La démondialisation et le nationalisme économique québécois

Il eut fallu un contexte rappelant le crépuscule de la Deuxième Guerre et l’effroyable constat d’un impensable, mais bien réel, déficit alimentaire en Europe pour ramener les États-nations d’aujourd’hui à la réalisation de leur existence, de leur raison d’être ou, plus important encore, de leurs responsabilités. Jusqu’à tout récemment, la construction artificielle de la mondialisation économique continuait de bien servir la cupidité marchande des quelques-uns aux dépens de la masse. D’ailleurs, nul ne se surprend aujourd’hui d’entendre que les 10 hommes les plus riches du monde possèdent autant que la moitié de l’humanité la plus pauvre.

Pourtant, la seule évocation du mot « mondialisation » a longtemps suffi à générer une charge émotionnelle positive et presque jubilatoire, une aromathérapie spontanée aux effets inversement proportionnelle à l’atmosphère crée par un mot comme « séparation ». Même le très réputé professeur/économiste Marcel Boyer nous expliquait récemment dans La Presse que « Plus que jamais, les hommes sont tous dans le même bateau, mais c’est un grand bateau que certains peinent à voir comme tel ». À condition d’admirer le bateau à partir d’une des 10 plus belles cabines !

Cette analogie du bateau est par ailleurs plus révélatrice et également moins originale qu’elle en a l’air, représentative du fourre-tout idéologique qu’est jusqu’ici la mondialisation. Jusqu’aux années 90, les traités économiques entre pays traitaient presque exclusivement de libre circulation des biens, pas de personnes. D’ailleurs, dans les milieux d’affaires d’alors, on s’enthousiasmait pour le libre-échange et on rêvait à sa formule plus poussée qu’était l’union douanière, deux ententes concernant capitaux, biens et services. Seule l’Europe pensait à un modèle de libre circulation des personnes, ce qui restait une innovation politique unique en son genre. Peu de penseurs du libre-échange nord-américain y ont même songé. Mais bon, l’ajout du facteur de libre circulation des humains permet de faire rêver d’ajouter à la mondialisation économique un dessein humanitaire, presque messianique, et de faire la jonction entre une droite libertarienne et une gauche internationaliste qui n’en demandait pas tant. Et c’est avec le vent dans le dos que les prosélytes de cette métaphysique de l’illimitation, chez nous comme ailleurs, nous ont vendu la mondialisation heureuse jusqu’à ce qu’elle rencontre un mur bien réel, la COVID-19, qui nous rappelle cruellement la pertinence de contrôles frontaliers et l’importance d’une autonomie nationale sur des biens essentiels à la vie des citoyens.

Bien plus qu’une simple affaire de marketing et de concurrence de circonstance, la démondialisation ouvre grande la porte à un nationalisme économique revigoré pour le Québec. Il ne s’agit pas d’un retour aux temps passés, d’un intérêt renouvelé pour des œuvres de nationalisations et autres interventions barrant la voie à une concurrence saine. Il s’agit plutôt de penser une stratégie de gestion des richesses du territoire et – plus important encore –, de l’articulation d’une vision économique qui a terriblement manqué au Québec pendant les 15 ans précédant l’arrivée de la CAQ.

Le gouvernement a fait les premiers pas en signifiant l’importance de l’identification des besoins essentiels de la nation et d’une gestion éclairée des risques d’approvisionnement et de disponibilité au bénéfice de celle-ci. Bien entendu, les surplus provenant de nos excédents de ressources et de production locale, qu’ils soient énergétiques, agroalimentaires, aéronautiques ou autres pourront servir de monnaie d’échange avec les autres nations qui auront eux, des surplus à offrir à face nos déficiences. Mais bien au-delà de ces considérations échangistes, le Québec devra évaluer les biens essentiels, concept cher à Legault, pour lesquels la production et la distribution devront se faire localement, chez nous. Il s’agira aussi du retour dans l’espace public des débats entourant la gestion de l’économie du Québec et du refus de sa dépossession pour fins de mondialisation inéluctable et tous azimuts. Il s’agira tout d’abord d’articuler une vision qui pourrait s’inspirer du « Québec d’abord » suivi de missions et stratégie conséquentes, dirigeant l’ensemble des initiatives et politiques industrielles.

