M.Sc.A, ing., Président, Syndicat professionnel des scientifiques de l’IREQ.
La nationalisation de l’électricité au Québec découlait de l’urgence, à l’aube des années 60, de corriger une situation chaotique qui nuisait au développement économique du Québec. Initiée par Jean Lesage à la suite d’un mandat électoral obtenu en ce sens, elle conduit à la nationalisation des entreprises électriques opérant sur le territoire du Québec et à leur rétrocession à Hydro-Québec, à l’exception des firmes Alcan et McLaren lesquelles conserveraient la propriété des centrales dont elles étaient propriétaires avant la nationalisation de l’électricité.
1 Le tableau de l’électricité avant la nationalisation
Il apparaissait donc intéressant, dans le cadre d’une vaste étude réalisée, en 1997, afin d’apprécier le contexte présidant à la déréglementation du secteur de l’électricité mis de l’avant en Californie, en Angleterre et dans plusieurs autres législatures, de resituer le contexte électrique, au Québec, avant la nationalisation, contexte qui a justifié l’appropriation du capital hydroélectrique par les Québécois et l’élaboration du pacte social électrique.
1.1 De grandes disparités dans les tarifs
De nombreuses entreprises électriques opéraient à la grandeur du territoire du Québec, entreprises appartenant à des intérêts privés dans la plupart des cas. Ces entreprises s’étaient établies, au gré des balbutiements de l’électricité, sur des territoires qui leur avaient été cédés en exclusivité et opéraient sans cadre réglementaire aucun, ajustant leurs tarifs selon les indications et au seul bénéfice de leurs actionnaires.
Ainsi, en 1960, on dénombrait au moins 10 entreprises produisant de l’électricité sur le territoire du Québec1 :
À l’évidence, ces entreprises opéraient des sites hydrauliques dont le potentiel variait d’une localisation à l’autre, ce qui avait pour effet d’entraîner une grande disparité dans les tarifs électriques. Ainsi, on obtenait la grille tarifaire suivante, pour certains centres urbains du Québec, en 19622 :
Ce tableau est fort éloquent en ce qu’il nous permet de constater que d’importantes disparités existaient entre les régions du Québec, notamment les citoyens de Mont-Louis qui supportaient un tarif six fois plus élevé que les résidents de Hull. De plus, l’actualisation de ces coûts démontre que les citoyens de Mont-Louis auraient supporté un tarif de 30,72 ¢ pour chaque kilowatt-heure consommé en 1996 par rapport au tarif en vigueur tel que facturé par Hydro-Québec à cette époque, soit 5,3 ¢/kWh.
Enfin, ces éléments démontrent également que, si on avait conservé le régime prévalant avant la nationalisation de l’électricité, tous les citoyens du Québec – à l’exception des résidents de Hull – subiraient aujourd’hui une tarification de l’électricité plus élevée que le tarif harmonisé mis en place à la suite de la nationalisation de l’électricité.
1.2 Un réseau de transport d’électricité alambiqué
Les concessions territoriales qui avaient été consenties aux entreprises productrices d’électricité faisaient en sorte que des entreprises desservaient des clientèles dans des zones situées à proximité de territoires adjacents à ceux exploités par leurs concurrents et ce, parfois, à de grandes distances de leurs propres sites de production d’électricité.
Ainsi, par exemple, la compagnie Shawinigan Power desservait la clientèle de la ville de Valleyfield, pourtant située à proximité de la centrale de Beauharnois, propriété d’une autre entreprise. Ou encore, elle desservait les abonnés de la ville de Québec dont l’alimentation électrique aurait été plus économique à partir de la centrale de Bersimis, également exploitée par un autre producteur d’électricité3. Dans tous ces cas, on assistait à une multiplication de lignes de transport d’électricité sur l’ensemble du territoire, les producteurs ne partageant pas leurs lignes de transport avec leurs compétiteurs. En somme, une multiplication inutile et inefficiente de lignes de transport d’électricité sur l’ensemble du territoire du Québec.
1.3 Remettre tout cela en ordre
Lors de la nationalisation, en 1962, on dénombrait pas moins de 85 tarifs résidentiels et 80 tarifs industriels différents, à la grandeur du Québec4. Uniformiser les tarifs électriques et normaliser l’ensemble des procédures administratives et mettre fin à la multiplicité des équipements de transport d’électricité a été une tâche fort complexe qui a mis beaucoup de temps à se réaliser.
