Une ou des «révolutions tranquilles» ?

Jean-Philippe Carlos et Stéphane Savard (sous la direction de) ; avec la collaboration d’Andréanne Lebrun et Philippe PinetLa Révolution tranquille entre l’ici et l’ailleursQuébec, Septentrion, 2024, 320 pages Cet ouvrage collectif, réunissant une quinzaine de contributions, veut explorer des zones d’ombre dans les interprétations de la Révolution tranquille québécoise. Les historiens co-directeurs de l’ouvrage, Carlos et Savard, veulent présenter les […]

Jean-Philippe Carlos et Stéphane Savard (sous la direction de) ; avec la collaboration d’Andréanne Lebrun et Philippe Pinet
La Révolution tranquille entre l’ici et l’ailleurs
Québec, Septentrion, 2024, 320 pages

Cet ouvrage collectif, réunissant une quinzaine de contributions, veut explorer des zones d’ombre dans les interprétations de la Révolution tranquille québécoise. Les historiens co-directeurs de l’ouvrage, Carlos et Savard, veulent présenter les grandes transformations qui se sont déroulées après 1960 ici et également ailleurs, bref qui ne sont pas propres au Québec, comme l’intervention de l’État keynésien. Constatant les angles morts dans l’étude de la Révolution tranquille, ils veulent approfondir sa « contextualisation tant à l’échelle canadienne, nord-américaine qu’à l’échelle mondiale », en essayant de décrire d’autres modernisations ailleurs que l’on pourrait qualifier de « révolutions tranquilles ». Ils veulent démontrer aussi, à la lumière de l’effervescence des sixties, qu’un grand nombre de réalisations québécoises de cette période s’inspiraient de modèles étrangers. Cette perspective plus large devrait permettre d’obtenir une histoire globale plus riche que les récits dits traditionnels.

Le débat sur l’existence d’autres « révolutions tranquilles » ailleurs qu’au Québec s’est posé lors du colloque international intitulé « Les Révolutions tranquilles au Québec et au Canada dans une perspective nationale et internationale » tenu en novembre 2021. Dans cet ouvrage qui prolonge les réflexions du colloque, ses codirecteurs ont réuni des travaux qui se penchent sur l’histoire des communautés acadiennes et ontariennes, de la société canadienne-anglaise, et de quelques pays dont la Belgique et la Chine qui a connu alors sa révolution culturelle.

Peut-on employer l’expression « Révolution tranquille » pour désigner ce qui s’est passé ailleurs ? La question de l’adéquation de l’expression se pose. Elle est au centre de la 3e partie de cet ouvrage intitulé : « Des révolutions tranquilles ? »

Abordons rapidement les deux premières parties avant de nous attarder à la troisième. La première porte sur les transformations de l’État québécois et son virage interventionniste qui réunit cinq textes. Celui de Jean-Philippe Carlos aborde les grandes réformes économiques et les influences internationales de la pensée économique. Il décrit l’influence des économistes « partisans d’un certain nationalisme » et qui sont pour la plupart des fédéralistes pendant la période 1959-1966. On n’a pas suffisamment montré que les grandes réalisations de la demi-douzaine d’experts actifs de l’État québécois s’inspiraient de plusieurs expériences de l’étranger : par la France pour le Conseil d’orientation économique, par le modèle américain de la Tennessee Valley Authority ou par Hydro-Ontario. Le projet de Caisse de dépôt et placement quant à lui a été discuté dès les années 1940 par les économistes de l’école nationaliste des HEC formée d’Édouard Montpetit, Esdras Minville et de François Albert Angers. L’auteur analyse les réalisations des économistes formés aux HEC (Parizeau, Parenteau, Deschamps, Tremblay et Harvey) et à l’université Laval (Marcel et Michel Bélanger, Marier et Morin) qui joueront un rôle fondamental dans le rattrapage économique pendant les deux mandats des Libéraux.

Ensuite, Alexandre Klein s’interroge : assiste-t-on à une Révolution tranquille au chapitre de la psychiatrie ? D’importants rapports ont été publiés, mais au final : pas de grande révolution, mais un certain renouveau consistant surtout « à écarter les femmes qui, depuis près d’un siècle assuraient, à la demande de l’État, la prise en charge des malades, […] au profit d’une centralisation des soins autour des psychiatres qui allait à l’encontre de l’idéal même de la désinstitutionnalisation » (57).

