Projections démographiques et recensement 2021
Les thèmes de l’immigration, de la francisation et de l’intégration des immigrants ont pris une place inattendue lors des dernières élections provinciales. Alors que François Legault martelait qu’une hausse des seuils migratoires mènerait le Québec vers la Louisianisation tout en proposant le statu quo, Paul Saint-Pierre Plamondon proposait d’abaisser les seuils à 35 000 immigrants dans le but de freiner le déclin du français.
On remarquera que sur la question des seuils migratoires, celui qui voudra les abaisser sera sur la défensive ; mais, plus étonnant, celui qui voudra les maintenir le sera également. On constate que la pression pour augmenter les seuils migratoires est forte, très forte. Il faut comprendre que le Québec a le « malheur » d’être situé dans l’un des pays occidentaux qui possèdent les plus forts seuils d’immigration par habitant. À titre de comparaison, pour 2019, la migration nette (immigration moins émigration) était de 1,8 migrant par 1000 habitants aux États-Unis (Bureau américain du recensement, 2019), de 4,6 pour le Québec et de 7,4 pour le Canada (Statistique Canada, 2021). Entraîné par la tendance canadienne, il n’est donc pas étonnant que le Québec subisse une grande pression pour augmenter ses seuils migratoires alors que ceux-ci sont déjà très élevés quand on se compare aux États-Unis.
Qu’arriverait-il si l’on décidait d’augmenter nos seuils migratoires à 100 000 immigrants par ans pour suivre la tendance canadienne ? Précisément, comment évoluerait la part des immigrants de 1re et 2e génération dans la population ? Car c’est bien cette part de la population qu’il faudrait franciser et intégrer. Et la réussite ou l’échec de ces efforts de francisation et intégration détermineront, en partie, si la « Louisianisation » adviendra.
Pour se donner une idée de l’effet que de tels seuils migratoires auraient sur la population d’origine immigrante du Québec (1re et 2e génération), il suffit d’observer l’évolution parallèle du Canada, pays qui subit le double des seuils migratoires du Québec. À ce titre, les projections des démographes de Statistique Canada ainsi que les recensements nous renseignent sur l’état actuel et passé et la tendance des prochaines décennies, mais nous indique également l’écart actuel entre le Québec et le Canada.
Précisons que les projections démographiques sur plusieurs décennies, comme une carte, permettent de voir clairement la destination alors que les données de recensement, comme un GPS, nous confirment où nous sommes rendus dans notre itinéraire.
Les projections démographiques – Le Canada dans les prochaines décennies
Les projections de 2006 à 2106 publiées en 2015
En 2015, quatre démographes de Statistique Canada (Patrice Dion, Éric Caron Malenfant, Chantal Grondin et Dominic Grenier) ont publié dans la revue de démographie révisée par des pairs Population And Development Review des projections sur l’évolution de la population d’origine immigrante au Canada pour la période 2006 à 2106 (Dion & al, 2015). Parmi les quatre scénarios étudiés, les démographes ont réalisé deux scénarios avec des seuils d’immigration constants de 252 500 immigrants par an et deux autres avec une immigration au prorata de la population avec des seuils de 7,5 immigrants par 1000 habitants (ex. : 281 900 immigrants pour 2019). Précisons que les seuils étudiés sont inférieurs aux seuils migratoires qui ont été augmentés significativement sous le gouvernement Trudeau. À titre d’exemple, le Canada admettait 341 180 résidents permanents en 2019 (Statistique Canada 2020). Précisons également que ces taux d’immigration par habitant ne doivent pas être confondus avec la migration nette par habitant présentée plus tôt. Ainsi, les résultats des projections publiées en 2015 devraient se réaliser plus rapidement que prévu par les démographes.
