Nicolas Zorn
Le 1 % le plus riche : l’exception québécoise, Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, 202 pages
En 2017, Nicolas Zorn, doctorant en science politique, publiait Le 1 % le plus riche : L’exception québécoise, ouvrage dans lequel il entreprend de présenter les statistiques de la croissance de l’inégalité de revenu entre le premier centile et le reste de la population au Québec, d’analyser l’évolution des inégalités au plan international et d’en interpréter les causes. Pour juger de la pertinence de ce livre, situons-le d’abord dans la littérature traitant des inégalités au Québec. Nous serons ensuite plus à même de saisir sa contribution au champ d’étude en question.
L’analyse des inégalités au Québec
Lorsque l’on entreprend d’analyser les inégalités sociales, il faut inévitablement faire des choix méthodologiques, ceux-ci réduisant l’objet d’étude à une certaine dimension des inégalités.
Le premier choix, et sans doute le plus significatif, est celui qui mène l’auteur vers l’aspect économique des inégalités, une décision qui en appelle immédiatement une seconde : mesurera-t-on cette inégalité par le revenu ou le patrimoine 1? Comme le souligne Zorn, peu de données sont disponibles pour le Québec en ce qui concerne la répartition du patrimoine. On peut tout de même en avoir une idée à partir de l’Enquête sur la sécurité financière (ESF), produite par Statistiques Canada pour les années 1999, 2005 et 2012, celle-ci contenant toutefois quelques lacunes et offrant une faible portée historique. Deux études basées sur cette enquête (Posca, 2015 ; L. Bourque, 2016) montrent ainsi que le quintile2 détenant le plus de richesse3 capte environ 60 % du patrimoine total du Québec en 2012, de même qu’il a absorbé environ 60 % de la croissance du patrimoine entre 1999 et 2012. On y apprend également que ces taux sont moindres que pour l’ensemble du Canada.
Le peu que l’on puisse dire de la répartition du patrimoine au Québec semblant avoir déjà été dit, le choix du revenu paraît plus fertile. D’ailleurs, il existe une forte correspondance entre le revenu et le patrimoine. Crespo et Lizotte (2014) ont montré qu’environ 80 % des ménages québécois sont en situation de correspondance revenu-patrimoine, c’est-à-dire que « le rang que les ménages occupent dans la distribution du revenu correspond approximativement au même rang dans la distribution du patrimoine » (Ibid., p. 11). En ce sens, choisir d’observer la répartition des revenus ou du patrimoine n’a possiblement qu’un faible effet sur le portrait des inégalités obtenu.
Toutefois, Piketty (2013) a montré que le taux de rendement du capital est historiquement presque toujours plus élevé que le taux de croissance du revenu et de la production. C’est dire que le patrimoine tend à s’accroître plus rapidement que le revenu et que les inégalités de patrimoine tendent à se renforcer elles-mêmes plus rapidement que les inégalités de revenu. « Il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble » (Ibid., p. 55). Et comme le rapport capital/revenu augmente au niveau mondial depuis les années 70, on peut s’attendre à ce que cette dynamique inégalitaire prenne de plus en plus d’importance. L’étude des inégalités devra toujours mettre en rapport les inégalités de revenu et les inégalités de patrimoine.
Après avoir choisi d’étudier la répartition des revenus, Zorn a choisi de limiter son analyse au revenu marchand, soit le revenu initial, avant impôts et transferts. On sait que le système fiscal québécois permet de réduire les écarts initiaux de revenu. Par exemple, « en moyenne, [de 1973 à 2006], le coefficient de Gini4 du revenu de marché, tel que mesuré dans la population des unités familiales, s’élève à 49,3 % [et à] 35,8 % pour le revenu disponible, c’est-à-dire le revenu après impôt et transferts » (Crespo, 2008, p. 18). Également, en 2010, la part du revenu marchand détenue par les 50 % les plus pauvres était de 12 %, alors que leur part du revenu passait à 22 % après impôts et transferts (Posca et Tremblay-Pepin, 2013, p. 4).