Antoine Brousseau Desaulniers, chercheur à l’ENAP, analyse la nouvelle culture politique, depuis le rejet du « pacte des deux peuples fondateurs » à la « société distincte », représentation de la communauté politique qui serait plus structurante pour l’avenir « en montrant que cette orientation ne vient pas que du sommet de l’État, mais de la mobilisation de la société civile » (p. 60). Il aborde l’instrumentalisation de la Révolution tranquille dans les débats linguistiques et constitutionnels au Québec de 1967 à 1982.

Quant à Mathieu Roy, il aborde l’expansion du pouvoir de l’État de 1959 à 1979, lors de l’aménagement des rivières du complexe La Grande et des villes de la baie James. Cette étude très fouillée analyse la façon dont s’affirme le pouvoir de l’État face aux populations autochtones du Nord et présente l’attitude des dirigeants d’Hydro-Québec. De son côté, Xavier Gélinas, conservateur au Musée canadien de l’histoire, aborde la question de la mémoire immédiate de la Révolution tranquille à travers l’étude d’une série intitulée simplement La Révolution tranquille, treize émissions à la radio de Radio-Canada, diffusées entre juin et septembre 1971. Ce premier exercice mémoriel aurait formé le « logiciel maitre des autres bilans qui ont suivi ». Le journaliste Pierre de Bellefeuille, à la fois concepteur, documentaliste et intervieweur affirme que « les hommes politiques ont été mus par les forces sociales plus qu’ils ne les ont suscitées » (p. 115) et que le phénomène central de la métamorphose a été la laïcisation partielle de la société québécoise. Xavier Gélinas analyse le contenu et remarque les angles morts de ce premier récit des années soixante, dont les femmes, les Anglophones, les Autochtones, les Noirs. Les élections d’avril 1970 marqueraient la fin de la Révolution tranquille.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Le Québec vu d’ailleurs et l’ailleurs vu du Québec », quatre articles abordent chacun un pays et ses rapports avec le Québec.

Serge Jaumain, de l’Université libre de Bruxelles raconte les relations de la Belgique francophone et du Québec. Son étude de la presse belge révèle que « le concept de révolution tranquille » y est peu développé (p. 148). La Révolution tranquille y est principalement, sinon uniquement, vue à travers le prisme du combat linguistique et institutionnel des Québécois et de la défense vigoureuse de leur culture et de leur identité (p. 149).

L’historienne Yuxi Liu, professeure d’histoire à l’université Shanghai Tech, dans une vaste étude analyse les perceptions au Québec de la Chine durant la Révolution culturelle de Mao. La Chine accordait alors une grande importance au soutien des mouvements de libération nationale dans les pays du tiers-monde. L’historienne Liu montre comment ce pays constituait un attrait pour les militants indépendantistes québécois, pour qui la révolution d’indépendance nationale chinoise constitue l’élément le plus inspirant » (p. 151) et invitait les sociaux-démocrates québécois « à penser l’indépendance politique et l’émancipation nationale comme les éléments d’un même mouvement » (p. 151). À cette période, précédant la reconnaissance officielle du pays par le gouvernement canadien, Liu décrit les divers acteurs civils, des militants politiques, des voyageurs amis sympathisants et des spécialistes universitaires.

Sylvie Lacombe de l’Université Laval, pour sa part aborde la Révolution tranquille québécoise (1960-1966) à travers l’œil anglo-canadien. Elle présente la perception anglo-canadienne, durant les deux mandats au pouvoir des libéraux, principalement à travers les pages du Globe and Mail qui au départ se réjouit des transformations de la société québécoise parce qu’elles devaient diminuer le caractère distinct du Québec, qu’il juge non moderne (p. 220). Assez rapidement cependant « l’équipe du Globe, passe de l’étonnement à la déception devant la multiplication des demandes québécoises et devant l’absence de réponses anglo-canadiennes et plus encore devant l’absence de réflexion anglo-canadienne sur l’état du pays, sa constitution, l’avenir. » (p. 220). Le discours public anglo-canadien n’est pas encore très nationaliste au cours des années soixante ; il s’affirmera plus tard, après l’élection de P. E. Trudeau dans son opposition au souverainisme québécois.