Ainsi, en procédant par étapes – afin que l’ajustement tarifaire n’indispose nullement les consommateurs bénéficiant d’un tarif inférieur au coût de fourniture vécu antérieurement –, Hydro-Québec a été mesure de parvenir à uniformiser, en 1975, les tarifs électriques sur l’ensemble du territoire du Québec5.
Il aura donc fallu plus de 12 années après la nationalisation de l’électricité pour établir une uniformité tarifaire sur l’ensemble du territoire, laquelle allait enfin permettre aux consommateurs établis en régions éloignées de bénéficier d’une énergie abondante et à bon prix afin de mettre en valeur les régions plus éloignées, dépourvues de ressources hydroélectriques, et en accélérer le développement économique.
2 Les mandats confiés à Hydro-Québec
De l’élection quasi référendaire qui a permis la nationalisation des entreprises électriques œuvrant sur le territoire du Québec, Hydro-Québec se voyait, à l’origine, confier quatre mandats spécifiques :
• l’électrification de l’ensemble du territoire pour desservir les régions où l’électrification, jugée peu rentable par les entreprises privées, avait été négligée ou était inexistante ;
• la mise en valeur du patrimoine hydroélectrique à la seule fin de satisfaire les besoins en énergie des citoyens et des entreprises établis sur le territoire ;
• l’établissement d’une tarification uniforme afin de corriger les importantes disparités régionales quant aux tarifs que supportaient les utilisateurs de l’électricité ;
• l’ajustement des tarifs pour couvrir spécifiquement les besoins d’investissement et les coûts d’opération d’Hydro-Québec, ce qui faisait d’Hydro-Québec une entreprise de service public et non une entreprise poursuivant des objectifs commerciaux.
3 Un modèle qui a réussi
Trente-cinq ans après la nationalisation des entreprises électriques opérant sur le territoire québécois, on peut certes affirmer que l’aventure Hydro-Québec a été un franc succès.
3.1 Des tarifs qui ont diminué suite à la nationalisation
Les tarifs électriques ont nettement diminué suite à la nationalisation, en 1962, des entreprises électriques opérant sur le territoire du Québec. Selon les données reportées dans le tableau qui suit, ce n’est qu’en 1973 que l’on atteindra, à nouveau, des tarifs résidentiels qui excèdent les tarifs en vigueur en 19586 7 :
Année |
Secteur résidentiel prix courants (¢/kWh) |
Secteur commercial prix courants (¢/kWh) |
Secteur industriel prix courants (¢/kWh) |
1958 |
1.52 |
2.17 |
0.50 |
1959 |
1.48 |
2.19 |
0.51 |
1960 |
1.45 |
2.20 |
0.49 |
1961 |
1.43 |
1.91 |
0.50 |
1962 |
1.40 |
1.87 |
0.50 |
1963 |
1.35 |
1.92 |
0.55 |
1964 |
1.26 |
1.88 |
0.55 |
1965 |
1.25 |
1.84 |
0.58 |
1966 |
1.23 |
1.86 |
0.54 |
1967 |
1.32 |
1.72 |
0.57 |
1968 |
1.36 |
1.64 |
0.63 |
1969 |
1.37 |
1.56 |
0.62 |
1970 |
1.49 |
1.57 |
0.63 |
1971 |
1.51 |
1.50 |
0.63 |
1972 |
1.48 |
1.45 |
0.59 |
1973 |
1.56 |
1.50 |
0.57 |
1974 |
1.56 |
1.54 |
0.60 |
1975 |
1.68 |
1.66 |
0.86 |
1976 |
1.74 |
1.78 |
0.93 |
1977 |
1.88 |
1.98 |
1.08 |
1978 |
2.14 |
2.34 |
1.25 |
1979 |
2.48 |
2.73 |
1.51 |
1980 |
2.79 |
3.17 |
1.70 |
1981 |
3.09 |
3.45 |
1.93 |
1982 |
3.62 |
4.03 |
2.35 |
1983 |
3.89 |
4.32 |
2.52 |
1984 |
3.95 |
4.32 |
2.50 |
1985 |
4.01 |
4.34 |
2.44 |
1986 |
4.15 |
4.43 |
2.34 |
1987 |
4.37 |
4.52 |
2.30 |
1988 |
4.50 |
4.68 |
2.47 |
1989 |
4.65 |
4.92 |
2.91 |
1990 |
4.97 |
5.54 |
3.05 |
1991 |
5.34 |
5.86 |
3.23 |
1992 |
5.58 |
6.18 |
3.32 |
1993 |
5.71 |
6.34 |
3.12 |
1994 |
5.80 |
6.39 |
3.25 |
Les coûts présentés dans ce tableau, par ailleurs, ne tiennent pas compte de l’inflation laquelle a fortement augmenté durant les années 1970-19808. Par ailleurs, si on avait intégré cette variable dans l’établissement des valeurs reportées dans le tableau, force aurait été de constater que, dans les faits, les tarifs sont, aujourd’hui, infiniment plus faibles qu’ils ne l’auraient été sans la nationalisation de l’électricité.
