La retraite est un droit humain: et alors?

Le droit à la retraite décente est un droit humain

En 1952, l’Organisation internationale du travail (OIT) adoptait la Convention no 102 concernant la sécurité sociale (norme minimum)1. Cette Convention cristallise un demi-siècle de travail normatif de l’OIT en matière de protection sociale. Non seulement fait-elle écho à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui à son article 22 affirme le droit de toute personne à la sécurité sociale, mais en sus, la Convention no 102 explicite la notion des risques sociaux encourus par les travailleurs. Ceux-ci sont au nombre de neuf (9) : l’accès aux soins de santé de base ; la maladie ; le chômage ; les accidents de travail ; les prestations familiales ; la maternité ; l’invalidité ; les prestations de survivant et la vieillesse.

En 1952, l’Organisation internationale du travail (OIT) adoptait la Convention no 102 concernant la sécurité sociale (norme minimum)1. Cette Convention cristallise un demi-siècle de travail normatif de l’OIT en matière de protection sociale. Non seulement fait-elle écho à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) qui à son article 22 affirme le droit de toute personne à la sécurité sociale, mais en sus, la Convention no 102 explicite la notion des risques sociaux encourus par les travailleurs. Ceux-ci sont au nombre de neuf (9) : l’accès aux soins de santé de base ; la maladie ; le chômage ; les accidents de travail ; les prestations familiales ; la maternité ; l’invalidité ; les prestations de survivant et la vieillesse.

Le besoin énoncé à la Convention no 102 de répondre par des techniques diverses de sécurité sociale aux risques sociaux encourus par les travailleurs est affirmé au nom de la dignité humaine de ceux-ci.

Pour chacun des risques énumérés, la Convention prévoit des techniques de protection destinées à garantir un niveau minimal d’équité horizontale (le nombre de travailleurs ou de personnes protégées) et verticale (la hauteur des bénéfices)2. En matière de prestations de vieillesse, par exemple, un État souscrivant aux engagements de cette Convention devra déployer l’une des trois techniques suivantes : une méthode contributoire destinée à au moins 50 % de l’ensemble des salariés appartenant à des catégories prescrites ; une méthode contributoire destinée à au moins 20 % de l’ensemble des résidents selon des catégories prescrites ; une méthode universelle couvrant l’ensemble des résidents. Dans tous les cas, la Convention prévoit que la prestation de vieillesse devra correspondre à au moins 40% ou 45 % (dans le cas d’un système contributoire) d’un salaire de référence défini comme celui du manœuvre masculin type ou de l’ouvrier qualifié type, selon la méthode retenue. Dans tous les cas, ces archétypes des régimes de pensions de la vieillesse se destinent, comme le rappelle la Convention, à garantir des conditions de vie décentes et convenables.

Pour tous les risques énumérés à la Convention, celle-ci énonce un principe fondateur à l’article 71(1) : le coût des prestations attribuées en application de la présente convention et les frais d’administration de ces prestations doivent être financés collectivement par voie de cotisations ou d’impôts, ou par les deux voies conjointement, selon des modalités qui évitent que les personnes de faibles ressources n’aient à supporter une trop lourde charge et qui tiennent compte de la situation économique du Membre et de celle des catégories de personnes protégées. L’État assume donc la première responsabilité dans la mise en œuvre du droit à une pension digne tout comme il a l’obligation de superviser l’impact de l’ensemble des outils financiers sur lesquels repose l’aspiration d’une retraite digne. En d’autres mots, au nom des droits humains, l’État n’a pas droit à l’angle mort à l’égard des personnes retraitées les plus vulnérables.

Plusieurs études longitudinales confirment qu’au cours des deux derniers siècles, ce sont les risques vieillesse et accidents de travail qui ont reçu le plus d’attention parmi les États membres de l’OIT (entre 160 et 170 pays pour la période 1820-2013)3. Ce déploiement illustre la garantie du droit de toute personne à la sécurité sociale, et notamment aux assurances sociales, énoncé à l’article 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies.