Finalement Sarah K. Miles, qui s’intéresse au mouvement de décolonisation mondial et aux intellectuels postcoloniaux, aborde les rêves de réforme agraire chez des militants du Québec dans les années soixante, « groupe relativement restreint de militants qui étaient en faveur de l’indépendance du Québec définie comme une “révolution décoloniale” » précise-t-elle.

Dans la 3e partie, cinq auteurs se prononcent sur la question : peut-on parler de révolutions tranquilles dans diverses situations : chez les Franco-Ontariens, au Nouveau-Brunswick, au Canada anglophone, chez les Autochtones.

Marcel Martel y aborde le cas des « révolutions tranquilles » dans les communautés francophones en situation minoritaire. Il retrace l’usage de l’expression révolution tranquille dans les ouvrages d’histoire. En Ontario, l’expression sert à décrire des gestes du premier ministre John Robarts pour le financement des écoles secondaires de langue française et l’accroissement de l’offre de services en français dans certains ministères » (p. 227). L’expression révolution tranquille disparaitra des synthèses historiques, sauf dans l’ouvrage de Cardin et Couture qui l’utilisera pour caractériser l’action du gouvernement ontarien, non pas celle des Franco-Ontariens (p. 228). L’auteur de l’article, Martel refuse de l’utiliser pour caractériser ce qui s’est produit en Ontario français (p. 230). Quant au Nouveau-Brunswick, il affirme qu’entre 1970 et 1990, aucun auteur ne s’est approprié cette expression. On préférera à juste titre les expressions « évolution » ou « changement ».Martel précise que cette prétendue Révolution tranquille du Nouveau-Brunswick est associée qu’au seul nom de Louis Robichaud pour la période de son mandat comme premier ministre libéral. C’est seulement en 2005 que Joël Belliveau et Frédéric Boily évoquent le modèle de la Révolution tranquille, en rappelant que « la Révolution tranquille n’est pas propre au Québec », car l’État s’affirme et l’Église abandonne ses fonctions sociales au Québec comme au Nouveau-Brunswick… Cependant « il y a une différence importante entre ces deux révolutions. Si le nationalisme nourrit l’action étatique au Québec, ce n’est pas le cas au Nouveau-Brunswick » (p. 235).

Si au Québec la Révolution tranquille est une référence mémorielle et est vue comme une période marquante dans l’esprit des citoyens, « dans les communautés francophones minoritaires, elles n’entrent pas en mémoire et ne deviennent pas matière d’histoire » comme le précisent Martin Pâquet et Stéphane Savard, auteurs d’une Brève histoire de la Révolution tranquille publiée au Québec en 2021.

Les historiens Julien Massicotte et Philippe Volpé ont affiché très clairement leur position dans le titre de leur article : « La “Révolution tranquille acadienne” : sur l’inadéquation d’une expression. » Si la période des années soixante au Québec s’inscrit dans un climat bouillonnant du monde occidental, ces deux auteurs insistent sur les traits singuliers de l’histoire du Québec. Ils expliquent longuement pourquoi le moment de modernisation rapide dans l’histoire du Nouveau-Brunswick ne peut s’appeler Révolution tranquille : « Aucune prise de conscience collective acadienne en phase avec ces changements étatiques n’est alors perçue. […] l’Acadie n’a toujours pas connu sa révolution tranquille (p. 245) et citant à l’appui un journaliste : il n’y a pas eu en Acadie, comme ce fut le cas au Québec, de révolution tranquille et le néonationalisme en branle au Québec à l’époque n’a aucune équivalence en Acadie. » Ils rappellent que nous ne pouvons avancer que le moment Robichaud est un épisode d’affirmation nationale. Ils expliquent le malaise de parler de Révolution tranquille, « alors que les expressions comme modernisation suffisent à représenter les changements structurels et institutionnels de cette période ». (p. 253) « Est-il nécessaire de s’approprier les représentations politiques et mémorielles québécoises en Acadie ? La rigueur méthodologique devrait prévaloir ici sur la volonté de “faire société” » (p. 254).

