L’arrestation de Michael Kovrig et Michael Spavor en décembre 2018 pour atteinte à la sécurité de l’État chinois a toujours été présentée comme étant une mesure de rétorsion des autorités chinoises pour l’arrestation de Meng Wanzhou par les autorités canadiennes à la demande de l’administration Trump. Cette version a toujours prévalu malgré la présence de certaines informations qui soulevaient des doutes. Les révélations du Globe and Mail en novembre dernier selon lesquelles Michael Spavor exigerait une compensation financière du gouvernement canadien pour les torts subis dans cette affaire ont eu pour effet d’ouvrir une brèche dans la version officielle. Spavor prétend que les informations qu’il a fournies à Kovrig à l’époque ont été transmises aux services de renseignements américains à son insu.
Un examen du contexte géopolitique en 2017-2018, de la politique américaine vis-à-vis de la Corée du Nord et du travail de Kovrig et de ses liens avec Spavor nous permet maintenant de conclure que l’affaire Kovrig n’est probablement que la pointe d’un iceberg. Il y a des raisons de croire que les activités de Kovrig en Chine n’étaient qu’un maillon d’une plus vaste opération avec pour objectif de faire tomber Kim Jong-un, le leader nord-coréen. Si ce devait être le cas, ce serait la dernière tuile à tomber sur la tête du gouvernement Trudeau dont la preuve de ses maladresses dans nos relations avec la Chine n’est plus à faire.
Quand Kovrig joint l’International Crisis Group (ICG) en février 2017, Donald Trump vient d’entrer à la Maison-Blanche (janvier 2017). En politique étrangère, la nouvelle administration se préoccupe de plusieurs dossiers, mais plus particulièrement de l’Iran et de la Corée du Nord. Les programmes nucléaires des deux pays soulèvent des inquiétudes pour la sécurité nationale des États-Unis. Les révélations selon lesquelles le régime nord-coréen aurait développé un missile intercontinental (le Hwasong-15) sont intolérables pour le gouvernement Trump. Tout le territoire américain est maintenant à portée de ce missile (13 000 km). Des rapports de l’ICG parus au début de 2018 et auxquels Kovrig a probablement contribué fournissent des détails sur cette menace.
Suite à la lancée du missile Hwasong-15 à l’automne 2017, les tensions sont vives à Washington. Dans les coulisses, on parle de guerre préventive et de complot d’assassinat du dictateur nord-coréen pour mettre fin de manière définitive à la menace qui pèse sur les États-Unis.
Des membres de l’administration Trump favorisent la ligne dure vis-à-vis de la Corée du Nord. Certains de ceux-ci, tel John Bolton, conseiller pour la sécurité nationale sous Trump (2018-2019) ainsi que Mike Pompeo, directeur de la CIA (2017-2018) et secrétaire d’État (2018-2021), expriment un manque total de confiance envers Kim. C’est ce qui ressort d’un examen des tractations autour des négociations entre les deux pays à l’époque. Facteur aggravant : les deux dirigeants sont hautement imprévisibles. Donald Trump est à la recherche d’un « deal » qui le fera paraître comme un vrai leader. Son gendre, Jared Kushner, lui avait même fait croire que, s’il réussissait à signer un accord avec la Corée du Nord, il pourrait remporter le prix Nobel. Kim lui est hanté par la sécurité de son régime. Les négociations achoppent sur la vérifiabilité du démantèlement du programme nucléaire nord-coréen. L’opinion dominante chez les experts est qu’il serait pratiquement impossible de confirmer l’existence de tous les sites et d’ainsi s’assurer qu’ils sont tous démantelés.
En coulisse, d’autres solutions sont à l’étude par le gouvernement américain. La Rand Corporation, notamment, a examiné des scénarios qui sont tous plus ou moins viables. L’un de ses analystes et experts sur la Corée du Nord, Bruce W. Bennett, soumet plusieurs options incluant le renversement pur et simple de Kim.