3.2 Des tarifs parmi les plus bas
Par ailleurs, nous jouissons également des tarifs parmi les plus bas en Amérique du Nord. Ce qui veut dire qu’en investissant prudemment dans notre patrimoine hydroélectrique, en développant nos compétences en ingénierie et en faisant preuve d’audace technologique lorsque requis, Hydro-Québec a été et est en mesure d’offrir des tarifs très avantageux à ses clients tout en leur assurant une excellent qualité de service et en maintenant des ratio financiers adéquats. Le tableau suivant présente l’écart entre les coûts de l’électricité de plusieurs grandes villes nord-américaines et ceux facturés au Québec9.
3.3 Une qualité de service profitable à tous
Pour Hydro-Québec, entreprise intégrée verticalement10 et opérant à la grandeur du territoire, tous les clients – les citoyens et les entreprises – jouissent de la même prestation de service et des mêmes normes de qualité électrique, faisant de tous des égaux quant à la chose électrique.
3.4 Des ressources hors du commun
Hydro-Québec, entreprise intégrée déployée à la grandeur du territoire, dispose de ressources considérables qui profitent à l’ensemble des citoyens et des entreprises établis sur le territoire. Ainsi, et on l’a vu récemment lors des pannes dans la région de Lanaudière, au Saguenay ainsi que lors de la crise du verglas de 1998, Hydro-Québec, face à un désastre naturel qui requiert une importante mobilisation de ressources humaines et techniques, est en mesure de puiser dans son bassin de main-d’œuvre afin de supporter une situation urgente dans une région particulière.
Il en va tout autrement chez nos voisins américains lesquels, guidés d’abord et avant tout par un objectif de tarification minimale, sont vulnérables lorsque tempêtes et éléments naturels se déchaînent. Dans ce cas, il est fréquent qu’Hydro-Québec prête main-forte aux entreprises extérieures, sur une base quasi régulière. Le relevé suivant fait état des interventions des équipes d’Hydro-Québec sur le territoire américain durant les dernières années :
3.5 Une situation financière saine mais exigeante
La situation financière d’Hydro-Québec reflète la situation d’une entreprise qui a été bien gérée sur le plan financier. Ainsi, ses revenus lui permettent de rencontrer non seulement les charges fort importantes liées aux intérêts sur ses emprunts mais la valeur nette de ses actifs est constamment maintenue au-delà du seuil de 25 % de ses actifs totaux, une mesure jugée satisfaisante en pareille circonstance.
Ainsi, le rapport annuel 1996 d’Hydro-Québec nous permet de dégager, au niveau du bilan, les éléments suivants :
- Actifs 53 760 M $
- Passif 41 301 M $
- Avoir net 12 459 M $
Par ailleurs, le rapport annuel de 2003 fait état, quant à lui, d’une situation financière qui s’améliore constamment, notamment avec l’augmentation de l’avoir net entre 1996 et 2003, ce dernier se situant à 26 % de l’ensemble des actifs d’Hydro-Québec :
- Actifs 57 703 M $
- Passif 35 985 M $
- Avoir net 15 127 M $
Personne ne saurait alors contester que le modèle québécois dans le domaine de l’électricité, soit Hydro-Québec avec les mandats qui lui ont été associés, est un succès éclatant et a répondu aux attentes des citoyens et des entreprises du Québec.
4 Le pacte social électrique issu de la nationalisation…
Le pacte social électrique issu de la nationalisation de l’électricité est constitué par l’ensemble des conventions qui ont été agréées par les citoyens lors de la nationalisation et les quatre mandats confiés à Hydro-Québec constituent l’essence même de ce pacte. Ce modèle québécois dans le domaine de l’électricité a cimenté l’adhésion des citoyens autour de principes qui ont été acceptés par tous. À cet égard, l’application d’un tarif uniforme sur l’ensemble du territoire illustre clairement l’adhésion de la population aux conventions issues du pacte social électrique.