L’essentiel des résultats est présenté dans la figure 1 de leurs travaux (traduite et présentée ci-contre). En bref, nous observons les trois tendances suivantes : premièrement, les Canadiens nés à l’étranger formeront entre 29,0 et 35,9 % de la population canadienne en 2106 ; deuxièmement, les individus nés au Canada ayant un parent ou un ancêtre d’origine étrangère arrivé au Canada après 2006 formeront entre 33,3 % et 54,6 % de la population en 2106. ; troisièmement, les Canadiens dont les ancêtres sont tous arrivés au Canada avant 2006 ne formeront plus qu’entre 12,1 et 37,5 % de la population en 2106. On comprend donc que d’ici 2106, les Canadiens et les Canadiennes avec des origines étrangères seront la norme.
Figure 1. Nouveaux immigrants, individus avec au moins un ancêtre arrivé au Canada après 2006, restant de la population, intervalle fourni par quatre scénarios de projection, Canada 2006 à 2106. Reproduit et traduit de Dion & al (2015).
Les projections de 2011 à 2036 publié en 2017
En 2017, Statistique Canada publiait des projections allant de 2011 à 2036 dans un rapport rédigé par Jean-Dominique Morency, Éric Caron-Malenfant et Samuel MacIsaac. Les projections montrent que les immigrants de 1re et 2e génération qui formaient 38 % de la population canadienne en 2011 formeront entre 44 et 50 % de la population en 2036. En 2036, 50 à 56 % de la population montréalaise sera formée d’immigrants de 1re ou 2e génération alors que pour Toronto et Vancouver on parle d’une fourchette allant de 77 à 81 % et 69 à 74 % respectivement. Ces séries de projections permettent de voir qu’en un quart de siècle, la progression de la population d’origine immigrante est très importante dans les grandes villes canadiennes.
Les projections de 2016 à 2041 publiées en 2022
En 2022, Statistique Canada publiait des projections allant de 2016 à 2041. Ces travaux confirment la tendance observée pour les projections 2011 à 2036. Alors que les immigrants de 1re et 2e génération formaient 38 % de la population canadienne en 2011, ceux-ci formeront entre 49,8 et 54,3 % de la population en 2041.
Mais ce que les projections de 2016 à 2041 permettent de mettre en lumière, c’est la transition ethnoculturelle qui s’opère au Canada. On constate que la population canadienne qualifiée de « racisée » (pour reprendre les termes de Statistique Canada) passe de 22 % en 2016 à une fourchette allant de 38,2 % à 43,0 % pour 2041. Chez les 0 à 14 ans, on passe de 27,5 % de « racisés » pour 2016 à de près de 50 % pour cette tranche d’âge en 2041. L’infographie numéro 2 de ces travaux a été reproduite sous l’appellation « figure 2 » ci-dessous (Statistique Canada, 2022a). Précision : le terme « racisé » renvoie à la définition de « minorités visibles » chez Statistique Canada.
Bref, ces projections permettent de démontrer que le Canada amorce présentement une transition ethnoculturelle. Alors que le Canada de Pierre Eliott Trudeau était très majoritairement composé de Canadiens d’origine européenne, le Canada du milieu du 21e siècle sera un pays majoritairement multiethnique.
Figure 2. Proportion de la population « racisée » au sein de la population totale selon le groupe d’âge, 2016 (estimée) et 2041 (projetée selon le scénario de référence), Canada. Reproduction de Statistique Canada (2022a).
Le recensement de 2021
Le recensement de 2021 confirme que le Canada est plus multiculturel et multiethnique qu’il ne l’a jamais été. En 2021, la proportion des immigrants de 1re et 2e génération était de 40,6 % au Canada et de 25,2 % pour le Québec. La proportion de minorités visibles quant à elle était de 26,5 % pour le Canada et de 16,1 % pour le Québec. Il est intéressant de comparer les données de projections aux données de recensement. On notera que, par rapport aux projections, le recensement de 2021 montre une légère avance de la proportion des immigrants de 1re et 2e génération pour le Québec (25,8 % vs 25,2 %) et pour les minorités visibles (16,1 % vs 15,7 %) tandis que le Canada accuse un retard chez les immigrants de 1re et 2e génération (40,6 % vs 41,5 %) et une avance chez les minorités visibles (26,5 % vs 26,1 %).