Si, sur le plan normatif, le caractère de droit humain du droit à la retraite est dorénavant incontestable, celui-ci a néanmoins été stoppé dans sa progression à la fin du XXe siècle. Et l’OIT l’a déploré4. Afin de redonner du souffle à l’amélioration progressive des réponses aux risques sociaux du travail, l’OIT a réussi – après moult tergiversations – a adopté en 2012 la Recommandation no 202 sur les socles de protection sociale5. Un socle se définit comme une base, une assise ou un support. On admet aujourd’hui que la protection sociale n’est plus exclusivement une dépense, mais bien une contribution essentielle à la réalisation des Objectifs du Développement durable, notamment. Conséquemment, l’article 3 de la Recommandation no 202 énumère quatre composantes essentielles, urgentes et immédiates à ce socle de protection sociale : a) l’accès à un ensemble de biens et services définis à l’échelle nationale comme étant des soins de santé essentiels qui répondent aux critères de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité ; b) la sécurité élémentaire de revenu pour les enfants, assurant l’accès à l’alimentation, à l’éducation, aux soins et à tous autres biens et services nécessaires ; c) la sécurité élémentaire de revenu, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale, pour les personnes d’âge actif qui sont dans l’incapacité de gagner un revenu suffisant, en particulier dans les cas de maladie, de chômage, de maternité et d’invalidité ; d) et enfin, la sécurité élémentaire de revenu pour les personnes âgées, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale.

Cette Recommandation souffle le chaud et le froid6. Gardons toutefois à l’esprit qu’elle constitue un appel à l’ensemble de la communauté internationale. À l’échelle mondiale, l’OIT estime que plus que 4 milliards de personnes ne bénéficient d’aucune protection sociale et que 47% de la population mondiale n’est protégée qu’à l’égard d’un seul des risques sociaux énumérés à la Convention no 102 de l’OIT7. Néanmoins, pour certains pays, dont le Canada, la description du socle de protection sociale pourrait représenter une occasion de recul en la matière dans la mesure où les protections en matière de vieillesse ne se limitent pas au Canada au remplacement d’un revenu de base. De plus, ce n’est pas l’engagement de ce pays en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels selon lequel le Canada s’engage à améliorer continuellement et progressivement les droits qu’il garantit, dont le droit à la sécurité sociale.

Ce qu’il convient toutefois de retenir de la Recommandation no 202 c’est son article 3 qui propose un ensemble de principes en matière de protection sociale, lesquels sont issus d’un cadre de référence des droits humains. On peut les résumer comme suit :

  • L’amélioration progressive des régimes de retraite ;
  • L’universalité de la protection, fondée sur la solidarité sociale ;
  • Le caractère adéquat et prévisible des prestations ;
  • La non-discrimination ;
  • L’inclusion sociale, y compris des personnes travaillant dans l’économie informelle ;
  • Le respect des droits et de la dignité des personnes couvertes par les garanties de sécurité sociale ;
  • La prise en considération de la diversité des méthodes et approches, y compris des mécanismes de financement et des systèmes de fourniture des prestations ;
  • La pérennité financière, budgétaire et économique, compte dûment tenu de la justice sociale et de l’équité ;
  • Des services publics de qualité améliorant l’efficacité des systèmes de sécurité sociale ;
  • Le suivi régulier de la mise en œuvre et l’évaluation périodique ;
  • La participation tripartite avec les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs ainsi que la consultation d’autres organisations pertinentes et représentatives de personnes concernées.

À l’occasion d’une Table ronde tripartite organisée par l’OIT en 2020 au sujet des pensions8, les participants ont esquissé le diagnostic suivant concernant les défis auxquels sont confrontés les régimes nationaux de retraite et de pension :

  • Les inégalités du marché du travail et notamment celles issues du travail atypique et informel, indépendamment du modèle national des retraites ;
  • La dépendance excessive sur l’épargne individualisée ;
  • L’absence de suivi systématique des facteurs d’exclusion et de discrimination dans les régimes de retraite nationaux ;
  • L’absence de participation effective des parties prenantes à la gestion des régimes de retraite nationaux ;
  • Une attention soutenue à la protection de base (équité horizontale), mais des échecs en regard du caractère suffisant des bénéfices (équité verticale).

Concernant ce dernier point, l’OIT observait dans son rapport 2020-2022 sur la protection sociale une tendance inquiétante au recul eu égard au niveau de remplacement des gains à la retraite9.

