La survalorisation du culturel

Au début de la Révolution tranquille, Hubert Aquin rappelait à juste de titre que les peuples colonisés avaient tendance à survaloriser la culture ou les productions symboliques pour compenser leur impuissance à maîtriser la réalité politique et économique. Il attribuait ce phénomène à la domination coloniale1 qui dépouillait les peuples conquis de leurs capacités d’agir par eux-mêmes à l’exception du domaine de la culture qu’on leur laissait en compensation.

Ne pouvant se valoriser dans les autres champs de l’activité humaine, les peuples colonisés étaient réduits à surinvestir dans la production symbolique qui leur donnait l’impression d’exister tout en les faisait consentir à leur état de subordination. Il avait approfondi sa réflexion dans « La fatigue culturelle des Canadiens français2 », texte qui s’est avéré prémonitoire de l’évolution de la pensée nationaliste. Ne partageant pas la vision fataliste de l’histoire, il croyait que seule l’indépendance permettait de reconstruire la totalité de l’identité et de remédier à cette aliénation débilitante qui se manifestait constitutionnellement par la séparation des champs de compétence.

Dans ce texte d’une lucidité fulgurante, Aquin entre en dialogue avec les anti-séparatistes afin de déjouer leurs sophismes et montrer que la recherche d’indépendance est normale et légitime. Il soutient d’abord qu’il n’y a pas de lien causal entre le nationalisme et la guerre comme le prétendaient les antinationalistes. La tendance aux conflits est un phénomène humain qui se retrouve dans tous les types de sociétés, le nationalisme n’étant qu’un cas de figure qui n’obéit à aucune fatalité. Dans l’histoire, d’autres formes d’organisation sociale ont pratiqué la guerre, les guerres de religion en étant un bon exemple. Il s’attaquait aussi aux fausses prémisses de ceux qui mettaient en opposition nationalisme et mondialisation en citant Léopold Senghor qui disait : « on nous invite à construire la civilisation de l’universel en nous demandant de renoncer à notre culture3. » Il soutenait que le particulier pouvait s’inscrire dans l’universalité. Miron quant à lui utilisait une image pour illustrer ce précepte en disant qu’un sapin laurentien était aussi universel qu’un cyprès méditerranéen.

Aquin démontait aussi les illogismes d’une autre thèse des anti-séparatistes qui associaient nationalisme et pensée sociale rétrograde. Il explique que le nationalisme des Canadiens français n’est pas voué à être socialement de droite de toute éternité. « Rien ne m’oblige à croire que la réalité de demain sera celle d’hier et d’avant-hier. Je ne crois pas à l’essence prédéterminée des peuples4. » Le séparatisme n’est pas un ferment de régression sociale et les grands ensembles ou les grands empires multiculturels ne vont pas plus dans le sens de l’histoire puisqu’ils se sont tous effondrés et fractionnés en plusieurs petits groupes.

Aquin contredit aussi Trudeau sur la définition de la nation canadienne-française parce que celui-ci l’enfermait dans son caractère ethnique pour la dévaluer aux yeux de l’histoire et accuser les nationalistes de commettre un péché contre l’humanité. Il soutient que la nation canadienne-française est elle aussi « poly-ethnique » parce qu’elle a intégré des citoyens d’autres origines que canadienne-française et qui vivent en français au Québec comme les Johnson, Mackay, Aquin, Molinari, etc. Si la nation est homogène sur le plan linguistique, elle ne l’est pas sur le plan de l’origine ethnique. « La caractéristique du nationalisme est d’être l’expression politique d’une culture5 » et la nation canadienne-française en s’affranchissant de la domination canadienne pourra devenir à son tour une nation politique. C’est dans et par l’affirmation politique que la nation pourra exister et non par la préservation de sa culture qui est vouée à l’échec dans le cadre de la dépendance politique. Si la nation ne s’incarne pas politiquement, elle s’épuisera dans des luttes toujours à recommencer et de plus en plus inefficaces.

Aquin est conscient de l’ambiguïté que revêt le concept de culture et du piège qui consiste à enfermer l’identité nationale dans son expression culturelle. Le passé de la nation canadienne-française lui en offre une excellente illustration puisque depuis l’échec des Patriotes, la nation canadienne-française s’est construite sur le rejet du politique et la survalorisation de l’identité culturelle. Durant la première moitié du XIXe siècle, les revendications des Canadiens n’étaient pas de nature culturelle, mais de nature politique : instaurer un gouvernement démocratique et obtenir l’indépendance de la Grande-Bretagne. C’est à la suite de la répression des rébellions de 1837-1838 et de l’établissement de l’Union des Canadas en 1840 que les Canadiens se sont définis comme des Canadiens de langue française. Devenant une minorité démographique et politique, ne pouvant plus contrôler les centres de décisions politique et économique, ils furent obligés de se penser à travers leur particularisme culturel et centrer leur identité sur la défense de la culture.