Toutefois, même si la fiscalité contribue à réduire les inégalités de revenu marchand, et qu’ainsi la répartition du revenu disponible peut apparaître comme la mesure des inégalités « réelles » de revenu, il n’en demeure pas moins que c’est la répartition du revenu marchand qui en dicte la tendance. Il en est ainsi parce que l’impôt et les transferts ne s’ajustent pas aux inégalités de revenu marchand : par exemple, le taux d’imposition du 1 % le plus riche est en baisse depuis les années 80 au Québec, alors que la part des revenus marchands captée par ce même 1 % augmente depuis la même période (Zorn, 2017). En somme, l’inégalité de revenu disponible est fonction de l’inégalité de revenu marchand. L’inégalité de revenu disponible augmente d’ailleurs légèrement au Québec depuis la fin des années 70, et ce telle que mesurée par le coefficient de Gini (Crespo, 2008 ; Crespo et Rheault, 2014) ou telle que mesurée au niveau du 1 % le plus riche (Posca et Tremblay-Pepin, 2013). L’impôt et les transferts ne suffisent pas à compenser la croissance des inégalités de revenu marchand.
Cela nous mène à une dernière considération d’ordre méthodologique : à quel niveau observer l’inégalité de revenu marchand ? Parmi les études citées jusqu’à présent, certaines comparent des déciles ou des quintiles entre eux, alors que d’autres optent pour l’utilisation d’indices tel le coefficient de Gini. À cela se combine souvent un regard au niveau des unités familiales plutôt qu’au niveau individuel. Ainsi, on sait par exemple que l’inégalité de revenu marchand, telle que mesurée par le coefficient de Gini des unités familiales, est en hausse depuis les années 70 au Québec (Crespo, 2008 : p. 19). Mais, avant le travail de Zorn, que savait-on de l’évolution du revenu marchand du 1 % le plus riche5 au Québec, calculée au niveau individuel ?
C’est dans la note socio-économique intitulée « Les inégalités : le 1 % au Québec », publiée par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) en 2013 sous la plume de Julia Posca et Simon Tremblay-Pepin, que l’on retrouve, à ma connaissance, le plus d’informations concernant le revenu marchand du 1 % le plus riche au Québec. On y traite du seuil minimum de revenu nécessaire pour en faire partie, du revenu moyen du premier centile, de la part du revenu qu’il capte, de la part de ce revenu qui provient du salaire, de la permanence des membres du 1 % et de leur répartition hommes-femmes, et ce, de 1982 à 2010.
À l’exception de la répartition hommes-femmes au sein du 1 % québécois, Zorn ré-analyse toutes ces variables à la lumière de données qui s’échelonnent de 1973 à 2008. Malgré quelques légères différences, ses résultats sont sensiblement les mêmes que ceux de Posca et Tremblay-Pepin. Zorn montre notamment que le revenu marchand annuel moyen du 1 % est passé de 205 200 $ à 325 800 $ de 1973 à 2008, soit une hausse de 59 %, et que la part du revenu marchand captée par cette fraction de la population va en augmentant depuis les années 80, atteignant 11 % en 2006. Mais, jusqu’ici, rien de neuf.
Composition du revenu, modèles institutionnels et impôts
La pertinence de l’ouvrage de Zorn tient à trois éléments principaux. Premièrement, il présente des statistiques inédites concernant la composition des revenus du 1 %. Ainsi, « en considérant l’apport de tous les types de revenu à la hausse du premier centile de 1986 à 2008, nous constatons […] que près de la moitié (+ 46 %) est redevable à la croissance du revenu d’emploi, alors qu’environ 40 % de la hausse provient des revenus d’entreprises (+ 22 %) et des actifs (+ 17 %) » (Zorn, 2017 : 90). Ces données sont également comparées à celles relatives aux 99 % restant, confirmant que la croissance fut beaucoup moins profitable à ces derniers, leur revenu d’emploi stagnant ou n’augmentant que légèrement. Au final, tous types de revenus confondus, seule la demi-décennie de 1974 à 1979 à été vraiment favorable aux 99 % qui restent, ce qui ne fut que modestement le cas pour le premier centile. […] Deux décennies perdues suivirent pour les 99 % inférieurs, avec une croissance quasi nulle ou légèrement négative, contrairement à une croissance de 2,5 % annuellement pour le premier centile ; autrement dit, de 1980 à 1999, tous les gains de croissance sont allés au sommet […]. Seule la dernière décennie a été favorable tant pour les 99 % qui restent que pour le premier centile, avec un avantage consacré pour ce dernier (Ibid. : 97).