Cependant, force est de constater que le coût de fourniture de l’électricité aux citoyens et aux entreprises varie considérablement d’une région à l’autre. Ainsi, il serait vain de croire qu’il en coûte le même prix pour livrer l’électricité aux Iles de la Madeleine, en Gaspésie, dans les petits villages de l’Abitibi ou dans les régions éloignées, par exemple. Ce sont, par le fait même, les abonnés des grands centres urbains ainsi que ceux qui sont situés près des centres de production d’électricité qui supportent ces coûts plus élevés.
Or, il n’a jamais été remis en question, par quiconque, de modifier le principe des tarifs uniformes sur l’ensemble du territoire, une approche qualifiée de « timbre poste » – tarif identique pour une lettre peu importe d’où origine l’envoi et peu importe la destination –, sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, combiné avec les autres éléments définissant le pacte social électrique, ces éléments cimentent l’adhésion de la population autour de l’outil collectif dont se sont dotés les citoyens au moment de la nationalisation, à savoir Hydro-Québec comme entreprise de service public. Remettre en question un seul de ces principes risque d’entraîner la dislocation du pacte et nous ramener à la situation chaotique qui prévalait avant la nationalisation de l’électricité.
4.1 Une première brèche dans le pacte social électrique
La première brèche dans le pacte a été introduite par le gouvernement du Québec en 1981. En effet, pour des motifs qui n’ont jamais été clairement exposés, le mandat original confié à Hydro-Québec, lui imposant de maintenir les tarifs les plus bas compatibles avec une saine gestion financière tout en lui commandant d’assurer une qualité de service qui tienne compte des contingences climatiques propres au Québec, a été modifié pour devenir celui d’une entreprise à vocation commerciale devant répondre à de nouveaux critères opérationnels. Ainsi, les tarifs seraient dorénavant ajustés de façon à dégager un bénéfice d’opération sur les activités courantes d’Hydro-Québec, ce qui permettait le versement d’un dividende au « nouvel actionnaire » d’Hydro-Québec, soit le gouvernement du Québec.
Ceci est mis en évidence dans un article du quotidien La Presse11, où M. Georges Lafond, ex-vice-président Finances d’Hydro-Québec, apporte la précision suivante :
« On peut retracer un autre élément fondamental du contrat de société que constituait la création d’Hydro-Québec, dans l’article 22 de sa Loi [Loi constitutive d’Hydro-Québec de 1944], qui stipulait que « La Commission a pour objet de fournir l’énergie aux municipalités, aux entreprises industrielles ou commerciales et aux citoyens de cette province aux taux les plus bas compatibles avec une saine administration financière ».
Notre contrat de société fut respecté intégralement tout au long des 37 premières années d’existence d’Hydro-Québec.
En 1981 débuta en douce la première étape de la répudiation du contrat social dont la privatisation constituerait, comme deuxième étape, une répudiation complète intégrale et irréversible.
En effet, le 19 décembre 1981, le gouvernement sanctionnait une révision de la Loi sur Hydro-Québec qui avait pour conséquence :
1- de soustraire Hydro-Québec à l’obligation de fournir l’énergie « aux taux les plus bas » ;
2- de modifier le statut de la Société Hydro-Québec en la maintenant en existence à compter du 19 décembre 1981 comme « Compagnie à fonds social » ;
C’est ainsi que le 19 décembre 1981, Hydro-Québec cessait d’être une propriété de la collectivité québécoise pour devenir une propriété de l’État.
Ce qui signifie, en clair : Hydro-Québec devait non seulement ajuster ses tarifs afin de s’assurer d’une saine administration financière – une mesure présente dans le mandat original et nécessaire afin de dégager des surplus visant à couvrir ses obligations financières et à maintenir des ratios financiers adéquats – mais, de plus, elle devait générer des bénéfices supplémentaires qui seraient versés au gouvernement.
Comme détournement de la mission première d’une entreprise de service public, on ne fait guère mieux. Une entreprise de services – et les similarités avec le fonctionnement d’une coopérative sont nombreuses – n’a pas pour finalité de verser des dividendes à ses actionnaires puisque ceux-ci sont également ses clients. Cependant, par ce nouveau mécanisme introduit dans le mandat d’Hydro-Québec, celle-ci se voyait dans l’obligation d’ajuster les tarifs afin de répondre aux impératifs de rendement et de versement de dividendes énoncés par son nouvel actionnaire, le gouvernement se chargeant de « reverser le tout » aux citoyens sous forme de prestations de service.
Il s’agit, dans ce cas, d’une forme indirecte de taxation et d’une remise en question de la finalité même d’Hydro-Québec. À l’évidence, tout ceci a été sanctionné sans le consentement de la population et en l’absence de tout débat sur la portée de cette nouvelle mesure.