La recommandation no 202 de l’OIT tout autant que le bilan posé par l’OIT révèlent l’intérêt de soumettre la question des retraites au cadre de référence des droits humains. En effet, celui-ci sert de révélateur à l’exclusion sociale tout autant qu’il cadre les débats en matière de retraite dans la perspective des obligations des États en matière de droits humains.

Le Canada et le droit à la retraite

Le Canada appartient à une minorité de pays qui garantit le revenu de retraite en recourant à un modèle public contributoire ET à un modèle public non contributoire et universel10. Au Canada, les dépenses de pensions représentent 5,3 % du PIB alors que la moyenne des pays membres de l’OCDE est de 7,711. En Amérique du Nord, la population âgée (16,4 % de la population) accapare 6,8 % des dépenses de protection sociale (excluant les dépenses de santé). C’est largement moins que la moyenne européenne (10,7 %) et légèrement moins que la moyenne globale (7 %).

Ces résultats modestes illustrent les ambigüités sur lesquelles repose la protection sociale au Canada12. S’agit-il de lutter contre la pauvreté des ménages ou de garantir une vie décente à toute personne ? Contre toute intuition, ces expressions ne sont pas des synonymes. La vie décente ne se limite pas à la satisfaction des besoins de base tels que définis selon la norme de la mesure du panier de consommation13, mais tend plutôt à garantir l’accès à l’ensemble des composantes d’une vie digne. Ainsi, le Canada, en mettant l’emphase sur les stratégies de réduction de lutte contre la pauvreté, entretient une vision subsidiariste de la protection sociale laquelle consacre la responsabilité première des ménages aux fins de la sauvegarde des conditions de leur dignité économique. Ce constat a été confirmé pour une première fois alors que des mesures de récupération ont été imposées au supplément du revenu garanti (composante de la sécurité de la vieillesse) dès 198914.

L’enjeu des objectifs de la protection sociale – et notamment de la retraite – au Canada est amplifié par le silence constitutionnel – ou le quasi-silence dans le cas du Québec15 – concernant le caractère de droit humain du droit à la retraite. Aux fins de comparaison, l’Europe du Conseil de l’Europe (46 états membres) bénéficie des analyses du Comité européen des droits sociaux en vertu de la Charte sociale européenne révisée, laquelle contient des dispositions fort détaillées concernant tout autant le droit à la sécurité que celui à l’assistance sociale16. Cette institution réfléchit la protection sociale comme un droit humain.

Au Canada, il n’en est rien. Le principal, voire le seul, levier constitutionnel est la norme d’égalité. Cette voie précieuse, notamment pour les femmes, mais surtout pour les femmes blanches, autorise des corrections marginales aux inégalités17, mais ne bonifie pas globalement le sort des retraites. Des esprits cyniques pourraient même prétendre que la norme d’égalité avantage les plus favorisées18.

Les récentes données sur la pauvreté des aînés parlent pourtant d’elles-mêmes19 :

  • Les femmes aînées racisées forment le groupe social le plus défavorisé notamment en raison des écarts de revenus de retraite privée et de rentes de la RRQ ;
  • Le revenu médian des personnes âgées est d’environ 10 000 $ de moins que celui du groupe des 16-64 ans ;
  • La moitié des personnes aînées vit avec moins de 26 000 $/année ;
  • Les écarts de revenus sont atténués chez les aîné.e.s par les congés et crédits d’impôt ;
  • La capacité de contribuer à des REER est moindre chez les femmes ;
  • 20% des ménages aînés endettés ont des dettes représentant deux fois leur revenu réel ;
  • Les femmes prennent leur retraite plus tôt à titre de proches aidantes.