Le Canada français pendant des générations a cru exister par la préservation de son identité culturelle qui s’exprimait à travers la religion, la langue et les œuvres de ses créateurs. Les élites cléricales et politiques expliquaient au peuple que nous étions destinés à un destin providentiel qui se réaliserait à travers les œuvres de l’esprit. On sous enseignait aussi que le politique et l’économique étaient des domaines réservés aux autres et qu’il fallait rester à l’écart pour ne pas perdre son âme. Ce nationalisme de conservation était tout à fait compatible avec le maintien du système politique canadien et servait à le légitimer. Comme le disait Lionel Groulx : « la Confédération, c’est nous qui l’avons voulu, c’est nous qui l’avons obtenue6. » On nous a fait croire collectivement que la culture par elle-même ou à elle seule pouvait porter le destin d’une nation et lui assurer la pérennité. Dès lors, depuis la constitution de 1867, la nation canadienne-française ne peut plus constituer une totalité cohérente ; elle a été enfermée dans l’univers de la survie culturelle par la dépendance politique.

Aquin, comme d’autres intellectuels, soutenait que la situation de peuple dominé et minoritaire empêchait les Canadiens français d’accéder au sens global de la nation, les obligeait à se confiner au territoire étriqué de la culture et à abandonner la dimension politique aux autres.

Le nationalisme canadien-français est l’expression normale, sinon prévisible, d’une culture dont on a contesté d’autant plus subtilement la globalité qu’on lui donnait, d’autre part, l’argent nécessaire pour s’offrir des compensations mythiques7.

Les Canadiens anglais ont bien compris la logique de l’aliénation culturelle en soutenant généreusement par des subventions l’expression culturelle des Canadiens français, les intégrant ainsi dans une culture globale qui n’était pas la leur, soit l’identité canadienne. Le Canada a ainsi acquis la loyauté d’une série d’agents doubles qui justifient le maintien du régime politique fédéral. Ces agents culturels qui ont réussi individuellement grâce à leur talent et aux prébendes du Canada oublient que leur réussite personnelle rend la réussite collective impossible. On veut ainsi faire croire que le fédéralisme n’est pas un obstacle à l’épanouissement des individus et que les êtres d’exception pourront faire reconnaître leur talent tout en restant canadiens.

Pour Aquin, le succès du fédéralisme canadien repose sur la dépolitisation de la culture canadienne-française ou sur la séparation entre l’identité culturelle et l’identité politique. À cet égard, Aquin reconnaît l’efficacité de la politique culturelle canadienne qui après un siècle de soumission a presque réussi à maîtriser la situation : « il n’est pas dit qu’il [le Canada] n’aura pas raison finalement de notre fatigue culturelle qui est très grande8. » Par la notion de fatigue culturelle, il désigne notre incapacité à totaliser ou à réunir toutes les dimensions de la vie collective, cette incapacité se manifestant par l’éradication de la volonté d’exister politiquement et sa conséquence la soumission à l’ordre établi. Cette impuissance se reproduit de génération en génération et engendre cette fatigue culturelle qui s’apparente à l’état d’esprit qu’éprouve un Sisyphe condamné à recommencer les mêmes opérations sans obtenir de résultats concrets.

Si on fait exception de la période de politisation du nationalisme québécois qui va de 1960 à 1980, le syndrome qu’analyse Aquin s’est reproduit après l’échec du référendum de 1980. On est revenu à la logique atavique du nationalisme de conservation axé sur la survalorisation de la culture comme fondement de la pérennité de la nation. On abandonne l’ambition de construire une entité politique normale, complète et séparée du système politique canadien. Cette logique s’est inscrite parfaitement dans le contexte de dépolitisation qui a suivi l’échec référendaire, le rapatriement unilatéral de la constitution, la crise des finances publiques et le retour des libéraux au pouvoir en 1985. La réussite individuelle devenait l’alpha et l’oméga du destin collectif. Puisque l’avenir politique était bloqué, il fallait contre mauvaise fortune faire bon cœur, s’adapter à la nouvelle situation et en tirer le meilleur parti pour réaliser ses ambitions. Néolibéralisme, libre-échange et mondialisation ouvraient de nouveaux horizons à conquérir. Pourquoi s’enfermer dans une nation qui ne voulait pas exister et attendre le choix de la majorité si on pouvait comme créateurs faire reconnaître son talent sur la scène internationale ?

Cette logique entraîne aussi des effets politiques parce qu’elle cautionne implicitement la légitimité des pouvoirs que l’État canadien s’est appropriés quant à la définition des politiques culturelles, situation qui renforce la construction de l’identité canadienne au détriment de l’identité québécoise. Au mieux, la culture devient porteuse d’une double identité ce qui est antinomique avec le projet de constituer une nation québécoise.

