 2021)
Charles Milliard (PDG, Fédération des chambres de commerce du Québec), « Main-d’œuvre et immigration Un plan de relance qui commence avec une prise », La Presse, 22 juin 2021
Site de l’école nationale de l’humour, section entreprises :
https://enh.qc.ca/entreprises/conferences/
Nicolas Van Praet, « Knight Therapeutics’ new CEO Samira Sakhia looks to usher in the next generation of leaders still facing barriers », The Globe and Mail, 19 août 2021
Robert Dutrisac, « De grandes ambitions postnationales », Le Devoir, 11 décembre 2021
1 On lit également que la nouvelle présidente a 52 ans, on déduit qu’elle est compétente pour le rôle et on nous glisse également que les dommages à la tête que le président sortant a subis lors d’un accident de vélo n’ont rien à voir avec sa décision de céder son poste.
* L’auteur a occupé des rôles de direction dans des entreprises manufacturières et fait partie de conseils d’administration et de comités d’association de manufacturiers canadiens.