On pourra argumenter à l’infini de la question de savoir « qui a la responsabilité de quoi » lorsqu’il s’agit de la pauvreté des aînés et des aînées : le régime public contributoire ou la pension de vieillesse ? La pension de vieillesse, son supplément ou les crédits d’impôt non remboursables ? Mais un fait demeure. Les lois afférentes à ces divers dispositifs entretiennent toutes un silence circonspect envers le cadre de référence des droits humains. Cet esprit subsidiariste se manifeste avec éclat dans des lois importantes telle la Loi sur les régimes de rentes du Québec20 ou encore la Loi sur les régimes complémentaires de retraite21. Celles-ci se distinguent notamment par l’absence de tout préambule affirmant leur finalité ou encore par celle de toute reconnaissance du droit humain à la retraite. Elles se présentent essentiellement comme des lois techniques de protection sociale et non comme des lois de dignité humaine. Cette architecture n’exclut pas un objectif implicite en matière de droits humains. Mais l’exigence d’une vie digne ne gouverne pas pour autant l’objet et la finalité de ces lois. Ainsi, les lois de retraite au Canada et au Québec trahissent la lettre et l’esprit de la Recommandation no 202 de l’OIT.

Des analyses plus granulaires découlant de la concurrence de lois fédérales et provinciales en la matière bénéficieraient de la prise en compte des principes proposés par cette Recommandation à son article 3. Notons le cas des bénéficiaires de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles22 – loi de dernier recours – qui ont l’obligation d’accéder à la rente versée par la RRQ dès l’âge de 60 ans ou encore celui des retraités et retraitées pénalisés au chef du Supplément de revenu garanti (fédéral) du fait de toucher la rente de la RRQ. L’angle mort sur les disparités de revenus en matière de retraite, ce qui est une patente violation du droit au caractère adéquat et prévisible de la retraite, se manifeste ici de manière convaincante23.

Retraite Québec à l’heure des tentatives de réforme

Retraite Québec a récemment mené des consultations publiques statutaires concernant le Régime de rentes du Québec24. Un peu « à la Macron25 » ces consultations reposaient sur des pistes – largement écartées depuis l’adoption du budget québécois le 21 mars 2023 – et des constats largement contestés : travailler plus longtemps ; prendre sa retraite à un âge plus avancé ; miser de manière plus importante sur l’épargne individualisée ; travailler pendant la retraite ; corriger les pénuries de main-d’œuvre ; etc. Comme dans le cas français, nul n’a contesté la santé financière du Régime de rentes du Québec. Il s’agirait donc d’autre chose. Nous n’entendons pas ici reprendre le brillant argumentaire proposé par l’Observatoire de la retraite qui a contesté les prémisses de cette consultation26.

Ce qui frappe néanmoins dans cette consultation, c’est l’absence totale de prise en compte des droits humains. Voici quelques pistes :

  • La trajectoire des groupes de retraités « atypiques » ;
  • L’insuffisance de la rente mensuelle moyenne ;
  • La consécration du rôle de l’épargne privée ;
  • La consolidation de la fonction « travail » ;
  • Le racisme systémique du marché du travail ;
  • La négation des discriminations ;
  • Les incertitudes liées au statut des actifs du XXe siècle.Attardons-nous brièvement au dernier point, soit celui des incertitudes liées au statut des actifs d’aujourd’hui qui sont aussi de futurs retraités. On le sait, le droit du travail et celui de la protection sociale peinent dans leurs articulations réciproques27. Les lois du travail ont été élaborées en prenant pour référence la « relation individuelle d’emploi traditionnelle », c’est-à-dire celle du rapport salarial dans lequel on retrouve une personne salariée, liée à un employeur, qui fournit sa prestation de travail à temps plein et pour une durée indéterminée dans une unité productive classique, soit l’entreprise. Cet emploi salarié assure entre autres l’accès à des mécanismes étatisés de remplacement du revenu, tels que les prestations de retraite publique et l’assurance-emploi. Ces mesures, de nature contributoire, sont parfois complétées par des programmes d’avantages sociaux, dont les régimes complémentaires de retraite et des assurances collectives, par exemple. La modélisation sociale sur la base de laquelle le droit du travail et de la protection sociale a été élaboré souffre de ses présupposés largement dénoncés.

    Premièrement, la notion même de « droit à la protection sociale » ou de « droit du travail » est largement construite en fonction de l’archétype du travailleur masculin d’usine. Il est présumé que celui-ci bénéficie d’un lien d’emploi sur le temps long et qu’il assume des responsabilités familiales. Les mouvements féministes successifs ont en partie corrigé cet a priori sexiste. D’abord, ils ont revendiqué l’égalité de traitement au travail entre les hommes et les femmes, puis une reconnaissance des spécificités attachées au travail du care. De plus, si la quête de flexibilité des entreprises, ainsi que la mise en place de structures organisationnelles productives transnationales et décentralisées ont profondément bouleversé l’organisation du travail, plus récemment, d’importants changements ont été entraînés par l’accélération des innovations technologiques (avancées de l’intelligence artificielle et de la robotique, émergence de l’industrie des données massives, développement des applications mobiles et des systèmes de géolocalisation, etc.)28. Ces changements ont conduit à une diversification des formes d’emploi s’écartant de la norme traditionnelle de l’emploi.