De manière générale, les données du recensement confirment la tendance prédite par les projections. Et un retour en arrière permet de constater une rapide progression en 10 ans. Depuis 2011, la proportion des immigrants de 1re et 2e génération est passée de 38,2 à 40,6 % pour le Canada et de 21,6 à 25,2 % pour le Québec. Pendant ce temps, la proportion de minorités visibles passe de 19,1 % à 26,5 % pour le Canada et de 11,0 à 16,5 % pour le Québec (Statistique Canada, 2011, Statistique Canada 2022d).
La figure 3 ci-contre permet de comparer les données de projections et de recensement pour 2021, mais aussi d’observer la différence avec le passé (recensement de 2011) et d’observer les changements à venir (projection pour 2041).
Figure 3. Proportion des immigrants de 1re et 2e génération et des minorités visibles au sein de la population canadienne selon les recensements de 2011 (bandes noires) et 2021 (bandes pointillées) et selon les projections démographiques de Statistique Canada pour 2021 (bandes grises) et 2041 (bandes hachurées). Source : Statistique Canada (2011), Statistique Canada (2022b) et Statistique Canada (2022d).
Les résultats du recensement de 2021, lorsque comparé aux recensements antérieurs, permettent de mettre en évidence l’évolution des sources d’immigration au fil des années. Si, en 1971, 61,6 % des immigrants récents provenaient de l’Europe, 12,1 % de l’Asie et 3,2 % de l’Afrique, les rapports se sont totalement inversés au fil du temps. En 2021, 62,0 % de l’immigration provient de l’Asie alors que 15,6 % provient de l’Afrique tandis que 10,1 % provient de l’Europe. Notez que pour le Québec, l’Afrique arrive au premier rang chez les immigrants récents.
Figure 4 Répartition (%) des immigrants récents selon leur région de naissance, Canada, 1971 à 2021. Reproduction de Statistique Canada (2022c).
Le décalage Québec-Canada
Un regard attentif permet d’observer qu’il existe un important décalage entre le Québec et le Canada : la transition ethnoculturelle est beaucoup plus avancée au Canada. Ceci est principalement dû à des seuils migratoires, par habitant, plus élevés, environ du double.
Les projections de 2011 à 2036 sont révélatrices au niveau de la part croissante des immigrants dans la population en général. Dans le cas du Québec, les immigrants de 1re et 2e génération qui formaient 21,6 % de la population en 2011 passeront à une fourchette allant de 31,7 à 36,9 % pour 2036. Dans le cas du Canada, les immigrants de 1re et 2e génération qui formaient 38,2 % de la population en 2011 passeront à une fourchette allant de 44,2 à 49,8 % pour 2036.
Les projections de 2016 à 2041 permettent d’observer une transition ethnoculturelle vers une population dont les origines sont de plus en plus diversifiées. Dans le cas du Québec, les minorités visibles passent de 12,8 % en 2016 à 26,6 % pour le scénario de référence. Dans le cas du Canada, les minorités visibles passent de 22,2 % en 2016 à 41,0 % pour le scénario de référence (Statistique Canada 2022b).
Lorsque l’on porte en graphique les résultats de projection pour la plage 2016 à 2041 (figure 5) on arrive à deux conclusions. Premièrement, le décalage entre le Canada et le Québec est majeur et il se maintient dans le temps (autour de 15 % au niveau des immigrants de 1re et 2e génération et entre 10 et 15 % pour les minorités visibles). Deuxièmement, le Québec évolue selon la même tendance que le Canada, mais avec plusieurs années de retard.
Figure 5. Proportion des minorités visibles et proportions de la population immigrantes (1re et 2e génération) au sein de la population québécoise et Canadiennes. Graphique produit à l’aide des tableaux provenant des projections de Statistique Canada (2022b).
Et si le Québec suivait les traces du Canada ?
