Le cas de Meng Wanzhou

titre complet Le Devoir et les affaires internationales. Le cas de Meng Wanzhou

Dans son édition du 14 août dernier, le directeur du quotidien Le Devoir, Brian Myles, s’est aventuré sur le terrain glissant des affaires internationales. Terrain glissant en effet pour tout journal dont la vocation se limite habituellement aux affaires de quartier. Dans l’affaire Meng Wanzhou et les deux Michaels, il y a tous les éléments d’un conflit international impliquant deux puissances nucléaires et une puissance dite moyenne, un traité d’extradition, des sanctions économiques et des otages. Il était donc risqué de s’y impliquer. Et comme le dit un certain dicton, ce qui devait arriver est arrivé. L’ignorance du personnage s’est manifestée dans tout ce qu’il y a de plus horripilant.

Pour aborder une affaire comme celle de Meng Wanzhou, il faut d’abord être bien au fait du contexte international pour en comprendre toutes les ramifications. Ce qui veut dire souvent ne pas se limiter aux nouvelles du jour, mais aller un peu plus en profondeur, tâche qui n’est pas aisée loin de là. C’est pourtant absolument nécessaire de le faire si l’on veut éviter d’être entrainé dans la mauvaise direction. À lire l’éditorial de M. Myles, il est évident qu’il n’a pas fait ses devoirs et s’est contenté de singer la ligne éditoriale de ses confrères torontois. L’indépendance d’esprit du journal montréalais en prend un coup.

Pour s’assurer que tout le monde soit sur la même longueur d’onde, il faut donc rappeler certains faits qui sont peut-être déjà connus par certains, mais probablement pas par tout le monde. Nous verrons qu’à la lumière de tous les faits dans le dossier, le Canada fait bien piètre figure et que cette crise des otages n’en est pas une.

Comme nous devrions tous le savoir, les allures d’une guerre froide couvent entre la Chine et les États-Unis depuis l’élection de Donald Trump à la présidence en novembre 2016. Le contentieux avec la Chine tourne, entre autres, sur les pratiques commerciales de celle-ci. Donald Trump en a également contre l’Iran. Ses liens avec l’État d’Israël et le soutien de celui-ci à sa présidence l’obligent à prendre des mesures contre l’Iran.

Déjà durant l’élection présidentielle, Trump avait promis de retirer son pays d’un accord sur le nucléaire iranien durement négocié entre l’Iran et le groupe dit du P5+1, soit la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Allemagne. Cet accord permettait de freiner l’enrichissement d’uranium par l’Iran. L’administration Obama s’était déclarée fière d’avoir ainsi pu ramener un peu de stabilité dans une région traditionnellement volatile. C’est cet accord que Donald Trump a rejeté une fois devenu président et qui a donc réimposé les sanctions qui avaient été levées après la signature de l’accord.

Quel rapport y a-t-il donc entre cette crise et le contentieux commercial avec la Chine ? Pour arriver à ses fins avec la Chine, Donald Trump n’a pas beaucoup de cartes à jouer. Peu connu du grand public est le fait que près de la moitié des exportations chinoises vers les États-Unis vient de compagnies américaines installées là-bas. Tenter de réduire le déséquilibre commercial est une tâche donc ardue dans ce contexte. Le président américain a donc dû avoir recours à ce que l’on appelle dans le langage populaire du tordage de bras. Ce ne fut pas facile malgré la méthode employée.