    Un nombre exponentiel de personnes occupent un emploi à temps partiel ou sans garantie d’heures, alors que d’autres disposent d’un statut d’occasionnel ou de temporaire. Certaines personnes s’inséreront dans une entreprise utilisatrice par l’intermédiaire d’une agence de placement de personnel. Si ces personnes ont généralement un statut de personne salariée au sens des lois du travail, d’autres seront considérées comme des entrepreneurs indépendants. L’emploi atypique représente 36,9 % des emplois de la population active. Le cumul des emplois est en hausse à 12 % et touche particulièrement les femmes occupant des emplois dans le secteur faiblement rémunéré des services, tout comme elles sont surreprésentées dans les emplois à temps partiel. La durée moyenne des emplois a diminué et l’instabilité des revenus s’est accrue, passant de 30 % à 39 %. La part des travailleurs autonomes a augmenté de 12,2 % à 17,2 %. Statistique Canada a aussi mesuré la part du travail à la demande et conclu qu’il s’est accru de 5,5 % à 8,2 %29.

    Il est extraordinaire – et déconcertant – que la Consultation publique récente menée par Retraite Québec n’accorde aucune importance à l’ensemble des facteurs de précarisation ci-dessus énumérés dans la mesure où les personnes retraitées de demain dépendent de manière croissante d’abord du revenu qu’ils tirent de leurs activités rémunératrices et ensuite de leur statut de salarié. Cette réalité est de surcroît différenciée en fonction de facteurs de discrimination connus. Le croisement des discriminations et des facteurs de précarité devrait être au centre des réflexions sur la retraite digne, suffisante et décente.

    Alternativement, on pourra prétendre qu’en encourageant l’épargne privée et le travail de plus longue durée, Retraite Québec prend acte de la nouvelle réalité du travail et confirme la subsidiarité du régime québécois de rentes, reconnu pourtant comme le plus susceptible de garantir une retraite de base. Mais quelle retraite de base ? La récente Consultation menée par Retraite Québec pose la question, mais pour les mauvaises raisons. Ce faisant, le processus amplifie l’angle mort du débat des retraites sur les droits humains.

    Les régimes complémentaires de retraite et les droits humains

    Légèrement plus d’un Québécois sur deux compte à sa retraite ou en vue de sa retraite sur un régime complémentaire de retraite (RCR)30. En soi, cela ne garantit pas la suffisance du revenu qu’il en tire ou qu’il en tirera, d’autant que les RCR ont été mis à rude épreuve au fil des dernières décennies31.

    La Loi sur les régimes complémentaires de retraite32 est, pour dire le moins, un domaine expert. Et pourtant, la retraite est le droit de tous et de toutes. Selon l’article 6 de cette Loi, le régime de retraite est un contrat et la caisse de retraite un patrimoine fiduciaire affecté principalement au versement des remboursements et prestations auxquels ont droit les participants et bénéficiaires. La fiducie ainsi créée est pour sa part régie par les dispositions du Code civil du Québec. La fin particulière de cette fiducie est, comme le prévoit la Loi, le versement des prestations. Mais quelle est la finalité de cette fin ? La Loi est muette à cet égard.

    Or, et de plus en plus, ce sont les retraités qui assument le risque en capital dans l’aventure. Ce triste sort est bien dissimulé par le langage législatif. Ainsi, l’affaire se résume au statut de participant ou de bénéficiaire, voire, de responsabilité des actionnaires dans le cas de déficit d’insolvabilité ou de faillite. La littérature pour sa part oscille entre le registre de la vulnérabilité des aînés33 et celui de la théorie des parties prenantes34.