La politique migratoire du Canada est telle que la majorité des Canadiens seront des immigrants de 1re ou 2e génération passé le cap de 2036. Si le Québec suivait la politique migratoire du Canada, il faudrait se demander franchement s’il était possible, de franciser, d’intégrer et de transmette la culture québécoise à l’équivalent de la moitié de la population ? Si la réponse est non, alors l’hypothèse de la « Louisianisation », telle qu’évoquée par François Legault lors des élections d’octobre est probable.
Le Canada effectue présentement une transition ethnoculturelle, passant d’un pays largement dominé par des descendants d’Européens à un pays postnational où l’ascendance européenne converge vers un statut minoritaire et où la diversité ethnique et culturelle est une caractéristique fondamentale de sa population. Alors que la politique migratoire canadienne est en totale conformité avec sa politique multiculturaliste, elle est incohérente avec les intérêts d’une petite nation francophone qui souhaite pérenniser ses traits linguistiques et culturels.
Les seuils migratoires québécois sont certes inférieurs à ceux du Canada, cependant, la province est néanmoins entrainée par la tendance canadienne. En fait, les seuils québécois sont, en termes de migration nette, deux fois plus élevés que les seuils américains. La conséquence est que le Québec suit la tendance canadienne, mais avec un temps de retard. Bref, la destination est la même, mais la vitesse de croisière est plus lente. D’ailleurs, mes propres travaux démontrent que l’ascendance française dans la population québécoise chutera sous les 50 % passé le cap de 2042 (Gaudreault 2020), dans vingt ans à peine, ce qui démontre clairement que le Québec n’échappe pas à la tendance.
Bref, le Canada et le Québec entrent dans une ère de transition ethnoculturelle. Alors que cette transition ethnoculturelle est en phase avec le multiculturalisme canadien et ne pose aucun risque pour l’hégémonie de l’anglais au Canada, il est évident que pour conserver et transmettre sa langue et sa culture, le Québec devra ralentir au maximum la vitesse à laquelle s’effectue le phénomène. Et ceci passe évidemment par l’épineuse question des seuils migratoires.
Références
Bureau américain du recensement (2019). Table 5. « Estimates of the Components of Resident Population Change for the United States, Regions, States, and Puerto Rico: July 1, 2018 to July 1, 2019 ». U.S. Census Bureau, Population Division
Gaudreault (2020). « The impact of immigration on local ethnic groups’ demographic representativeness: The case study of ethnic French Canadians in Quebec », Nations and Nationalism, 20 (4), 923-942
Morency, J. D., Malenfant, E. C., MacIsaac, S. (2017). Immigration et diversité : projections de la population du Canada et de ses régions, 2011 à 2036, Statistique Canada
Patrice Dion & al (2015). « Long-Term Contribution of Immigration to Population Renewal in Canada: A Simulation ». Population And Development Review 41 (1) : 109–126
Statistique Canada (2011). Enquête nationale auprès des ménages de 2011, produit numéro 99-010-X2011030 au catalogue de Statistique Canada.
Statistique Canada (2020). Rapport annuel au Parlement sur l’immigration, ISSN 1706-3337
Statistique Canada (2021). « Tableau 17-10-0008-01 Estimations des composantes de l’accroissement démographique, annuelles »
Statistique Canada (2022 a). « Le Canada en 2041 : une population plus nombreuse, plus cosmopolite et comportant plus de différences d’une région à l’autre », Le Quotidien, Statistique Canada
Statistique Canada (2022b). « Tableau 17-10-0146-01 Population projetée selon le groupe racisé, le statut des générations, et certaines caractéristiques sélectionnées (x 1 000) »
Statistique Canada (2022c). « Les immigrants représentent la plus grande part de la population depuis plus de 150 ans et continuent de façonner qui nous sommes en tant que Canadiens », Le Quotidien, Statistique Canada
Statistique Canada (2022d). « Profil du recensement, Recensement de la population de 2021 », produit nº 98-316-X2021001 au catalogue de Statistique Canada. Ottawa. Diffusé le 26 octobre 2022.