Le Québec a bel et bien connu une croissance des inégalités depuis la fin des années 70, tel que mesurée par la captation des revenus marchands par le 1 % le plus riche, et ce au détriment des 99 % restant. Or, les statistiques présentées par Zorn témoignent de la complexité des causes d’une telle augmentation. Puisqu’elle provient de diverses sources, dit-il, « un coupable définitif est impossible à désigner » (Ibid. : p. 89)6.
Cela dit, l’augmentation des inégalités fut moindre au Québec qu’aux États-Unis ou que dans le reste du Canada7, des économies auxquelles le Québec est associé et dont il est physiquement proche. La croissance modeste de la part des revenus du 1 % le plus riche au Québec a plutôt connu une tendance similaire à celle des pays d’Europe continentale, tels l’Espagne ou le Portugal. Et c’est la seconde grande originalité du livre de Zorn que d’avoir montré que les facteurs institutionnels8 associés dans la littérature à une augmentation des revenus du 1 % peuvent être regroupés (en s’appuyant sur une autre littérature) en « modèles institutionnels » associés à des conjonctures économiques semblables. Autrement dit, les pays se divisent en régimes, correspondant à différentes combinaisons d’institutions, combinaisons contribuant à divers degrés à la croissance des revenus du 1 % le plus riche. Ainsi, les pays à régime libéral, les pays anglo-saxons, mettent en place une combinaison d’institutions ayant tendance à favoriser la captation des revenus par les plus riches, alors que les pays à régime non libéral, tels les pays d’Europe continentale et les pays scandinaves, ont des modèles institutionnels qui réduisent cette tendance. Le « modèle québécois » serait plus près du second groupe.
Comme Piketty (2013) avant lui, Zorn nous dira que les facteurs économiques ne suffisent pas à expliquer l’évolution des revenus du 1 %, ni les trajectoires distinctes empruntées par divers pays en matière d’inégalité. Notamment, l’innovation technologique, qui permettrait aux individus hautement qualifiés de négocier de meilleurs salaires selon leur capacité productive et par le principe de l’offre et de la demande, ne permet pas d’expliquer totalement les rémunérations faramineuses des plus riches. Ces dernières sont moins fonction de la richesse produite que des possibilités d’« extraction de rentes » : « c’est-à-dire qu’au lieu de créer de la richesse, [le 1 %] accaparerait celle créée par d’autres » (Zorn, 2017 : 119). De même, la concurrence internationale et l’accroissement du commerce mondial ne semblent jouer qu’un modeste rôle dans l’augmentation des revenus du 1 %. En somme, en matière d’inégalité de revenu, il y a primat des institutions sur le marché.
Finalement, Zorn soutient que de tous les facteurs institutionnels, l’impôt est celui qui a le plus d’effet sur la répartition des revenus marchands. Cela peut être contre-intuitif : comment l’impôt pourrait-il influencé le revenu avant impôts ? Il se trouve qu’à long terme, pour les individus très aisés, les surplus tirés d’une réduction d’impôts ne sont pas utilisés pour la consommation. En effet, lorsque l’on gagne des centaines de milliers de dollars, il est plus facile d’épargner l’excédant provenant d’une diminution de sa charge fiscale. Cette épargne génèrera ensuite un revenu – revenu absent chez les individus moins aisés qui l’auront consommé ou utilisé pour rembourser une dette – qui accentuera l’inégalité de revenu avant impôts et transferts. Les baisses d’impôts pour les hauts revenus se transforment en un patrimoine qui renforce ensuite l’inégalité de revenu marchand. « C’est ainsi que la taxation des revenus du capital et du travail peut avoir un effet cumulatif et dynamique, puisqu’elle réduit le retour net qui génère la fortune de demain » (Ibid. : p. 133). Or, le taux marginal maximal d’imposition combiné9 est passé de 69 % à 48 % et le taux d’imposition effectif10 pour les plus aisés est passé de 37 % à 31 %, du début des années 80 à 2008 (Ibid. : p. 139). Ajoutant l’effet dynamique de l’impôt sur le revenu marchand à ceux du taux marginal maximal d’imposition et du taux d’imposition effectif, Zorn calcule que la variation de l’impôt explique entre 18 et 57 % de la hausse du revenu marchand du 1 % le plus riche, au Québec, de 1982 à 2010 (Ibid. : p. 142).
