Jadis et même hier, la guerre et les conquêtes n’engendraient que des effets relatifs, bien que terribles. Elles chambardaient la carte politique, les rapports de force entre les nations, la puissance matérielle des unes et des autres, et entraînaient des dommages de tous ordres. Mais c’était toujours comme de l’histoire ancienne. Les bouleversements se refermaient à la fin sur des situations changées certes mais rétablies sous d’autres formes. L’histoire classique reprenait, les guerres aussi, mais dans des limites similaires bien que sans cesse agrandies : Napoléon par rapport à Louis XIV, puis les deux grandes guerres par rapport à Napoléon. Différences seulement quantitatives jusque-là, bien qu’immenses. Le sort physique du monde ne se jouait pas encore. Mais voici que ce sort est devenu le premier en cause, ce qui est d’une nouveauté formidable.
Il faut absolument saisir cette différence radicale entre les conséquences des entreprises hégémoniques d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Ces effets n’ont de part et d’autre aucune commune mesure.
Les conséquences de l’actualité guerrière sont désormais de deux niveaux, dont l’un saute aux yeux comme de tout temps et dont l’autre reste caché, mais celui-ci est de loin le plus grave.
Vous faites la guerre, vous entreprenez d’envahir une partie de l’univers, vous lâchez des bombes et vous vous imaginez que les résultats de ces actions ne sont que ceux que vous observez d’évidence, comme jadis : des cités plus ou moins dévastées, une armée qui s’installe, une conquête faite, un pouvoir politique ennemi brisé, des résistants pourchassés : bref, ce que racontent jour après jour les manchettes. Les manchettes ne disent pas que l’on a fait un pas d’une toute autre envergure. Ce deuxième niveau est on ne peut plus profond. Nos actes présents agissent directement sur les fondations de l’humanité et de son existence. Mais on guerroie quand même. Les manchettes ne mentionnent pas que ces événements provoquent ce vers quoi l’humanité dévale rapidement.
La politique de guerre, absurde, forcenée, made in USA, est extrêmement inquiétante. C’est que les sommes fantastiques canalisées par les guerres présentes ou qui se préparent ne représentent rien de moins que le capital de l’humanité. Tout s’engouffrera, perdu dans ce creuset : les œuvres de paix, l’aide au tiers-monde, mais surtout les sommes inouïes qu’il faudrait investir de toute urgence, pour un siècle, dans le but de redresser le destin physique de la terre, dont l’évolution catastrophique est déjà fort avancée.
Nous voilà dans une relation immédiate avec cette fatalité récemment apparue et tout à coup rapprochée de nous radicalement.
L’histoire classique est tout à fait dépassée, bien que les politiciens continuent de fonder d’après elle leurs calculs. Ils persistent à travailler la politique en tout point comme jadis, ignorant que leurs actions portent maintenant sur une réalité toute autre, définitive, fatale, qui n’est plus de l’ordre du relatif et de la circonstance. Il s’agit, sous notre nez, du sort collectif de l’humanité.
Pour la première fois, le fond de l’histoire est atteignable et à notre portée. Tout comme le fond de la nature, aujourd’hui, par notre activité quotidienne. Le fond de l’histoire, c’est lui que nos actions maintenant font bouger. Directement.
Des conséquences de cette nature s’avancent, bien au-delà de celles qui n’intéressent que les empires, les hégémonies et les questions particulières qui s’y rapportent. Les intérêts nationaux, de même que ceux des classes dominantes, à quoi semblent se réduire malheureusement les raisons souveraines de la politique d’aujourd’hui comme celle d’hier, rien de cela n’a plus objectivement d’importance à comparer à ce qui s’en vient d’un destin que l’esprit de guerre et de profit, qui est l’ancien esprit politique, obnubile.
Le présent n’aboutira pas à un avenir qui lui ressemblerait, qui serait comme autrefois dans sa logique et serait encore vivable, au sens propre.
L’avenir qui viendra, complètement différent, aura pourtant dépendu des mêmes causes : la guerre, la folie des intérêts, la bêtise des pensées anachroniques. Ce qui apparaîtra à la fin pourrait être ruine et, précisent nombre de savants, résolution de l’aventure humaine.
L’abstraction a changé de pôle. Ce qui jadis était abstrait, c’étaient les spéculations sur l’avenir de l’humanité dans son ensemble. Les entreprises particulières des empires semblaient au contraire n’appartenir qu’au domaine concret. Cette distinction est désormais inversée. Est aveugle autant qu’abstrait ce qui continue les poursuites d’antan comme si de rien n’était. La méprise est totale. ■