4.2 D’autres tentatives pour aller plus loin dans la dislocation du pacte social électrique
Quoique les changements introduits dans les années 1980 aient modifié la nature même du mandat confié à l’origine à Hydro-Québec, soit par la transformation d’une société de service public à une entreprise à vocation commerciale devant verser des dividendes à son actionnaire, peu de changements ont été apportés, par la suite, dans la finalité de la mission d’Hydro-Québec jusqu’à la nomination d’une nouvelle équipe de gestion, à Hydro-Québec, en 1996.
Ainsi, à la suite du Débat public sur l’énergie tenu en 1995 lequel avait confirmé la nécessité de maintenir le mandat original d’Hydro-Québec et de placer cette dernière sous l’autorité d’une entité réglementaire, le gouvernement du Québec assujettissait Hydro-Québec à l’autorité de la Régie de l’énergie en 1996, confiant de ce fait la supervision des activités et des tarifs d’Hydro-Québec au soin d’un tribunal expert devant prendre le relais d’une fonction auparavant exercée par le gouvernement du Québec.
Or, il convient de souligner que le marché de l’électricité connaissait, en 1997, de profondes mutations avec la mise en place d’un marché déréglementé de l’électricité dans plusieurs États américains – Californie, Massachusetts, New York… –, une structure de marché s’inspirant largement du modèle de marché mis en place en Angleterre durant les années 80. On pourra trouver de plus amples informations quant à la structure de ce type de marché en consultant un document traitant de manière plus approfondie une telle structure de marché : http://www.spsi.qc.ca/commparl/ conv04/memoire.pdf.
C’est dans ce contexte que les nouveaux dirigeants d’Hydro-Québec ont proposé plusieurs changements qui remettaient directement en question le maintien du pacte social électrique.
4.2.1 Facturer à chacun le « vrai coût » pour la fourniture d’électricité
En 1997, par l’adoption des règlements 642 (17 avril) et 634 (22 mai) d’Hydro-Québec régissant les tarifs d’électricité, le gouvernement du Québec sanctionnait, à la demande d’Hydro-Québec, la création de « catégories » de clients résidentiels, soit ceux devant bénéficier d’un tarif normal et ceux qui, engendrant des coûts de fourniture plus élevés, devraient dorénavant supporter un tarif « conforme aux coûts encourus » par Hydro-Québec pour les desservir. On se souviendra que, lors de la Commission parlementaire de l’Économie et du travail tenue en 1998, les dirigeants d’Hydro-Québec faisaient valoir le fait que, dorénavant, Hydro-Québec se comporterait comme une « entreprise à vocation commerciale » et que, de ce fait, il importait d’appliquer à chacun le « vrai coût » pour la desserte en électricité.
Ainsi, par l’adoption de ces deux règlements, les clients branchés sur les réseaux autonomes voyaient leurs tarifs progresser de 5,79 ¢ à 26,5 ¢ pour chaque kilowatt-heure consommé12, une mesure de redressement s’échelonnant sur les 5 années suivantes, et, par ailleurs, les nouveaux clients branchés sur les réseaux autonomes devaient supporter des frais initiaux de desserte de 5 000,00 $, non remboursables.
Par la suite, devant la réaction indignée des clients desservis par les réseaux autonomes, le gouvernement du Québec faisait volte-face en retardant, dans un premier temps, la mise en application de ces nouveaux tarifs pour éventuellement surseoir à sa décision et maintenir l’uniformité tarifaire pour l’ensemble des clients d’Hydro-Québec.
4.2.2 Des partenariats Hydro-Québec-communautés locales pour la mise en œuvre des nouveaux projets hydroélectriques
Durant les années 70 et jusqu’en 1996, Hydro-Québec appliquait, à l’égard des communautés locales où elle aménageait de nouvelles centrales hydroélectriques, une politique visant à octroyer 1 % des coûts de l’ensemble des travaux aux communautés locales, à charge pour ces dernières d’utiliser ces allocations à des fins de revalorisation touristique ou environnementale dans leur région.
Cette mesure était fort bien accueillie par ces communautés puisqu’elle reconnaissait le fait que, puisqu’elles permettaient à l’ensemble de la population de bénéficier de la production d’électricité émanant de leurs régions, il s’avérait juste et raisonnable de reconnaître cette contribution aux intérêts de la collectivité par le versement d’un montant forfaitaire lors de la réalisation des aménagements hydroélectriques sur ces territoires. Par ailleurs, cette mesure n’avait pas pour effet d’introduire des sources de mécontentement au sein des régions qui faisaient bénéficier l’ensemble de la population de l’électricité mise en commun à la suite de la nationalisation de l’électricité et qui n’en avaient jamais retiré nul bénéfice à ce jour.
