Nos élites mondialisées du monde des affaires ont eu amplement l’occasion d’exprimer leur inquiétude devant la pertinence et la nécessité de soumettre au peuple des questions politiques touchant les secteurs économiques et des flux migratoires. Au cours des dernières années, et contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre pour une petite nation comme la nôtre, plusieurs de nos hérauts du monde des affaires ont clairement opposé une indifférence et parfois une hostilité décomplexée à la souveraineté du peuple et ont utilisé leur présence démesurée dans les différents médias et forums pour le faire savoir. Ceux qu’on présente faussement comme des « conservateurs » sont plutôt des conformistes, saluant les diktats de la mondialisation heureuse et cédant aux membres les plus bruyants et puissants de leur association patronale.
Cette situation n’est pas unique au Québec. Car en plus de ces acteurs locaux, le monde subit la pression des GAFAM et autres monstres oligopolistiques. Selon l’auteure du livre Capitalisme woke, la française Anne de Guigné, les acteurs du monde des affaires soustraient des décisions politiques dans une sphère parallèle et volontairement hors de portée du citoyen :
Sous l’effet de la mondialisation, l’empreinte des grandes sociétés sur la vie des hommes s’est encore accrue. Les grands groupes transnationaux participent au mouvement d’homogénéisation des cultures, tout en assumant, parfois malgré eux, une forme de privatisation de la sphère normative1.
On comprend qu’une des conséquences directes est le bâillonnement des discussions est l’affaiblissement du débat dans l’espace public au profit de l’intérêt de certains groupes d’élite.
D’ailleurs, en fin de campagne électorale au Québec (au moment d’écrire ces lignes), on peut s’inquiéter de l’absence relative de critiques ou de contre-arguments dans les médias face aux failles évidentes et arrière-pensées idéologiques de certaines positions des associations patronales. On peut s’inquiéter tout autant de l’incompétence du gouvernement sortant de s’exprimer sur des sujets comme l’immigration sans se discréditer, sans se rendre carrément odieux.
Pourtant, de nombreuses questions restent en suspens à ce sujet. Par exemple, pendant que les lobbys patronaux réclament l’arrivée massive d’immigrants à bon marché pour remplir les cuisines de restaurants, les commerces de détail et kiosques de festivals, on voit assez peu d’experts soulever l’effet de ressac qui caractérisera le retour à des niveaux normaux de faillites avec le retrait du soutien gouvernemental lié à la crise. Parmi ceux-ci, entend-on Mia Homsy, ex-présidente-directrice générale de l’IDQ qu’on ne peut certainement pas soupçonner de nationalisme militant, nous dire : « Il ne faut pas penser qu’augmenter les seuils d’immigration ou reporter l’âge de la retraite va nous sauver. C’est faux. Il faut agir sur tous les fronts et aller dans toutes les directions ». Plus important, elle nous prévient qu’une réalité tout aussi inquiétante devrait attirer notre attention : « En matière d’investissement, qui est la clé de l’augmentation de la productivité, le Québec accuse un retard inquiétant. » Le professeur des HEC Jacques Nantel s’inquiète aussi :
Il y a beaucoup d’entreprises québécoises qui sont encore sur le respirateur artificiel grâce aux aides gouvernementales qui sont encore extrêmement présentes. Lorsque ce soutien disparaitra, beaucoup d’entre elles ne survivront pas. J’espère me tromper, mais je crois que la récession surviendra au 3e ou au 4e trimestre de cette année (2022)2.
S’inquiète-t-on aussi de la pression que cet accueil massif de nouveaux arrivants mettra sur nos services publics déjà débordés et en pénurie de travailleurs ? Ou de la crise du logement conséquente qui s’aggrave comme le constate déjà un témoin privilégié dans un article du journal Les Affaires :
Depuis environ 10 ans, la construction ne suffit pas à la demande par rapport à la croissance démographique, notamment en raison de l’immigration, relève Charles Brant, directeur du Service de l’analyse du marché à l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec (APCIQ). C’est encore plus vrai pour l’unifamiliale, très recherchée depuis le début de la pandémie3.
Combien d’immigrants à faibles moyens se dirigeront vers des emplois précaires, voire le chômage, pour ensuite se retourner vers les services publics pour faire face à une crise sociale et des prix de logements exorbitants ? Le cheap labour en abondance est une solution bien facile face aux investissements requis en transformation numérique ou en machinerie. Une solution partielle qui amène d’autres problèmes. Nous sommes potentiellement devant une bombe à retardement voire une correction socio-économique qui mènera à l’aggravation des conditions d’un surnombre de nouveaux arrivants.
Cela dit, il n’est pas question de rejeter en bloc l’ensemble des positions de nos lobbys d’affaires, même que plusieurs continuent de contribuer au débat et permettent de prendre le pouls de leur communauté sur plusieurs sujets, de la transformation numérique au télétravail en passant par la formation, la chaine d’approvisionnement et les différends face à la réglementation tant locale qu’internationale. Néanmoins, il est difficile de ne pas s’inquiéter de quelques-unes de leurs positions dogmatiques et en décalage marqué face aux inquiétudes de la population, comme la survie de la langue française et la cohésion sociale.
