La modernisation de l’Islam. Boualem Sansal et Mahmoud Hussein


Le monde arabe est en feu : La Syrie, l’Irak, le Liban, la Palestine, l’Égypte, la Lybie sont autant de champs de batailles plus ou moins larvées. À la source de cet embrasement, on trouve de multiples facteurs, mais de nombreux spécialistes de la question arabe sont d’accord pour dire que la cause principale du malaise arabo-musulman est la difficulté que connaît l’islam pour accéder à la modernité. L’on peut même se poser la question : cette religion est-elle compatible avec la modernité et si oui, à quel genre de modernité ? La majorité des spécialistes est également d’accord pour admettre que la condition sine qua non de cette accession à la modernité passe par une réforme des textes coraniques. C’est le thème central des essais de Boualem Sansal et de Mahmoud Hussein dont il est mention ici. Sansal aborde cette question d’une manière plus politique en survolant un monde arabe dans lequel l’islamisme s’est implanté et a empêché tout débat réformiste. Hussein, quant à lui, a cherché à l’intérieur même du Coran des versets prouvant que l’islam peut évoluer et s’adapter de ce fait au contexte moderne. Ces deux auteurs représentent des penseurs réformateurs au cœur du monde musulman, penseurs auxquels on reproche trop souvent leur silence. Il est bon d’écouter ce qu’ils ont à dire.


Le monde arabe est en feu : La Syrie, l’Irak, le Liban, la Palestine, l’Égypte, la Lybie sont autant de champs de batailles plus ou moins larvées. À la source de cet embrasement, on trouve de multiples facteurs, mais de nombreux spécialistes de la question arabe sont d’accord pour dire que la cause principale du malaise arabo-musulman est la difficulté que connaît l’islam pour accéder à la modernité. L’on peut même se poser la question : cette religion est-elle compatible avec la modernité et si oui, à quel genre de modernité ? La majorité des spécialistes est également d’accord pour admettre que la condition sine qua non de cette accession à la modernité passe par une réforme des textes coraniques. C’est le thème central des essais de Boualem Sansal et de Mahmoud Hussein dont il est mention ici. Sansal aborde cette question d’une manière plus politique en survolant un monde arabe dans lequel l’islamisme s’est implanté et a empêché tout débat réformiste. Hussein, quant à lui, a cherché à l’intérieur même du Coran des versets prouvant que l’islam peut évoluer et s’adapter de ce fait au contexte moderne. Ces deux auteurs représentent des penseurs réformateurs au cœur du monde musulman, penseurs auxquels on reproche trop souvent leur silence. Il est bon d’écouter ce qu’ils ont à dire.

Boualem Sansal
Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Gallimard, 2013, 156 pages

Le fait est là, en quatorze siècles aucune tentative de révolution des idées semblable à celle des Lumières n’a pu émerger et prendre corps dans l’univers musulman. S’il y en a eu, elles restèrent confinées dans les milieux fermés où elles furent rapidement tuées dans l’œuf (Boualem Sansal).

C’est le douloureux constat que fait Boualem Sansal à la page 135 de son essai : Gouverner au nom d’Allah. Après avoir connu des siècles d’expansion qui l’a mené en Turquie, en Chine, en Inde et en Afrique, la religion musulmane a été déchirée par de multiples schismes et le monde islamique a régressé sur tous les plans : territorial, culturel, scientifique, économique. Il ne restait rien de la mythique Dar el islam (la maison de l’islam), excepté une chose qu’on ne pouvait lui prendre : l’islam lui-même. Et c’est là-dessus que les islamistes proposèrent de tout rebâtir : le religieux, le social, le politique. C’est à partir de là que l’islamisme voulut remplacer l’islam. Cette doctrine aux relents féodaux est la réponse que le monde musulman a apportée à cette modernité qui a confronté toutes les civilisations. D’après l’auteur la démocratie elle-même, avec ses lois fondamentales, ne pouvait pas fonctionner en terre d’islam. Il avoue d’ailleurs n’avoir jamais trop cru aux « printemps arabes ».