Bref, on reconnaissait les apports, au bénéfice de l’ensemble de la population, des centrales hydroélectriques aménagées dans de nouvelles régions sans créer de situations injustes pour les régions qui desservaient les besoins du Québec jusqu’à ce jour. Ainsi, depuis la nationalisation de l’électricité et malgré l’introduction de la mesure compensatoire du 1 % mise en vigueur dans les années 70 pour les nouveaux aménagements hydroélectriques, les régions de la Mauricie, de l’Abitibi, de la Côte Nord ainsi que les résidents de Beauharnois acceptaient que leurs ressources « locales » soient mises à la disposition de la collectivité afin d’assurer un développement économique harmonieux pour toutes les régions du Québec.
Or, afin d’accélérer la mise en place de projets hydroélectriques dans de nouveaux territoires et de circonscrire les objections émanant des populations visées par ces nouveaux projets, Hydro-Québec, avec l’assentiment du gouvernement, a proposé aux communautés locales, à travers des partenariats établis au sein de sociétés en commandite, une participation à la propriété de ces ouvrages et aux revenus de production d’électricité qui découleraient de la mise en service de ces nouveaux projets.
Ainsi, aujourd’hui, Hydro-Québec n’est plus la propriétaire exclusive des projets mis en place depuis 1997 mais en partage la propriété et les revenus avec les communautés locales, une situation injuste et embarrassante qui crée un fort ressentiment au sein des régions qui mettent gracieusement leurs ressources électriques au service de l’ensemble de la population du Québec depuis la nationalisation de l’électricité en 1962.
Nul doute qu’une telle approche saura, tôt ou tard, être un élément qui contribuera à la dislocation du pacte social électrique, chaque région s’estimant en droit de revendiquer la propriété et les revenus émanant de la ressource électrique produite dans son environnement immédiat.
4.2.3 Un projet pilote de déréglementation de l’électricité, au Québec, au niveau du marché de détail de l’électricité
Lors des audiences de la Commission parlementaire de l’économie et du travail en 1998, s’inspirant du processus de déréglementation de l’électricité introduit dans plusieurs États américains, les dirigeants d’Hydro-Québec proposaient le lancement d’un marché déréglementé de l’électricité, au niveau du marché de détail, au Québec à travers un projet pilote appliqué à un groupe cible, la mesure se généralisant à l’ensemble des clients d’Hydro-Québec si les résultats du projet pilote s’avéraient probants. Les motifs invoqués par Hydro-Québec laissaient alors entrevoir le fait que, par la déréglementation du marché de détail de l’électricité, par le jeu de la compétition entre des producteurs d’électricité, les consommateurs du Québec seraient à même de sélectionner le fournisseur leur garantissant le meilleur tarif et, ainsi, exercer une pression à la baisse sur les tarifs d’électricité.
Or, une telle structure de marché, par le jeu des regroupements de clients au sein de groupes d’achat plus importants, aurait fait en sorte que les clients « regroupés » au sein de grands blocs urbains – Montréal, Laval, Québec, Trois-Rivières, Sherbrooke… – auraient été en mesure de bénéficier de tarifs moindres que les regroupements de clients émanant des petites communautés locales, généralement établies en milieu rural. De ce fait, à très court terme, l’uniformité tarifaire aurait été mise en brèche sur l’ensemble du territoire du Québec et, à terme, aurait été grandement préjudiciable au développement économique de plusieurs régions du Québec, un des acquis importants de la nationalisation de l’électricité et un des fondements du pacte social électrique au Québec.
À l’évidence, cette proposition des dirigeants d’Hydro-Québec a reçu un accueil mitigé par l’ensemble des intervenants dans le domaine de l’énergie et le gouvernement du Québec a, heureusement, décidé de surseoir à une proposition qui aurait mis en brèche le pacte social électrique au Québec.
4.2.4 La séparation fonctionnelle des unités d’Hydro-Québec après l’adoption d’une structure de marché déréglementé – au niveau du marché de gros – en l’an 200013
Tel que cela a été mentionné plus haut, depuis 1996, Hydro-Québec était soumise à l’autorité d’une entité réglementaire – la Régie de l’énergie – chargée d’autoriser non seulement les nouveaux équipements devant être mis en service afin de satisfaire les besoins à venir du Québec – centrales hydroélectriques, lignes de transport d’électricité, enfouissement du réseau de distribution d’électricité – mais également les tarifs d’électricité à être octroyés à Hydro-Québec, un souhait unanimement exprimé par l’ensemble des participants lors du Débat public sur l’énergie tenu en 1995.