Les réussites individuelles des créateurs québécois stimulent sans doute la fierté des Québécois, mais elles ne contribuent pas à changer le rapport de subordination et de dépendance de la nation québécoise par rapport à l’État canadien. Elles confortent plutôt le sentiment de la double appartenance nationale et de l’ambivalence qui en découle. Elles contribuent aussi à dévaluer l’action collective et l’engagement politique comme mode de changement. Penser le succès sur une base individuelle est certes gratifiant pour l’ego, mais cela ne modifie en rien les rapports de force entre collectivités et ne garantit nullement la reproduction de ces succès dans l’avenir.

Le destin d’un peuple minoritaire qui fonde son identité sur la culture et la préservation de la langue ne peut que demeurer précaire et aléatoire s’il ne s’incarne pas politiquement. Cette logique de la survivance par la culture postule une exceptionnalité des individus qui par leur créativité doivent porter le sort de la collectivité à travers le temps. Cette vision quasi messianique de l’exception culturelle déroge à la norme historique qui fonde la pérennité de la nation culturelle sur l’existence de la nation politique. Cette capacité de se prolonger dans le temps est d’autant plus problématique lorsque la persistance de cette nation dépend de la volonté d’une autre nation à laquelle elle est annexée et dont elle dépend politiquement. Dans ce contexte de subordination collective, les principaux constituants de la nation que sont la langue, la religion et les valeurs sont à la merci des choix individuels qui dépendent d’intérêts immédiats et circonstanciels. Une nation sans État véritable ne dispose pas des institutions garantissant sa reproduction ; chaque individu y est socialisé en fonction d’une identité politique qui porte et transmet une autre culture que la sienne propre et qui structure sa loyauté et son sentiment d’appartenance. L’individu sera tenté avec le temps de réconcilier son identité culturelle et son identité politique en ne conservant que des aspects symboliques ou folkloriques de sa culture d’origine. Sans la force d’institutions politiques qui la représente comme totalité et qui assure sa persistance, l’identité culturelle risque de s’étioler, soumise aux aléas de forces qui lui sont étrangères et qui lui imposent ses choix. Les individus ne peuvent porter indéfiniment la responsabilité du destin collectif. Sans l’appui d’une nation politique qui assure la cohésion et la persistance du vouloir-vivre collectif, une culture ne peut se développer et produire les référents communs qui favorisent l’être ensemble.

Dans « notre province confusionnelle », où règnent la confusion des esprits et les incohérences, le nationalisme préconisé par le gouvernement de la CAQ nous enfonce dans cette logique délétère en prétendant sauver la langue et la culture sans remettre en cause l’ordre constitutionnel canadien. Il nous ramène dans les ornières du nationalisme canadien-français et propage les mêmes illusions qui entretiennent notre dépendance et notre impuissance à devenir une nation de plein droit. Nous sommes en train de reproduire les illusions qui nous affaiblissent depuis deux siècles de domination coloniale et qui risquent de nous conduire à un épuisement collectif irrémédiable.

Comme tous les autres gouvernements dits nationalistes, celui de François Legault nous conduit au cul-de-sac en s’imaginant que la défense de la langue nous servira de rempart contre la dissolution nationale. On pensait, il n’y a pas si longtemps, que la religion nous servirait de bouclier protecteur, or les Québécois l’ont abandonnée et remplacée par une autre variable culturelle consubstantielle à l’identité nationale, soit la langue. Mais encore là, on s’illusionne, car dans le régime canadien, nous ne sommes pas maîtres de l’ensemble des leviers de pouvoir qui permettrait à la langue de jouer un rôle rassembleur. Par son bilinguisme et son multiculturalisme, le Canada nous divise contre nous-mêmes. La marche inexorable du déclin du français est programmée par notre dépendance politique et le manque de volonté politique d’en sortir. D’ailleurs, Gaston Miron nous rappelait qu’on ne peut corriger les effets de la subordination en agissant uniquement sur le plan de la culture et de la langue :

Ce n’est pas la langue qui fait l’identité, car il y a d’autres peuples qui parlent français. C’est le politique qui est l’expression totale de l’identité et c’est le maillon de la chaîne qui nous manque. C’est le politique qui peut déterminer de façon globale au monde et dans le monde cette identité-là9.

Avec la régression politique qui anémie le Québec d’aujourd’hui, tous les diagnostics sur l’érosion du français ne serviront à rien si on ne change pas le paradigme de l’identité nationale pour lui redonner sa composante politique. La survalorisation du culturel nous conduit inéluctablement à l’impuissance collective et à la déréalisation de la nation. Il nous faut maintenant aller à la racine du problème si on ne veut pas s’étioler jusqu’à l’insignifiance politique.

 


1 « Profession : Écrivain », Parti pris, vol. I, no 4, p. 26.

2 Liberté, mai 1962.

3 Ibid, p. 304

4 Ibid, p. 306.

5 Ibid, p. 310.

6 Orientations, Montréal, les Éditions du Zodiaque, 1936, p.248.

7 Aquin, op. cit., p. 312.

8 Ibid, p, 314.

9 Cité dans le film Gaston Miron, réalisé par Roger Frappier, 1971.

 

* Politologue.