On pourrait se rassurer d’un contrepoids venant de la gauche. En effet, les positions du monde des affaires ont été historiquement associées à la pensée de la droite libérale et plusieurs citoyens admettent encore cette définition. Pour plusieurs, il pourrait sembler normal et même intuitif que le peuple aille se réfugier dans ce qu’on appelle « la gauche ». En effet, on voyait auparavant celle-ci comme la voix du peuple, le refuge des travailleurs, du prolétariat et des défavorisés. Pourtant, un peu partout à travers l’occident, on assiste à la disqualification des mouvements de gauche comme porteurs de la voix du peuple. Le Québec ne fait pas exception.
Combien de chroniqueurs, militants et politiciens « de gauche » ne jurent que par la charte des droits et libertés pour l’opposer systématiquement aux initiatives populaires et collectives et ralliant la majorité des citoyens, comme les lois 21 et 96 ? Combien de chroniqueurs de cette même chapelle se désoleront de l’opinion de leur lectorat lorsque celui-ci refusera de se faire imposer la « densification » telle qu’on la présente aujourd’hui, alors que d’aucuns redoutent cet empilage de citoyens les uns par-dessus les autres qu’on nous présente comme une initiative environnementale et de resserrement des liens communautaires ? Toujours sous ce thème de la méfiance et du décalage face au peuple dans cette gauche, il fût fascinant de lire l’influente militante multiculturaliste écologiste et chroniqueuse Laure Waridel réagir récemment devant le scepticisme ou le manque d’empressement que suscite ses idées politiques :
Parce que les mesures nécessaires seraient impopulaires. Nuisibles aux prochaines élections. Voilà pourquoi les tribunaux doivent intervenir. Les juges sont au-dessus des intérêts électoralistes. Ils sont tenus de veiller au respect des droits fondamentaux protégés par les Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Les jeunes l’ont compris. Eux qui subiront la crise climatique de façon disproportionnée comparativement à leurs parents et grands-parents. C’est pour cela qu’ENvironnement JEUnesse, au nom de tous les jeunes de moins de 35 ans au Québec, demande à la Cour suprême de les entendre4.
Évidemment, l’inquiétude de madame Waridel face à l’urgence climatique est partagée par plusieurs, dont l’auteur de ces lignes. Néanmoins, elle illustre également cette tendance d’une partie non négligeable de nos élites, nonobstant leur chapelle idéologique, de vouloir dépouiller le peuple de son pouvoir de décider. Dans son texte, la chroniqueuse fait appel à des OSBL et aux juges, deux organismes ayant leur utilité, mais non élus et donc aucunement redevables devant la population. On lit aussi ce doux rêve de voir remplacer le peuple par un autre, avec la succession des générations. Mieux, des politiciens comme la solidaire Shophika Vaithyanathasarma réclament même que ceux qui ne sont plus « jeunes » soient exclus de protestations pacifiques, comme la marche pour le climat. Si cet âgisme devait prévaloir sur le droit démocratique de manifester pacifiquement, j’en conclus que Laure Waridel, plusieurs mères au front et chroniqueurs de gauche devront aussi rester à la maison lors de la prochaine marche. On le sait : la révolution est comme saturne, elle dévore ses propres enfants.
Ainsi, peu importe leur chapelle idéologique, plusieurs visages connus de notre élite se comportent comme de véritables apôtres d’une cause bénie se renfrognant devant ce peuple qui refuse de voir la lumière. Campés derrière leur statut souvent autoproclamé d’expert, ils réclament le musèlement de toute opposition, nuancée ou non. Fiers de leur prêt-à-penser politique, ils montent alors sur leur piédestal pour désigner du menton les bouseux en bas, au risque de voir leur rhétorique humanitaire faire place à un dédain qui semble étrangement plus authentique, plus naturel chez eux. On les retrouve aussi souvent soumis à ce chagrin, opposant leur rejet des chaînes de l’État-nation à cette quête de l’adoubement international qui se formulera en déplorant « ce que le monde pensera de nous ». Et pour accompagner leurs états d’âme, cette constante : le rejet du proche pour l’idéalisation du lointain.
1 Anne Guigné, Le capitalisme woke. Quand l’entreprise dit le bien et le mal, Presses de la Cité,2022, 200 pages.
2 Emmanuel Martinez, « Une récession en vue cette année, selon Jacques Nantel », Les Affaires, 16 février 2022.
3 Émilie Laperrière, « Jongler avec la rareté », Les Affaires, 16 février 2022.
4 Laure Waridel, « Des solutions juridiques à la crise climatique », Journal de Montréal, 12 février 2022.
* L’auteur est dirigeant commercial depuis plus de 20 ans dans l’industrie des biens de consommation au Canada. Au cours des dernières années, il a également occupé des rôles de direction sur des conseils d’administration et comités d’association de manufacturiers canadiens. Il partage ses réflexions à titre personnel.