Or, depuis 1997, Hydro-Québec avait obtenu, auprès des autorités réglementaires américaines – la « Federal Energy Regulatory Commission (FERC) » – un permis l’autorisant à transiger de l’énergie sur le marché américain, à la condition qu’elle implante un libre accès au marché de l’électricité du Québec, une mesure de réciprocité exigée par les autorités américaines. À l’évidence, telle n’était pas la situation qu prévalait au Québec et, d’autre part, invoquant le besoin d’une plus grande flexibilité dans le courtage de l’énergie sur ce marché, Hydro-Québec convainquait le gouvernement du Québec d’introduire une déréglementation « distincte » pour le marché de l’électricité au Québec, une situation unique ne connaissant aucun précédent ailleurs dans d’autres législatures.
C’est ainsi que, par la loi 116 promulguée en 2000, la structure du marché de l’électricité a été considérablement modifiée, au Québec, avec des éléments dont on mesure à peine les conséquences à ce jour. Précisons les éléments saillants issus de cette réforme :
- séparation fonctionnelle d’Hydro-Québec en 3 entités séparées – Production, Transport et Distribution d’électricité –, chaque entité opérant distinctement l’une de l’autre
- les divisions Transport et Distribution d’électricité sont soumises à la juridiction de la Régie de l’énergie, la division Production opérant en « agent libre » soumis à l’encadrement gouvernemental, tel que cela existait avant la venue de la Régie de l’énergie en 1996
- accès sans restriction aucune des producteurs d’électricité – établis au Québec ou à l’extérieur du territoire – au réseau de transport d’électricité d’Hydro-Québec
- Hydro-Québec Distribution devient l’unité responsable de la fourniture d’électricité au Québec – obligation de répondre à la demande et de s’assurer que les besoins à venir soient planifiés à l’avance et que des fournisseurs agréés répondent à ces besoins
- Hydro-Québec Production devient un fournisseur non exclusif d’électricité pour Hydro-Québec Distribution, lui garantissant un bloc d’énergie « patrimoniale » de 165 TWh à un tarif de 2,79 ¢/kWh
- pour les besoins en énergie excédant le bloc patrimonial, Hydro-Québec Distribution procède à des appels de proposition auprès de producteurs d’électricité et fera l’acquisition de cette énergie additionnelle à un prix reflétant les propositions retenues, la Régie s’assurant alors des ajustements tarifaires requis afin de dégager un bénéfice d’opération pour la division Hydro-Québec Distribution
- Hydro-Québec Production n’a aucune obligation légale ou autre de répondre aux besoins futurs, en électricité, d’Hydro-Québec Distribution, pouvant de ce fait lancer des aménagements hydroélectriques voués à l’exportation alors qu’Hydro-Québec Distribution devrait faire appel à des fournisseurs extérieurs pour combler les besoins à venir du Québec
- Hydro-Québec Distribution n’a pas accès aux interconnexions du réseau de transport d’électricité lui permettant d’importer de l’énergie auprès des producteurs extérieurs au Québec
- Hydro-Québec Distribution n’a pas accès aux réservoirs hydroélectriques lui permettant de stocker l’électricité achetée à bas prix sur les marchés externes et requise aux périodes de forte consommation, les réservoirs étant la propriété exclusive d’Hydro-Québec Production
À l’évidence, les récents événements douloureux auxquels ont été confrontés les intervenants dans le domaine de l’énergie ainsi que les clients d’Hydro-Québec, notamment le lancement de projets de production d’électricité à partir du gaz naturel – le projet de centrales à cogénération de Bécancour et Le Suroît – et les augmentations de tarif décrétées en 2004, pour ne nommer que ces cas, sont les conséquences directes des changements législatifs introduits en 2000 par le gouvernement du Québec, à la demande d’Hydro-Québec. Et la situation n’est pas près d’être corrigée dans la mesure où des segments complets des activités d’Hydro-Québec échappent, dorénavant, à l’autorité de la Régie de l’énergie et dans la mesure où les mécanismes mis en place garantissent des hausses tarifaires durant les années à venir, une importante source de revenus pour le gouvernement du Québec.