    Comment enrichir la finalité des RCR dans la perspective du respect des droits humains et dans celle du droit à une retraite digne et décente ? Notons que le droit fédéral évolue en la matière. Ainsi, l’article 122 (1,1) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions35 offre une définition des intérêts de la société qui permet de tenir aussi compte des intérêts des salariés et des retraités tout autant que de l’environnement. Dans la même veine, des amendements récents à la Loi ontarienne sur les régimes de retraite prévoient à son article 10 (5) que les documents qui créent un régime de retraite et en justifient l’existence énoncent la politique de capitalisation du régime de retraite et sa politique de gouvernance36.

    Des auteurs estiment que cette disposition introduit la responsabilité sociale des entreprises (RSE) dans le droit commercial canadien37. Nous pouvons en tirer deux conséquences, du moins, sur le plan politique. D’une part, la finalité de la fiducie de retraite tout autant que la responsabilité de l’administrateur-employeur peuvent tenir compte des intérêts environnementaux et de justice fiscale38 dans la gestion du patrimoine d’affectation qu’est la caisse de retraite. D’autre part, ils peuvent légitimement considérer les principes de la Recommandation no 202 de l’OIT comme faisant intégralement partie des intérêts des personnes employées et retraitées.

    L’ère de la fiducie de recette abstraite et concernée uniquement par le rendement sur l’investissement serait donc révolue. Si cette idée fait son chemin parmi les administrateurs fiduciaires lorsqu’il s’agit de l’investissement responsable et de l’environnement, on peut s’étonner du silence qui entoure la prise en compte du droit humain à la retraite digne et décente des participants et des bénéficiaires, et ce, sans discrimination. Cet intérêt spécifique est sans doute présumé. Or, les nouvelles vulnérabilités du travail souffrent difficilement une telle présomption. Comme pour toutes les entreprises, les fiduciaires ont au moins le devoir de ne pas être complices des violations de tous les droits humains et du droit à la retraite digne39.

    Conclusion

    Dès lors que l’on invoque la nécessité de soumettre les politiques publiques aux exigences des droits humains, il s’en trouve pour affirmer que ceux-ci sont implicitement pris en compte en la matière. C’est certainement le cas en regard des droits économiques et sociaux de la personne, catégorie à laquelle appartient le droit à la retraite. Nous croyons que cette affirmation doit être soumise à un examen minutieux alors que se multiplient les exclusions et les angles morts en la matière.

    Affirmer dans la loi ou décliner dans les énoncés de gouvernance des comités de retraite le droit humain à une retraite digne emporterait de nouvelles exigences qui agiraient à la marge du sort des retraités.ées les mieux nanti.ies. Il ne s’agit pas ici de déshabiller Paul pour habiller Pierre, mais bien de faire en sorte que tous et toutes soient convenablement vêtus et mis à l’abri du risque-retraite, pour reprendre les termes de l’OIT.

    La reconnaissance du droit à la retraite à titre de droit humain agit donc positivement sur la justice sociale et comporte un effet redistributif de richesse collective au bénéfice des plus vulnérables. Encore faudrait-il le reconnaître. Et il appartient d’abord à l’État de prendre cet engagement avec les partenaires du marché du travail.

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2 Pour une analyse détaillée, voir Lamarche, Lucie (2002), « Le PIDESC, les femmes et le droit à la sécurité sociale : considérations et propositions pour un droit “universel” à la sécurité sociale », Revue Femme Droit, 14(1), 53-98 ; Lamarche, Lucie, « Social Protection is a matter of human rights: exploring the ICESCR’s right to social security in the context of Globalization », Privatisation and Human Rights in the Age of Globalisation, De Feyter, K. (ed.), Gomez Isa, F. (ed.), Intersentia, Uitgevers NV, Belgique, 2005, 79-125 ; Lamarche, Lucie, « The Right to the Continuous Improvement of Living Conditions as a Meta Right and the Need to Reassess the Progressive Realisation of Social Rights and of the Right to Social Security: Canada as a Case Study » The Right to the Continuous Improvement of Living Conditions Responding to Complex Global Challenges, Beth Goldblatt et Jessie Hohmann (éds), Hart Publishing, 2021, 109-130.