Si les statistiques dissimulent souvent la réalité qu’elles prétendent mesurer, l’ouvrage de Zorn réussit incontestablement à les faire parler. Au-delà du constat d’un clivage de plus en plus prononcé entre les très riches et le reste de la population québécoise, le politologue en examine les causes, pour montrer que l’inégalité est bel et bien un « choix de société ». Un pas de plus demeure toutefois à franchir : la société a les moyens de réduire les inégalités, encore faut-il qu’elle en ait les raisons. Car, comme le soutient Piketty (2013 : p. 794) : « L’impôt n’est pas qu’une question technique. Il s’agit d’une question éminemment politique et philosophique, sans doute la première d’entre toutes ». Et ce n’est que la suite logique et nécessaire du raisonnement de Zorn que de questionner, d’une part, le rapport à l’égalité et à l’inégalité qu’entretient la philosophie néolibérale ; philosophie qui guide le politique depuis une quarantaine d’années, c’est-à-dire depuis que les inégalités s’accentuent. Sans quoi on ne saura jamais véritablement quelles raisons ont conduit à plus d’inégalité. Et, d’autre part, il faut s’interroger sur les fondements théoriques de l’égalité et de l’inégalité. Sans quoi on ne saura jamais quelle égalité nous désirons vraiment.
Étienne Beaudry-Soucy
Étudiant à la maîtrise en sociologie, Université Laval
etienne.beaudry-soucy.1@ulaval.ca
1 Le patrimoine correspond aux actifs financiers et non-financiers, desquels sont déduits les passifs.
2 Un quintile correspond à 20 % de la population.
3 Patrimoine, richesse et capital seront utilisés ici de façon interchangeable.
4 Le coefficient de Gini met en rapport la distribution réelle des revenus avec une distribution théoriquement parfaite (où 20 % de la population possède 20 % des revenus et ainsi de suite). Plus il se rapproche de 1 (ou de 100 %), plus la distribution est inégale. Le coefficient de Gini est toutefois peu affecté par les variations aux extrêmes de la distribution.
5 Depuis Occupy, l’étude du 1 % est devenue commune dans l’étude des inégalités. Comme le souligne Zorn (2017 : 25), en se référant à Atkinson, Piketty et Saez (2010), il semble que cette fraction de la population ait un « comportement » statistiquement différent du reste de la population, « les changements dans la concentration des revenus ayant surtout touché ce groupe ». Le 1 % semble ainsi être un bon indicateur de la variation de la répartition des revenus.
6 Cette analyse est plus fine et plus détaillée dans le livre. Je ne m’y attarderai pas ici, mais encourage le lecteur à le faire.
7 De 1973 à 2008, la part des revenus captée par le 1 % le plus riche a augmenté de 10,2 % aux États-Unis, de 4,8 % au Canada et de 0,8 % au Québec (Zorn, 2017 : p. 102).
8 Les normes sociales, la gouvernance d’entreprise, la financiarisation de l’économie, les institutions du marché du travail, les possibilités d’extraction de rentes et la fiscalité.
9 Les derniers paliers d’imposition fédéral et provincial combinés.
10 Le taux d’imposition applicable à l’ensemble du revenu.
Bibliographie
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CRESPO, Stéphane, et Sylvie RHEAULT. (2014). « L’inégalité du revenu disponible des ménages au Québec et dans le reste du Canada : bilan de 35 années », Données sociodémographiques en bref, Institut de la statistique du Québec, 19, (1), 1-7.
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PIKETTY, Thomas. (2013). Le capital au XXIe siècle. Paris : Seuil.
POSCA, Julia. (2015). « La répartition du patrimoine : l’autre visage des inégalités », Note socio-économique, IRIS, http://iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/publication/file/Ine_galite_s_2_WEB.pdf, consulté le 30 mars 2018.
POSCA, Julia et Simon TREMLAY-PEPIN. (2013). « Les inégalités : le 1 % au Québec », Note socio-économique, IRIS, http://iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/publication/file/Note-1pourcent-WEB.pdf, consulté le 30 mars 2018.
ZORN, Nicolas. (2017). Le 1 % le plus riche : l’exception québécoise, Les Presses de l’Université de Montréal.