Le Globe and Mail de Toronto rapportait dans son édition du 4 septembre 2020 que des douzaines de pays avaient refusé d’accéder à la demande des États-Unis de détenir Madame Meng Wanzhou. Seul le Canada s’est porté volontaire. Cette information nous en dit déjà long sur l’habilité de nos représentants à Ottawa à anticiper des pièges que nous tendent nos alliés américains. Madame Meng n’a pas été choisie au hasard. Elle est la fille du fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, et l’une des gestionnaires de l’entreprise. Le géant Huawei représente également une menace pour les États-Unis sur le plan commercial dans le domaine de la téléphonie. Il y a également les liens que cette entreprise entretient avec l’Iran, un des alliés les plus sûrs de la Chine d’ailleurs. La Chine a souvent fait fi des sanctions commerciales – sur le pétrole notamment – imposées arbitrairement par les États-Unis contre l’Iran. Il y avait donc ici beaucoup de rancunes accumulées. En détenant Madame Meng, les États-Unis frappent un grand coup. Ils humilient la Chine à plusieurs niveaux : l’un des membres les plus en vue de l’élite chinoise et un allié important (l’Iran) dans une région importante dans le contexte du mégaprojet de la Route de la Soie et des ambitions que la Chine semble vouloir assouvir dans la région. En outre, si le président américain voulait ennuyer la Chine, il ne pouvait mieux cibler.

La Chine n’a pas tardé à répondre à l’affront américain. Neuf jours après la détention de Madame Meng à l’aéroport de Vancouver le 1er décembre 2018, la Chine procède à l’arrestation des deux Canadiens, Michael Spavor et Michael Kovrig, pour activités en contravention avec les lois sur la sécurité nationale, soit de l’espionnage. Le Canada a eu beau s’offusquer de ce qu’il considère comme une réplique à l’arrestation de Madame Meng, la Chine n’a jamais rien voulu entendre. Et pour cause. Dans une entrevue avec l’agence Reuters datée du 11 décembre 2018, Donald Trump déclare qu’il serait prêt à intervenir dans l’affaire Meng si cela pouvait contribuer à la conclusion d’un grand accord commercial avec la Chine. Les propos du politicien américain suggèrent fortement que le rôle allégué de Huawei dans le contournement des sanctions contre l’Iran n’était qu’un prétexte et que l’inavouable était bel et bien de se servir de la détention de Madame Meng pour faire pression sur la Chine. C’était bien mal connaître cette puissance que de penser qu’elle pourrait répondre à un tel chantage en cédant aux pressions américaines. Ces motivations américaines ne font-elles pas de Madame Meng la véritable otage ? Au jeu des otages, les Chinois savent jouer et plutôt deux fois qu’une. Malgré le dilemme dans lequel le Canada se trouvait, il avait quand même une porte de sortie. Il a refusé de s’en servir pour des raisons de politique domestique.

La droite au Canada anglais est obsédée par le Parti communiste chinois (PCC). Pour ceux qui observent les grands ténors de la lutte contre le PCC, il y a longtemps que cette lutte se poursuit. Déjà sous le gouvernement conservateur, le premier ministre Harper avait fait une déclaration restée célèbre : I don’t think Canadians want us to sell out our values, our beliefs in democracy, freedom and human rights. They don’t want us to sell that out to the almighty dollar. Ainsi le Canada n’ouvrirait pas les grandes portes aux investissements chinois. Il serait curieux de voir ce qu’en pensent ses électeurs albertains, eux qui peinent maintenant à trouver preneur pour leur pétrole.

Depuis la défaite des conservateurs, la lutte s’est transportée sur les réseaux sociaux et les grands médias anglophones de Toronto. Le Globe and Mail en particulier travaille sans relâche à extirper toute voix dissonante sur le PCC. Peu importe si celles-ci tentent de ramener un peu de bon sens dans le débat sur la politique chinoise du Canada et de se concentrer sur les véritables enjeux. La droite exige maintenant que ces personnes dévoilent tous leurs avoirs et liens potentiels pour établir hors de tout doute qu’elles sont loyales au Canada. Selon cette même droite, l’intérêt national se confond avec un anticommunisme viscéral qui rappelle les jours sombres de la lutte instaurée par le maccarthysme aux États-Unis dans les années cinquante. Et si ces personnes ne s’exécutent pas, le Globe and Mail se chargera de les extirper. Ainsi, dans son édition du 16 septembre 2020, le quotidien torontois rapporte avoir mis la main sur des informations qui suggèrent que des Canadiens seraient impliqués dans une campagne de relations publiques afin de promouvoir les intérêts de la compagnie Huawei au Canada et de freiner l’extradition de Meng Wanzhou vers les États-Unis et va même jusqu’à identifier quelques-uns de ces individus – souvent professeurs d’université. Depuis, il devient très risqué de s’exprimer. Entretemps, les réseaux sociaux ne relâchent pas leur vigilance. Ils ont réussi, par exemple, à forcer le gouvernement Trudeau et plusieurs provinces à resserrer les conditions d’admission de certains étudiants aux projets de recherche, instaurant ainsi un climat malsain entre les chercheurs.