3 Schmitt, Carina, et al (2015) « The Global Emergence of Social Protection: Explaining Social Security Legislation 1820–2013 » Politics & Society, 43(4), 503–524, https://doi.org/10.1177/0032329215602892 ; Grünewald, Aline (2021) ; « The historical origins of old-age pension schemes: Mapping global patterns » Journal of International and Comparative Social Policy,37(2), 93-111, doi : 10.1017/ics.2020.23.

4 Van Ginneken, Wouter (2010) « Extension De La Couverture De Sécurité Sociale : Un Examen Des Faits Récents », Revue Internationale de Sécurité́ Sociale, vol. 63, no. 1, 59–80, https://doi.org/10.1111/j.1752-1718.2009.01354.x.

6 Pour une analyse détaillée et contextuelle voir Lamarche, Lucie, « Unpacking the ILO’s Social Protection Floor Recommendation from a Women’s Rights Perspective » Women’s Rights to Social Security and Social Protection, Beth Goldblatt et Lucie Lamarche, éds, Hart Publishing, Londres, 2014, 65-89.

7 Organisation internationale du travail, Rapport mondial sur la protection sociale 2020-2022 : La protection sociale à la croisée des chemins – bâtir un avenir meilleur, en ligne : https://ww.ilo.org/global/publications/books/WCMS_848691/lang–fr/index.htm

8 Organisation internationale du travail, Tripartite Round Table on Pension Trends and Reforms (2020) en ligne : https://www.ilo.org/global/docs/WCMS_789672/lang–en/index.htm

9 Supra, note 7, Tableau 4.42.

10 Id. Plus précisément, nous référons ici à la Loi sur la sécurité de la vieillesse (L.R.C. (1985), ch. O-9) et pour le Québec, à la Loi sur le régime des rentes du Québec, c R-9.

11 OECD iLibrary, Public expenditure on pensions, en ligne : https://www.oecd-ilibrary.org/sites/0cb13e61-en/index.html?itemId=/content/component/0cb13e61-en#:~ : text=Public%20spending%20on%20cash%20old,spending%20on%20average%20in%202017.

12 Pour une analyse détaillée voir Lamarche, Lucie, « Regard historique sur la sécurité sociale au Canada : un objet innomé et soluble dans les eaux du néolibéralisme » La sécurité sociale : Universalité et Modernité, Isabelle Daugareilh et Maryse Badel (éds), Éd. A Pedone, 2019, 375-392.

13 A cet égard, voir Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale C L-7 et Loi sur la réduction de la pauvreté L.C. ٢٠١٩, ch. ٢٩, art. ٣١٥.

14 Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu, L.C. 1989, c. 39, art. 48. Pour une analyse détaillée, voir : Lamarche Lucie et Girard Claude (1998), « Évolution de la sécurité sociale au Canada : la mise à l’écart progressive de l’État Providence canadien » vol 13 Revue des lois et politiques sociales, 95-124.

15 Voir le Chapitre IV de la Partie I de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec intitulé Droits économiques et sociaux.

16 Pour plus d’informations voir : Simpson Mark (2018) “Assessing the Compliance of the United Kingdom’s Social Security System with Its Obligations Under the European Social Charter.”,Human Rights Law Review, 18(4), 745–769., https://doi.org/10.1093/hrlr/ngy030 et Dalli, María (2020) « The Content and Potential of the Right to Social Assistance in Light of Article 13 of the European Social Charter. »,European Journal of Social Security, 22(1). 3–23., https://doi.org/10.1177/1388262720908695.

17 Par exemple, l’écart de la rente moyenne (RRQ) selon le sexe au 31 décembre 2021 est important malgré les atténuations apportées à ce qu’il convient de décrire comme des « situations particulières », soit celles des femmes ayant charge de responsabilité familiale : 632 $ pour les hommes et 460 $ pour les femmes.

18 Voir par exemple Fraser c Canada (Procureur général) 2020 CSC 28 où dans une décision partagée la majorité de la Cour suprême a confirmé le caractère discriminatoire des dispositions de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada qui interdisait aux travailleuses de retour de congé de maternité et confinées dans les faits au travail à temps partiel le rachat de périodes de services aux fins de la retraite.