Bref, nous en sommes revenus à un système hybride – activités soumises à l’autorité de la Régie de l’énergie et activités relevant de la discrétion gouvernementale – qui combine les éléments négatifs de la situation qui prévalait avant la mise sur pied de la Régie de l’énergie, en 1996, juxtaposée à l’obligation, pour la Régie de l’énergie, d’appliquer des critères de rendement financier pour les divisions Transport et Distribution d’Hydro-Québec, ce qui se traduira par des hausses de tarifs importantes durant les années à venir malgré le fait que les bénéfices globaux d’Hydro-Québec, dans son ensemble, atteignent des sommets inégalés à ce jour.
5 Conclusion
À l’évidence, la nationalisation de l’électricité, survenue en 1962 à la suite d’une élection référendaire tenue en ce sens, s’est avérée une mesure bénéfique pour l’ensemble des citoyens et des entreprises du Québec : uniformisation des tarifs sur l’ensemble du territoire, diminution des tarifs pour les consommateurs et développement économique important pour l’ensemble des régions du Québec. À l’évidence, Hydro-Québec a bien assumé son mandat de fournisseur d’électricité à l’ensemble du territoire tout en conservant des ratios financiers témoignant d’une saine gestion financière.
Cependant, des changements introduits dans le marché de l’électricité, dans les années 80, ont su transformer la mission d’Hydro-Québec – entreprise de service public devant fournir un service au moindre coût – en une entreprise à vocation commerciale qui verse des revenus au gouvernement du Québec à même les bénéfices qui se dégagent de ses opérations.
De plus, les changements mis en place depuis 1996 portent, en eux, les germes d’une remise en question profonde du pacte social électrique établi, en 1962, à la suite de la nationalisation de l’électricité sur le territoire du Québec. Ces changements pourraient éventuellement résulter en des tarifs non uniformes sur le territoire du Québec et inciter les régions « productrices d’électricité » à soutirer un avantage indu de l’électricité produite sur leurs territoires, au détriment du développement économique des régions dépourvues de ressources hydroélectriques.
Par ailleurs, la structure de marché mise en place, en 2000, par la promulgation de la loi 116 a considérablement perturbé le fonctionnement et l’équilibre du marché de l’électricité au Québec. Nul doute que les citoyens et les entreprises subiront les effets néfastes d’une structure de marché « unique » qui ne connaît aucun précédent dans aucune autre législature. Les événements douloureux vécus récemment par les intervenants dans le domaine de l’énergie et les clients d’Hydro-Québec – hausses des tarifs d’électricité en 2004, hausse de tarifs à venir pour 2005, lancement des projets de centrales au gaz naturel Bécancour et Le Suroît – ne sont qu’un léger avant goût des conséquences induites par les changements apportés par la loi 116 en l’an 2000.
Il serait souhaitable, dans l’intérêt supérieur de la population du Québec et des clients d’Hydro-Québec, d’abroger la structure de marché mise en place par la loi 116, comme le souhaitent l’ensemble des intervenants collaborant aux dossiers de la Régie de l’énergie. Dans le cas contraire, la planification des besoins à venir en électricité et les tarifs d’électricité feront les frais de cette structure de marché « unique » axée principalement vers les activités d’exportation d’Hydro-Québec.
1 L’énergie électrique, ressource mal exploitée?, étude de Jean-Claude Paquet, publiée dans le quotidien La Presse du 5 au 16 mai 1962, p. 2.
2 Ibid
3 ibid
4 Hydro-Québec, Historique de la tarification d’Hydro-Québec, Décembre 1988, p. 2
5 Ibid, p. 13
6 Données provenant des documents Les statistiques de l’énergie au Québec 1958-1978 et L’énergie au Québec édition 1996, ministère des Ressources naturelles, Québec.
7 La baisse des tarifs électriques est, par ailleurs, relatée dans un document d’Hydro-Québec, Historique de la tarification d’Hydro-Québec, Décembre 1988.
8 L’augmentation des tarifs électriques, durant la décennie 1970-1980, a suivi l’augmentation de l’IPC, selon le document d’Hydro-Québec, Historique de la tarification d’Hydro-Québec, Décembre 1988.
9 Tarifs en vigueur en 1997.
10 Hydro-Québec opérait en mode « entreprise intégrée » jusqu’aux changements introduits, en 2000, par la loi 116 dans la structure du marché de l’électricité au Québec.
11 Nous ne pouvons réellement pas nous payer le luxe d’une privatisation d’Hydro-Québec, opinion de M. Georges Lafond, La Presse, 15 avril 1994.
12 En excédent des 30 kWh journaliers livrés au tarif de base.