Bennett et d’autres analystes comme lui font une distinction entre le « régime » nord-coréen et l’élite nord-coréenne. Si le premier est centré autour de la famille de Kim Jong-un, le deuxième groupe est plus vaste et sa loyauté envers Kim est incertaine (Bennett parle de 4,4 millions d’individus). Des études ont démontré qu’à sa prise du pouvoir, Kim a considérablement réformé l’appareil étatique dans le but de détruire de possibles réseaux qui auraient pu tenter de l’éliminer et de reconstruire le système de manière à avoir un contrôle plus direct sur cette élite. Il est possible que ces changements radicaux aient mené à un mécontentement grandissant dans ce milieu. C’est ce groupe que des analystes comme Bennett semblent cibler dans leur analyse et qui offre des possibilités de renverser le clan des Kim à la tête du pays. En leur offrant une porte de sortie, ce groupe pourrait être tenté de mettre fin au régime en place. À la lecture de son analyse, un passage est particulièrement révélateur des véritables intentions de Bennett : bien entendu, le régime de la famille Kim se sentirait profondément menacé et pourrait fustiger ses détracteurs. Mais pour Trump, proposer un accord qui donnerait à l’élite nord-coréenne une alternative à son dirigeant meurtrier et instable pourrait être le moyen le plus sûr et le plus réaliste de protéger les armes nucléaires nord-coréennes et de protéger le peuple américain.
Cette approche n’est pas nouvelle. De nombreux exemples de ce type parsèment l’histoire des relations des États-Unis avec les pays étrangers. Dans tous ces cas, les États-Unis développent des contacts à l’intérieur de l’appareil gouvernemental, notamment la caste militaire, et tentent de les convaincre qu’ils auront l’appui moral et matériel nécessaire pour réussir dans cette entreprise risquée. C’est ce qui ressort de cas maintenant classiques au Chili (1973), en Indonésie (1965), au Sud Vietnam (1963) et au Guatemala (1954) parmi d’autres.
L’idée de renverser le régime Kim n’est pas saugrenue. Au cours de l’année 2017, plusieurs médias américains discutaient de la possibilité d’éliminer Kim. La revue Newsweek (The Daily Beast) a révélé plus tôt l’an dernier une opération qui aurait impliqué les services de renseignements sud-coréens et la CIA et qui aurait eu pour objectif l’assassinat du leader nord-coréen. Le complot qui se serait déroulé en 2017 aurait fait usage d’individus d’ethnie coréenne en Russie et à Pyongyang. Des informateurs au courant des mouvements du dictateur ont pu avoir contribué à confirmer ses déplacements. Newsweek mentionne que le financement de l’opération aurait transité par une entreprise située à Dandong, une ville chinoise près de la frontière sino-nord-coréenne. Le complot a été éventé. L’un des comploteurs aurait fait une confession sur une vidéo qui a été visionnée par Newsweek.
Dans ses mémoires publiés en 2023 (Never Give an Inch), Mike Pompeo raconte qu’alors qu’il était directeur de la CIA il avait fait une visite secrète en Corée du Nord le 30 mars 2018 à la demande de Trump. Kim lui aurait signifié qu’il savait que Pompeo avait tenté de l’assassiner ; ce à quoi Pompeo aurait répondu « je tente toujours de vous assassiner ». Vis-à-vis de la Corée du Nord, Pompeo indique que lorsqu’il est devenu directeur de la CIA en 2017, il a « […] pris pour mission de construire un ensemble de capacités clandestines qui pourraient être déployées au cas où le président trouverait la diplomatie et la puissance militaire conventionnelle insuffisantes ». Il ajoute : « Nous avions besoin de deux choses : premièrement, nous avions besoin d’un effort de collecte et d’opérations capable de fournir des informations et des options solides au commandant en chef. Deuxièmement, nous devions réaffecter des ressources à la traque des Chinois ».
C’est le type de langage codé utilisé dans le milieu du renseignement pour couvrir des opérations inavouables comme les assassinats politiques ou un changement de régime. D’ailleurs, Pompeo croyait également en l’option promue par Bennett de la Rand Corporation que les généraux nord-coréens devraient savoir qu’ils pourraient survivre et prospérer dans une Corée du Nord dont le potentiel nucléaire aurait été démantelé.
Le journaliste Bob Woodward indique dans son livre sur l’administration Trump (Rage) que dès février 2017, Matthew Pottinger, alors responsable de politique en Asie au sein du Conseil de la sécurité nationale avait soumis neuf options pour régler la question du nucléaire en Corée du Nord. Celles-ci incluaient un changement de régime. Toujours selon Woodward, Trump a pris la décision d’appliquer le maximum de pression sur la Corée du Nord. Parmi les options retenues : action secrète (covert action).
En tant que directeur de la CIA, Pompeo s’est vite entouré d’un analyste de la CIA qui venait de prendre sa retraite, Andrew Kim. À la CIA, Kim avait recruté des agents et était connu pour être un « dur » sur la Corée du Nord. Il avait occupé des postes dans différentes villes comme Tokyo, Beijing, Varsovie, Séoul, Hong Kong et Bangkok. En mai 2018, Kim a été nommé à la tête du Korea Mission Centre (créé en 2017) pour réunir sous un même toit toutes les ressources de la CIA sur la Corée du Nord. Woodward conclut son analyse sur cette mission : planifier des actions secrètes en vue de renverser Kim Jong-un.