Sansal est un romancier algérien de talent qui produit occasionnellement des essais. Gouverner au nom d’Allah part de son expérience vécue en Algérie où il est né en 1949. Il a vécu les expériences socialisantes et laïcisantes de son pays durant les débuts des années 1960. D’un ton ironique, il nous dit que dès le lendemain de l’indépendance (1962) et après 32 années de guerre de libération, sont arrivés des « prédicateurs discrets venus du Moyen-Orient ». Dans l’Algérie de cette époque, « socialiste, révolutionnaire, tiers-mondiste, matérialiste… », on ne les a pas pris au sérieux, ils faisaient même sourire (p. 12). Nous connaissons la suite de l’histoire : une guerre civile atroce qui dans les années 1990 a fait des centaines de milliers de victimes. Cela avait déjà inspiré l’auteur pour son roman Le serment des barbares dans lequel il tentait d’expliquer le fondement de cette guerre civile. Dans Gouverner au nom d’Allah, Sansal part de son expérience algérienne, mais élargit bien vite son propos à l’internationalisation actuelle de l’islamisme. Il se range résolument dans le camp des alarmistes. Djemila Ben Habib représente certainement cette tendance au Québec. Selon lui, l’islamisme s’installe partout en Occident et s’attaque à la démocratie en usant de la démocratie elle-même avec art et subtilité (p. 23). Dans les pays arabes, il a su s’infiltrer dans les révoltes populaires d’essence démocratique et les retourner à son profit. Ce mouvement va encore plus loin en se mettant dans le sillage des islamistes modérés. On peut penser à la Turquie, de moins en moins laïque, à la Tunisie ou même au Maroc.

Actuellement, on débat beaucoup sur l’islam en Occident, peut-être pas assez au Québec. L’intérêt de ce livre est d’être écrit par une grande plume algérienne, de façon claire et très pédagogique. L’écrivain témoigne de son expérience algérienne puis survole le monde islamique. Il s’attarde sur les grandes dimensions (les vecteurs) de l’islamisme. Il dit des choses captivantes sur l’identité arabe avant de se questionner à savoir si l’islamisme est aussi un problème pour l’Occident. Sa petite conclusion de quatre pages est une vraie pièce d’anthologie. Les quatre annexes sont également à signaler pour qui s’intéresse un tant soit peu à la question musulmane : 1. une longue liste des courants, écoles et mouvements en islam ; 2. une répartition des musulmans dans le monde ; 3. une monographie du monde arabe et enfin un extrait de la Muqaddima (« Prolégomènes ») d’Ibn Khaldoun (le grand penseur maghrébin du XIVe siècle, le premier sociologue identifié comme tel) consacré aux Arabes.

Sansal démontre très bien, comme d’autres l’ont déjà fait, qu’à partir de la multitude d’écoles, de courants et de « sectes » qui composent la religion musulmane il est impossible de définir des croyances et pratiques communes. Ceci constitue un des grands problèmes de l’islam. À titre d’exemple, les notions de tolérance, de liberté, d’autorité varient d’une société islamique à l’autre, d’un contexte politique à l’autre. Le Coran lui-même est versatile. Certains versets préconisent une certaine tolérance envers les « infidèles », alors que d’autres ordonnent de les exterminer ; tel ce verset dans lequel Allah ordonne à Mahomet :

Ô Prophète, mène le jihad contre les infidèles et les hypocrites et soit dur à leur égard (p. 30).

Ainsi, fidèle aux recommandations du verset, Mahomet ordonna d’exterminer la tribu juive des Banu Qurayzah. Dans d’autres contextes, Allah est plus généreux et les Juifs sont tolérés. Ces ambigüités de départ sont sans conteste une des raisons fondamentales de la grande difficulté d’adaptation du monde islamique à la réalité contemporaine. Cela pourrait expliquer également pourquoi cette adaptation se fait plutôt dans la violence que dans la négociation et la réflexion. Sansal déplore qu’il n’y ait pas de débats en terre d’islam à ce sujet et que même en Europe on n’ose pas aborder cette question.

L’écrivain algérien est encore plus inquiétant quand il soulève l’hypothèse selon laquelle l’islam et les musulmans s’étendraient de plus en plus dans le monde. À la faveur de cette expansion, l’islamisme prendrait de plus en plus de place, malgré l’image repoussante que cette doctrine donne de la religion musulmane. Selon Sansal, l’islamisme a récupéré les printemps arabes, il a ressuscité le vieux rêve du califat et il investit de plus en plus les sciences telle l’industrie nucléaire ou informatique, comme en Iran ou en Turquie. L’on assiste actuellement à la naissance d’une élite scientifique musulmane, pour le meilleur ou le pire. Des intellectuels de différents milieux essaient bien sûr de donner une image plus positive de leur religion, plus moderne, plus progressiste, mais la radicalisation qui gagne du terrain parmi les musulmans de deuxième et troisième génération et parmi les convertis en Europe est inquiétante et reste inexpliquée pour Boualem Sansal.

En conclusion de son petit essai très édifiant, l’auteur conclut que tous les espoirs et toutes les peurs sont présents actuellement dans le monde musulman. Selon lui les islamistes sont au pouvoir dans une grande partie du monde arabe. « C’est réellement une nouvelle ère qui commence pour les pays “arabes”. Pour le monde aussi, peut-être » (p. 136).