Ils expliquent : « Extirper un marqueur symbolique aussi fort que celui de la Révolution tranquille de son contexte de production et de signification première pour l’appliquer un peu partout où sont perçues des similarités quelconques, c’est faire preuve d’une insensibilité méthodologique envers les actrices et acteurs sociaux pour qui ces marqueurs et ces moments référentiels ont voulu dire quelque chose. » Ils considèrent que faire d’une interprétation singulière ou spécifique de la société québécoise, un phénomène largement répandu au sein des francophonies canadiennes ou ailleurs, relève d’un processus de normalisation. Et comme le souligne le sociologue Guy Rocher : « La multiplication des Révolutions tranquilles à laquelle nous assistons témoigne sans doute de l’effritement des nombreuses représentations et de leur rôle symbolique » (255). Nos auteurs acadiens affirment qu’utiliser ce terme n’apporte rien de significatif sur le plan de la compréhension de ce qui s’est passé en Acadie. Interpréter le processus de modernisation que connait l’Acadie en 1960 en le qualifiant de « Révolution tranquille acadienne » correspond à ce processus de normalisation du passé acadien. Ils refusent d’importer de l’histoire québécoise un concept lié de manière fondamentale à un projet de société et de faire comme si les projections et les rêves collectifs s’appliquaient partout. Ils ajoutent : « nous pensons que la notion de révolution tranquille s’importe mal, en raison de sa forte charge symbolique, spécifiquement québécoise. »

Dans un autre chapitre, Matthew Hayday, historien de l’Université de Guelf, aborde « l’enracinement de la Révolution tranquille canadienne, dans le Canada anglophone de 1961 à 1993 ». Déjà l’historien québécois José Igartua avait qualifié les changements survenus au chapitre de l’identité nationale du Canada de 1945 à 1971 comme The Other Quiet Revolution. Hayday insiste sur le rôle des « tories rouges » du parti progressiste-conservateur, qui ont maintenu la continuité des politiques libérales établies après la guerre et cela jusqu’à la fin des années 1980 avec l’effritement du consensus sur l’Accord du lac Meech. Stanfield, Clark et Mulroney ont conservé le discours sur l’identité canadienne et les politiques sociales des années 1960. « Cette ère de constance a favorisé la consolidation et l’enracinement d’une nouvelle conception de l’identité nationale et du rôle de l’État dans le Canada anglophone » (p. 281). C’est cette vision consensuelle du Canada, qui s’est établie graduellement, qu’il qualifie de « Révolution tranquille canadienne, soutenue par un large consensus chez les dirigeants politiques et dans les tribunes médiatiques, qui a offert une longue période de stabilité idéologique » (p. 281). Après 1980, les Canadiens anglophones en grand nombre s’opposent à tout statut particulier pour le Québec. Ils ne seront pas prêts à accepter l’existence d’une identité québécoise distincte, et c’est le Canada désormais bien enraciné de la Révolution tranquille qui devient la norme.

Quant à Nathalie Kermoral, spécialisée dans les études métisses, professeure à l’Université d’Alberta, elle décrit la prise de parole autochtone urbaine porteuse de nouvelles valeurs à Edmonton. Elle souligne l’influence de l’activisme autochtone qui bat son plein aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 et qui introduit au pays un nouveau discours sur l’autonomie gouvernementale tout en précisant que « ces voix sont accentuées dans le livre de Pâquet et Savard » (p. 284).

Finalement, l’ouvrage se termine par une intéressante étude comparative de Jeremy Elmerich des révolutions tranquilles québécoise et écossaise.

Après avoir caractérisé les révolutions tranquilles, qui prennent la forme d’une refondation sociale dont le cœur est situé dans le cours des années 1960, l’auteur montre qu’elles se déclinent dans trois bouleversements : la sécularisation et la libération des mœurs, la montée en puissance des institutions politiques et la redéfinition du lien social, et un nouvel élan collectif s’inscrivant dans la redéfinition de l’idée nationale et du projet politique qui lui est associé (p. 304). Le politologue Elmerich a une connaissance approfondie de l’histoire des deux nations sans État indépendant et il explique bien les éléments de convergences et ses limites. Il rappelle que, dans la révolution, il y a quelque chose de l’ordre d’une utopie qui sert à animer le mouvement : au Québec comme en Écosse, « l’égalité, l’émancipation et la liberté ont pris des accents plus audacieux, des aspirations plus grandioses. En témoignent les mystiques qui entourent ces deux révolutions tranquilles qui marquent durablement les imaginaires et continuent de nous animer » (p. 315).

S’il faut souligner l’intérêt des comparaisons, on doit constater que le débat sur la multiplication des révolutions tranquilles n’est pas clos. 

* Historien.

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