Il appert que si Trump tente de se bâtir un avantage politique par l’entremise d’une entente négociée, les services de renseignements américains se préparent à toute éventualité comme le démontre le complot révélé par Newsweek et les propos de Pompeo. Une entente négociée n’a de chance de réussir que si les pressions appliquées sur la Corée du Nord à travers une série de sanctions sont maintenues avec le maximum de zèle. Or, il appert que la Chine tente de réduire l’effet de ses sanctions afin de préserver son voisin au nord. Pour la Chine, l’effondrement du régime nord-coréen présenterait des risques énormes pour sa sécurité incluant la possibilité d’une vague humaine cherchant à fuir le pays.
Pour les partisans de la ligne dure, une entente négociée ne pourra jamais réussir puisque le niveau de confiance entre les États-Unis et la Corée du Nord est trop bas. Un accord qui mènerait à un démantèlement du programme nucléaire nord-coréen prendrait des années à se concrétiser en supposant que le leader nord-coréen ne revienne jamais sur sa parole. Or, les antécédents de Kim ne sont pas encourageants à cet égard. Ces mêmes partisans font à l’occasion des déclarations qui minent la confiance de la Corée du Nord et qui suggèrent qu’en coulisse, le gouvernement américain tente ultimement de renverser le régime.
Or, une telle opération, peu importe la forme qu’elle prend, représente un défi énorme : pour réussir elle doit pouvoir s’appuyer sur des renseignements privilégiés difficiles à obtenir dans un pays aussi surveillé que la Corée du Nord. ICG note justement dans un de ses rapports le défi que représente la Corée du Nord pour la collecte d’informations. Les services de renseignements sud-coréens ont beau pouvoir compter sur des ressortissants et autres exilés pour accumuler autant d’informations que possible, ce n’est pas suffisant. D’autant que parmi ses contacts, on ne peut exclure la présence de taupes travaillant au bénéfice de la Corée du Nord. C’est dans ce contexte que Michael Spavor prend toute sa valeur.
Selon une personne qui a bien connu Spavor, celui-ci est très épris de culture coréenne (nord et sud). Il parle couramment le coréen. Son intérêt pour l’Asie remonte à l’époque où il était étudiant à l’université. Spavor a éventuellement fondé une entreprise située à Dandong dans la province chinoise du Liaoning, près de la Corée du Nord. La présence coréenne y est bien visible avec sa communauté ethnique et de nombreux restaurants coréens notamment. L’entreprise de Spavor cible les milieux d’affaires qui cherchent à commercer avec la Corée du Nord. Il aurait joué un rôle dans la rencontre de Dennis Rodman, étoile américaine de ballon-panier, avec Kim Jong-un, friand de ce sport américain. Plus significatif encore est qu’il a la confiance de Kim Jong-un lui-même, denrée extrêmement rare. En effet, Spavor est aperçu en conversation amicale avec Kim sur son yacht, preuve s’il en est que la relation entre les deux hommes est extrêmement bonne. Ses contacts auprès du leader nord-coréen font de lui une source potentielle extraordinaire. Ses contacts avec Kim pourraient permettre d’en savoir plus sur ses allées et venues, ses relations avec ses subordonnées, les gens avec qui il parle, ceux qui ont sa confiance et sans doute beaucoup plus encore. En outre, les informations recueillies pourraient révéler des points de vulnérabilité insoupçonnés à exploiter et utiles dans une mission pour éliminer Kim. Pour les services de renseignements américains, rencontrer et « cuisiner » Spavor devait être une priorité. Cependant, pour y arriver, il fallait recruter quelqu’un qui pourrait gagner sa confiance. Spavor était trop investi émotionnellement et matériellement dans la Corée du Nord pour participer de plein gré à une opération qui risquait de tout lui faire perdre.