Dans un tel contexte, le gouvernement de M. Trudeau s’est senti vulnérable, lui qui tente de rétablir des relations commerciales plus saines après la période de vaches maigres de l’administration Harper. Mais voilà, les efforts de la droite ont porté fruit. Les sondages constatent un déclin rapide et continu de l’image de la Chine auprès du public canadien. Alors que le gouvernement Trudeau avait promis de publier une politique sur la Chine, maintenant il s’enferme dans un mutisme qui a toutes les apparences d’une panique. Sa position depuis le début de l’arrestation de Madame Meng est toujours la même : laissons au processus légal suivre son cours. Mais les parties concernées, elles, ne veulent justement pas attendre.

Le 22 mai 2020, l’avocat Brian Greenspan écrit dans une lettre adressée au ministre fédéral de la justice, David Lametti, que le processus d’extradition n’a rien d’un processus juridique. Me Greenspan est un expert éminent sur la loi d’extradition du Canada. En fait, le processus d’extradition est fonction des relations internationales. Il ajoute que les États ont droit, et en fait il est entendu, qu’ils avanceront leurs intérêts nationaux et leurs priorités dans leurs relations diplomatiques. Autrement dit, le processus n’est pas prisonnier de la portion juridique du processus. Un État peut faire valoir que ses intérêts l’empêchent de pousser plus avant la procédure d’extradition. Dans le contexte du moment, le gouvernement Trudeau a choisi d’abdiquer ses responsabilités envers ses citoyens emprisonnés en Chine afin de soutenir les États-Unis dans leur contentieux avec celle-ci avec des méthodes moralement contestables et ainsi de ne pas prêter flanc à la droite canadienne. La lettre de M. Greenspan a été envoyée à la demande expresse d’un groupe de Canadiens inquiets et de l’épouse de l’un des citoyens détenus en Chine, Madame Vina Nadjibulla.

Un mois plus tard, soit le 23 juin, ces mêmes Canadiens inquiets, dont l’ex-juge à la Cour suprême du Canada Louise Arbour, font parvenir une lettre au premier ministre Trudeau dans laquelle ils implorent le premier ministre de tenir compte de la lettre de Me Greenspan et d’ainsi faciliter le retour des deux Canadiens détenus. Le gouvernement Trudeau répond par une fin de non-recevoir. Décidément, dans certaines familles les otages n’ont pas la cote.

Cette information et d’autres encore sont disponibles sur internet. Pourquoi Le Devoir se contente-t-il de répéter la ligne éditoriale des médias anglophones ? Pourquoi son directeur ne mentionne-t-il pas la possibilité de briser l’impasse que la lettre de Me Brian Greenspan offrait dans sa lettre du 22 mai 2020 ? En outre pourquoi cette médiocrité dans la couverture d’informations nationales avec un angle international ? Les faits dans cette histoire font clairement apparaître le manque de leadership du gouvernement Trudeau et son manque de cran pour défendre l’intérêt national. Il démontre une incapacité à ajuster la politique étrangère du Canada afin qu’elle reflète l’évolution du rapport de force dans le monde et nous laisse ainsi vulnérable à la manipulation des uns et des autres. Pendant ce temps au quotidien Le Devoir, on se contente de rabâcher la ligne éditoriale des médias anglophones. Triste constat.

L’auteur est onctionnaire fédéral à la retraite.