19 Observatoire québécois des inégalités, Bien vieillir au Québec, Portrait des inégalités entre les générations et entre les personnes aînées, 2020. En ligne : https://areq.lacsq.org/bien-vieillir-au-quebec-portrait-des-inegalites-entre-generations-et-entre-personnes-ainees/2020/12/

20 Supra, note 10.

21 Loi sur les régimes complémentaires de retraite, c R-15.1.

22 Loi sur l’aide aux personnes et aux familles C a-13.1.1.

23 Voir à cet égard, IRIS, Réforme du RRQ : forcer en douce les personnes âgées à retourner au travail ? 8 février 2023. En ligne : https://iris-recherche.qc.ca/blogue/travail-et-emploi/reforme-rrq/

24 Gouvernement du Québec, Consultation publique sur le régime de rentes du Québec, Un régime adapté aux défis du 21e siècle. En ligne : https://www.retraitequebec.gouv.qc.ca/fr/consultation-publique/Pages/consultation-publique-sur-le-rrq.aspx

25 Ces lignes sont écrites alors que le Conseil constitutionnel français s’apprête à se pencher sur la légalité de la Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023. https://www.vie-publique.fr/discours/287943-conseil-des-ministres-23012023-reforme-des-retraites-plfss

26 Observatoire de la retraite, Mémoire présenté à la Commission des finances publiques – consultations publiques sur le régime de rentes du Québec, 9 février 2023. En ligne : https://observatoireretraite.ca/publications/articles/memoire-presente-a-la-commission-des-finances-publiques-consultations-publiques-sur-le-regime-des-rentes-du-quebec

27 Gesualdi Fecteau, Dalia et Lucie Lamarche, « Repenser les articulations entre le droit du travail et le droit de la protection sociale », Mélanges à la mémoire de Jean-Pierre Villaggi, Wilson et Lafleur, 2023, 29-53.

28 Weil David, The Fissured Workplace: Why Work Became so Bad for so Many and What Can Be Done to Improve It, Cambridge (Massachusetts), Londres, Harvard University Press, 2014. 15. Gérard Valenduc et Patricia Vendramin, Le travail dans l’économie digitale : continuités et ruptures, ETUI, coll. Working paper, 2016.03, Bruxelles, 2016. En ligne : https://www.etui.org/fr/publications/working-papers/le-travail-dans-l-economie-digitale-continuites-et-ruptures

29 Emploi et Développement social Canada, Rapport de contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi pour l’exercice financier commençant le 1er avril 2018 et se terminant le 31 mars 2019, 2020, chapitre 1, Contexte du marché du travail, point 1.3.2.

30 Les chiffres sont tirés du Tableau 3 du Mémoire de l’Observatoire de la retraite, supra, note 26.

31 Voir la diffusion de la XVIIe Journée en droit social et du travail, 8 avril 2016, Le droit humain à une retraite décente, UQAM à : https://www.youtube.com/watch?v=Rn9J6ftf9lY&t=1s

32 Supra, note

33 Lazaro, Christine, Financial Exploitation of the Elderly: An Overview of Regulatory Action (May 5, 2018). PIABA Mid-Year Meeting Materials (2018), St. John’s Legal Studies Research Paper No. 18-0013, en ligne : https://ssrn.com/abstract=3192128

34 Mignault, Patrick (2016) “Une Théorie De L’Agence Des Régimes Complémentaires De Retraite.” McGill Law Journal, 62(1) 111–156 ; Tchotourian Ivan et Tremblay-Potvin Charles, « Sears Canada : les retraités sacrifiés à l’aune de la primauté actionariale ? » Droit des aînés, Christine Morin (éd), Éditions Yvon Blais, 2020, 373.

35 Loi canadienne sur les sociétés par actions L.R.C. (1985), c C-44.

36 2022, chap. 23, annexe 7, par. 1 (3).

37 Tchotourian, Ivan (2019), « Une loi PACTE au Canada ? : le “meilleur intérêt de la société” bientôt précisé par le législateur », Bulletin Joly Sociétés, 52.

38 Voir à cet égard la proposition du Centre canadien de politiques alternatives, The Lion’s Share Pension deficits and shareholder payments among Canada’s largest companies, 2017. En ligne : https://policyalternatives.ca/lion%E2%80%99s-share

39 Nations Unies, Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies, 2011, en ligne : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf

* Département des sciences juridiques, Université du Québec à Montréal.

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