Lorsque viendra le temps de développer ces stratégies, d’autres grandes questions referont surface et des mythes conséquents tomberont. Avec la mondialisation, on nous a chanté les vertus d’une économie tertiaire, basée sur les services, l’intelligence artificielle, le commerce électronique, la mobilité. Ce sont effectivement des secteurs importants et porteurs d’avenir. Quelle part de notre économie y consacrer face à nos carences visibles en produits médicaux et alimentaires essentiels ? Quelle sera notre politique industrielle et sectorielle pour pallier les carences du néolibéralisme, pour affronter la prochaine crise, et les suivantes ? Quels choix déchirants devrons-nous faire, défiant les critères libertariens du laisser-faire, nous poussant à accepter de payer un peu plus cher des produits faits ici plutôt qu’ailleurs ?

La politique industrielle à mettre en place devra se baser sur une fine connaissance des joueurs des dites industries-clés, de leur apport et de leur capacité d’influence. En guise d’exemple, prenons l’industrie des biens de consommation emballés. La très grande majorité de ce qui est vendu au Canada et au Québec dans cette industrie passe entre les mains de 5-7 grands détaillants. Pensez à vos épiceries, pharmacies, quincailleries et grandes surfaces préférées et le compte y est. Ceux-ci négocient et achètent de grands manufacturiers internationaux qui n’ont souvent qu’un bureau de vente au Canada, supporté par une chaine d’approvisionnement nord-américaine qui nous fournit de la production venant d’ailleurs. Imaginez si notre gouvernement imposait à nos détaillants, cet oligopole, des critères relatifs à l’approvisionnement, à la simplification de son circuit et à l’augmentation de la proportion locale de ce qui est distribué sur les tablettes de leurs magasins. Non seulement un tel procédé serait-il équitable pour les entreprises et sécurisant pour les consommateurs, il pourrait même être bénéfique pour notre environnement. De quoi compenser les inconvénients reliés par toute hausse de prix hypothétique à court terme.

On pourrait rétorquer avec raison que le diable est dans les détails et que rien de cela ne sera facile, mais on se doit de repenser l’économie québécoise au bénéfice des Québécois et engager les joueurs clés des industries essentielles dans la mise en œuvre d’une vision commune. Une révolution ? Pas du tout. Le Québec impose déjà des règles distinctes aux détaillants faisant affaire ici quant à la mise en tablette de médicaments en vente libre. En effet, c’est le conseil d’administration de l’Ordre des professions du Québec qui prend ces décisions alors que c’est le NAPRA (National Association of Pharmacy Regulatory Authorities) qui s’en occupe pour les autres provinces. Pour donner une image concrète, c’est donc le Québec, via cet ordre, qui décide que des produits comme Voltaren et Gravol ne seront pas en vente libre ici alors qu’ils le sont dans d’autres provinces. L’idée n’est pas de débattre sur la pertinence de la restriction relative à ces produits, mais plutôt de réaliser que nous avons les moyens de faire ces choix basés sur nos propres critères et la volonté politique qui supporte ces initiatives.

Pensons également à l’agriculture. Notre gouvernement fédéral s’est lancé dans des traités ouvrant les frontières et soumettant les petits agriculteurs, des petites fermes laitières québécoises, à la concurrence internationale de grands transformateurs. Lors de la conclusion du nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC) fin 2018, le premier ministre Trudeau a d’ailleurs avoué que les producteurs laitiers québécois allaient bel et bien « souffrir un petit peu ». Le Québec représente pourtant près de 50 % des fermes laitières canadiennes, mais c’est beaucoup moins émouvant pour notre gouvernement fédéral que l’industrie automobile et son intrant pétrolier. Pire encore, le Québec produit 60 % des fromages fins au pays, un segment à bonne valeur ajoutée et qu’on soupçonne de fortement contribuer aux profits des producteurs locaux ou à tout le moins d’absorber les coûts de produire du lait (quotas laitiers). Le professeur Sylvain Charlebois, observateur bien connu du milieu agroalimentaire, a commenté l’accord ainsi « Sans le dire, on a immolé le système de la gestion de l’offre afin de sauver les meubles avec les Américains. Voilà, il fallait le dire. » Quelques mois plus tard, le guide alimentaire canadien sortait en grande pompe en excluant les produits laitiers. Le rôle du gouvernement n’est certainement pas de sauver chaque ferme et il serait illusoire de penser qu’on peut supporter chaque nouvelle entreprise et empêcher toutes les autres de fermer leurs portes. Mais le gouvernement a définitivement un rôle à jouer pour assurer la souveraineté alimentaire du Québec avec ce qui est produit chez nous.