Mahmoud Hussein
Ce que le Coran ne dit pas, Grasset, 2013, 111 pages

Boualem Sansal déplorait que le monde musulman n’ait pas accompli la réforme nécessaire afin d’entrer plus aisément dans la modernité. Deux penseurs égyptiens, Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, reprennent la balle au bond sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein et s’efforcent de relire le Coran dans le but de prouver qu’il n’est pas qu’un ensemble de commandements et d’interdits valables en tout temps, mais qu’il laisse aussi place à la discrimination et au choix des individus. Cela donne un petit ouvrage d’une centaine de pages dans lequel les auteurs s’efforcent de replacer les faits et gestes de Mahomet dans leur contexte historique : l’Arabie du VIIe siècle ; comme le soutiennent Elnadj et Rifaat : « […] la parole de Dieu est indissociable du temps et de l’espace de sa révélation. Elle porte la marque de son inscription dans l’Arabie du VIIe siècle » (p. 9). Les auteurs vont donc consulter et décrypter la Sira, un volumineux document qui relate les faits et gestes du Prophète durant son existence et tenter de mettre à jour les circonstances dans lesquelles les versets sont « descendus » sur le Prophète ; la masse des croyants n’ayant accès à des « bribes » de ce document que par l’intermédiaire « des clercs et des prêcheurs au gré de leur préférence doctrinale » (p. 8).

L’imprescriptibilité du Coran est sans conteste le cœur de la problématique de Mahmoud Hussein. Il faut prouver que cette idée est contraire au texte coranique. Pour cela l’auteur remonte à la vie de Mahomet (~570-632), visité vers l’an 610 par l’Ange Gabriel qui lui annonce que Dieu l’a choisi pour être le dernier messager. À partir de ce moment et régulièrement, l’ange est venu porter à Mahomet des messages divins. Cela constitue le processus de la Révélation. Les versets ainsi révélés se situent dans le prolongement spirituel du judaïsme et du christianisme et vont structurer un monde arabe essentiellement tribal et idolâtre. Tranquillement, le Prophète et ses révélations assoient leur hégémonie sur la société arabe. Mais à la mort de Mahomet, ça se complique : les versets coraniques avaient été transmis oralement ou sur à peu près n’importe quoi (un bout d’os, une feuille séchée, un morceau de bois…). Ils furent ensuite répartis entre les compagnons du Prophète et il se passera un certain temps avant que l’on en récupère l’essentiel pour en faire un texte sacré : le Coran. À partir de là, deux tendances se profilent : d’un côté des traditionalistes, attachés à une conception absolue du vouloir divin et à l’imprescriptibilité des textes coraniques, et de l’autre côté des rationalistes, qui privilégient la notion de libre arbitre humain. Après une relative domination rationaliste sur le monde musulman, ce sont finalement les thèses à saveur traditionaliste qui s’imposeront sur la planète Islam :

La notion d’imprescriptibilité du Coran est désormais un dogme. Elle investit toutes les branches du savoir religieux. Elle est devenue synonyme du mot islam (p. 46).

Hussein veut ébranler ce dogme et pour cela il interroge des versets, passablement confus, en les replaçant dans leur contexte, c’est-à-dire les circonstances dans lesquelles ils ont été révélés. Il tente de démontrer que ces versets avaient : « […] une visée explicitement conjoncturelle et provisoire » (p. 60). L’auteur veut même prouver que certains versets ont été abrogés, c’est-à-dire annulés et remplacés par d’autres, plus adaptés au changement de circonstances. Cela permettrait d’invalider le caractère d’imprescriptibilité du Coran et d’ouvrir ainsi la porte à une révolution théologique.

Il reste alors l’épreuve de la preuve sur certains versets ambigus ; et là l’ouvrage de Mahmoud Hussein m’est apparu beaucoup moins convaincant. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les versets choisis sont obscurs, abscons, pour ne pas dire impénétrables. Dans un langage plus commun, nous pourrions dire qu’ils disent tout et son contraire. Le travail d’exégète est très ardu. Mais n’en est-il pas de même de tous les textes dits « sacrés »? Quoi qu’il en soit, il ne m’est pas apparu que l’essai des deux Égyptiens infirmait de façon évidente le caractère d’imprescriptibilité du livre sacré des musulmans ; il ne le validait pas non plus. Son mérite c’est de renforcer les courants réformistes musulmans qui s’efforcent de faire accéder le monde arabe à la modernité. À cet effet, on trouvera aux pages 108 et 109 de l’ouvrage une liste de réformateurs musulmans du XXe siècle qui publient en langue française. On ne sait pas s’il en existe autant en arabe, mais preuve est que le débat se fait.

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