Le gouvernement américain n’a pas lésiné sur les moyens pour arriver à berner Spavor : un diplomate canadien en mission d’information pour le compte d’une ONG américaine spécialisée dans la résolution de conflit. La supercherie a apparemment marché si on croit Spavor lui-même. Tel que rapporté dans le Globe and Mail, M. Spavor « allègue que la tromperie a été menée par son compatriote canadien Michael Kovrig et que c’est le travail de renseignement de ce dernier qui a conduit à l’incarcération des deux hommes par les autorités chinoises ». Si les propos rapportés sont exacts, Spavor soutient que Kovrig l’aurait délibérément induit en erreur sur ses véritables intentions. Le Globe rapporte qu’avant de joindre ICG, Kovrig faisait partie d’une unité de renseignements d’Affaires mondiales Canada (AMC), le Programme d’établissement de rapports sur la sécurité mondiale (Global Security Reporting Program). Cette unité avait la responsabilité de rechercher des questions d’intérêt pour le ministère avec des diplomates sur le terrain. Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que cette unité est impliquée dans une affaire qui tourne mal pour des citoyens canadiens. En 2014, un membre de cette unité avait rencontré un couple de missionnaires dans la ville de Dandong. C’est suite à ces contacts que les deux missionnaires, Kevin et Julia Garratt, avaient été détenus pour des allégations d’espionnage soulevées par les autorités chinoises. M. Garratt a passé deux ans dans des prisons chinoises. Il a déclaré récemment qu’il ne savait pas que le diplomate qu’il a rencontré à l’époque appartenait à cette unité controversée.
Pourquoi Kovrig a-t-il quitté AMC pour rejoindre ICG ? Il est raisonnable de croire que son départ pour ICG se voulait être une couverture pour ses activités. Le travail de Kovrig pour ICG le distançait du gouvernement canadien et permettait à ce dernier d’offrir un démenti si l’opération de renseignements tournait mal. Cette manœuvre a visiblement échoué.
Nous savons que Kovrig est entré en Chine à quelques reprises sous de faux prétextes, nommément avec un visa d’affaires. Sachant qui il était, pourquoi les autorités chinoises lui ont-elles quand même permis d’entrer en Chine ? Kovrig soutient dans une entrevue au National Post que le fait que les autorités chinoises lui ont permis de mener ses recherches en Chine est la preuve qu’il y était le bienvenu. Vraiment ?
Il est difficile de comprendre pourquoi les autorités n’ont pas refusé sa demande de visa (visa d’affaires), alors qu’il est à l’emploi de l’ICG, une organisation sans permission officielle d’opérer en Chine. Une possible explication est que les services de renseignements chinois soupçonnaient l’existence d’un réseau d’espionnage inconnu et qu’en laissant Kovrig entrer et le suivant à la trace, ils pourraient confirmer leurs soupçons. La rencontre de Kovrig avec Spavor à quelques reprises pourrait avoir confirmé dans leur esprit qu’il y avait anguille sous roche.
Si le scénario élaboré plus haut tient la route, Spavor aura été la plus grande victime dans cette affaire. Il est impensable qu’il ait collaboré consciemment dans une opération qui, si elle était découverte, lui aurait tout fait perdre. Il ne pourra vraisemblablement plus remettre les pieds dans la région. Ses contacts en Corée du Nord ont été détruits. Et en boni, il a passé trois ans dans une prison chinoise. La facture qu’il a envoyée au gouvernement Trudeau risque d’être salée. On parle de « plusieurs millions de dollars ».
Kovrig n’aurait pu participer à une telle opération sans le consentement de ses supérieurs à Affaires mondiales Canada (AMC). Cette opération était risquée pour lui. En se servant d’ICG comme couverture, il perdait son immunité diplomatique. Sa détention en Chine lui aura fait perdre trois années de sa vie.
Entre-temps, deux semaines après la libération des deux Michaels en septembre 2021 la CIA a dissous le Korea Mission Centre.
Depuis son élection en 2015, le gouvernement Trudeau a gaspillé tout le capital diplomatique accumulé tant bien que mal depuis la Seconde guerre mondiale au service d’une puissance déclinante qui entraine le monde dans le gouffre qui menace de l’emporter. Le narratif présenté par Ottawa et diffusé avec la complicité de nos médias bien libres est exposé pour ce qu’il est, une vaste mascarade digne des pires jours de l’époque soviétique. Il ne nous manque que le goulag.
De promoteur de la paix au Moyen-Orient dans les années cinquante à pantin américain dans des opérations de renversement de régime, voire d’assassinat politique, la politique étrangère du Canada est maintenant méconnaissable. Avec un tel gâchis comme bilan, nous nous retrouvons non seulement plus isolés que jamais sur la scène internationale, mais avec des perspectives bien sombres pour l’avenir. Notre classe politique, celle-là même que nous élisons, peu importe l’allégeance, est d’une médiocrité désarmante. Nous risquons tous de finir dans le Shéol, une fin bien méritée pour ceux qui avaient tout pour réussir. u
L’auteur est un fonctionnaire fédéral à la retraite.