Prenons une autre industrie comme l’énergie. Le Canada veut son pipeline. Suite à l’échec du projet Énergie Est (abandonné par TransCanada en 2017), un nouveau projet est dans l’air depuis l’automne dernier. Le Devoir mentionnait en septembre dernier qu’une présentation officielle du Canadian Prosperity Pipeline Project pourrait intervenir dans les premiers mois de 2020. Peu importe les échéanciers probablement chamboulés par la crise sanitaire actuelle, cette question d’un pipeline provenant de l’Alberta en destination du port du Nouveau-Brunswick reviendra fort probablement dans l’espace public. Un Québec réveillé, maitre de son territoire et de ses leviers économiques pourrait décider de regarder froidement ce projet avec d’autres yeux que ceux de la gauche écolo. En termes clairs, après s’être assuré de la sécurité maximale de l’opération, le Québec pourrait exiger un paiement lucratif pour le droit de passage de ce pipeline et rediriger les deniers canadiens reçus vers le financement du système d’éducation et du développement des PME locales. On fait alors un pied de nez à l’aliénant système de péréquation et aux mythes consubstantiels d’un Québec mendiant et ingrat. Advenant l’accession du Québec au statut d’état souverain, le prix de ce droit de passage du pipeline canadien chez nous pourra être revu, voire augmenté, et contribuera alors encore plus à nos grands projets de développements. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer propétrole, mais plutôt d’un exemple pour illustrer le besoin de regarder chaque projet à travers la lorgnette du Québec d’abord et non plus à travers la grille du néolibéralisme sans-frontiériste qui a failli nous emmener au bord de la catastrophe.

Cette affirmation nationaliste, pragmatique, mais affirmant clairement la volonté du Québec de gérer ses ressources et d’accompagner les secteurs industriels clés, ne se fera pas sans grincements de dents. Il me suffit de quelques réunions et discussions informelles avec des collègues en affaires et aux responsabilités pancanadiennes dans le secteur stratégique des biens de consommation et des médicaments pour constater le fossé philosophique entre notre nation et le reste de la fédération.

Au-delà de l’appui à des initiatives saupoudrées dans les secteurs à forte connotation symbolique comme la pêche, l’agriculture et au soi-disant développement économique des communautés autochtones, les agents politiques et économiques canadiens ainsi qu’une partie non négligeable du Québec inc. n’affichent aujourd’hui aucune intention de prendre acte de la démondialisation comme tendance ou phénomène nécessaire. Pas plus que le Canada n’avait l’intention de fermer les frontières pour empêcher la propagation de la COVID-19 chez lui. Pour plusieurs, toute cette crise ne serait qu’une inopportune parenthèse, une anecdote fortuite dans notre marche dans le sens de l’histoire. Au mieux, accepte-t-on cette coquetterie, cette curiosité intellectuelle qu’est le Panier Bleu. Tant qu’il garde sa relative insignifiance. Pour citer à nouveau le professeur Boyer sur ce sujet « Que des individus veuillent acheter local, c’est très bien. C’est leur droit. Affaire de goût ».

On peut lire ici l’appel à enfermer le Panier Bleu dans les étroits chemins du libre marché à outrance, là où les appétits gargantuesques des consommateurs atomisés priment, là où la volonté collective et le bien commun gênent. On nous ressortira également sans ambages les vieux épouvantails méprisants sur le Québec trop-petit-trop-pauvre, susceptible d’intolérance et même de trumpisme à chaque sursaut de fierté nationale. On nous rappellera qu’on ne peut rien faire devant l’inévitable raboteuse qu’est la mondialisation heureuse.

Et pourtant, devant la belle agitation créée par cet embryonnaire et quelque peu brouillon Panier Bleu, force est de constater que la prise de conscience est véritable, enthousiaste, possiblement porteuse d’avenir, rassembleuse et peut-être déliée de complexes qu’on voudrait lui prêter généreusement. Pour la suite, l’initiative Le Panier Bleu pourrait aller beaucoup plus loin qu’un simple répertoire de commerces locaux en intégrant l’ensemble des intervenants (des manufacturiers aux grossistes et au point de vente) et en travaillant de concert à l’amélioration de la visibilité et de la disponibilité des produits respectant les critères du Panier Bleu, aux dépens des autres. Le ministre nous expliquait que 5 $ de plus dépensés par semaine, par ménage, ajouteraient 1 milliard de dollars dans notre économie. Cette initiative crée de l’engouement, ouvre de nouvelles perspectives et peut rapporter gros avec assez peu d’efforts. Elle mérite au moins qu’on lui réponde, qu’on ose.

 

* L’auteur est dirigeant commercial depuis plus de 20 ans dans l’industrie des biens de consommation au Canada. Au cours des dernières années, il a également occupé des rôles de direction sur des conseils d’administration et comités d’association de manufacturiers canadiens. Il partage ses réflexions à titre personnel.

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