Chroniqueuse et auteure.
Il est bien particulier de souligner un anniversaire dans les temps actuels, où l’occasion tangible de fêter ne tient plus, pour cause de pandémie, mais où celle de réfléchir se fait plus prégnante que jamais.
Et réfléchissant, je me disais qu’il faut bien commencer par parler d’un grand décrochage. Pas de la souveraineté – la nécessité d’avoir en main tous les pouvoirs de décision est aussi manifeste présentement qu’en tant d’autres moments de notre histoire –, mais de la place réservée à l’intellectuel dans notre société.
Se dégage en fait le sentiment qu’on en revient constamment à ce constat de base : quel mal ce Québec a-t-il avec le monde des idées, l’univers de la connaissance ! On me pardonnera de m’y accrocher, mais avant de parler d’intellectuels et de souveraineté, il me semble incontournable de voir à quel point un virus vicieux, incontrôlé, aura suffi pour nous ramener en arrière, à un vieux fond qui nous est bien particulier, celui de la méfiance envers le monde de l’enseignement, à la base même de ce qui construit un intellectuel.
Si on en était quasiment arrivé à la rapetisser au rang de lointaine légende, le confinement imposé par la COVID-19 l’aura ramenée au rang de réalité : ici, la fréquentation scolaire ne s’impose pas. Sauf pour une courte parenthèse de notre histoire, l’école a toujours été vécue comme un grand dérangement.
Autrefois, on avait besoin de bras, au bois, dans les usines, dans les champs. Pas, ou si peu, des connaissances. L’obligation d’aller à l’école jusqu’à 16 ans a fini par être, quoique bien tardivement, adoptée. Mais intégrée, acceptée ? C’est à voir. Il suffit que l’économie soit suffisamment stimulée pour que déboucher rapidement sur le marché du travail reste extrêmement attrayant – le décrochage des garçons qui, hélas !, nous caractérise dans la fédération canadienne (il faut bien des points de comparaison !) en fait foi.
Dans la même veine, conjuguer études et boulot fait ici partie des mœurs, quitte à sacrifier les premières pour consacrer plus de temps au second, auquel les autorités politiques et économiques mettent bien peu de limites.
Dès lors, il n’était que logique que la fermeture des écoles pour cause de coronavirus se soit faite sans crier gare, sans plan pour continuer l’enseignement à distance, sans même que profs ou élèves puissent, même sous surveillance, retourner chercher le matériel scolaire laissé dans les établissements. Et surtout ait pu être imposée sans que quasiment personne ne proteste devant tant d’improvisation.
Que l’année scolaire, au primaire comme au secondaire, soit amputée de plusieurs jours, voire de semaines, relevait de l’anecdotique. Que les élèves à la maison ne jouissent que de peu ou pas d’encadrement, contrairement à tant d’autres pays aux prises avec la même pandémie et qui devaient recourir à la même option, ne faisait pas partie du souci collectif.
La nouvelle de la réouverture des classes fut pour sa part accueillie avec un tollé où la préoccupation sanitaire ne laissait aucune place à la nécessité pédagogique. Comme autrefois, les familles se repliaient sur leur petit monde : les bienfaits de l’ouverture intellectuelle ne faisaient pas le poids face au besoin d’ultrasécuriser les corps. De son côté, le gouvernement, on l’a compris, avait surtout besoin d’ultrasécuriser ses ressources de gardiennage de jeunes enfants pour faciliter le retour en entreprise de leurs parents. D’où le fait que seul le primaire ait été ciblé pour la reprise des cours, laissant de côté les jeunes du secondaire même s’ils sont à une étape cruciale de leur vie sur le plan académique.
L’absence de soutien, ne serait-ce que verbal, envers le milieu culturel de la part des gestionnaires gouvernementaux de la pandémie a relevé de la même dynamique. Face au risque, corps et esprit étaient devenus des entités dissociables, l’un valant la peine d’être sauvé, l’autre faisant office de quantité négligeable.
La rupture entre tête, cœur et corps aura pourtant eu des effets dévastateurs, que les autorités ne voudront jamais mesurer, sur tous ces gens affaiblis qu’on a abandonnés à eux-mêmes dans le vaste labyrinthe des services de santé. « Mais qu’on leur mette de la musique ! », s’exclamait une préposée lorsque, aux premiers jours de l’application des mesures gouvernementales, elle a retrouvé les résidents du CHSLD où elle œuvre depuis des années absolument paniqués de ne plus avoir autour d’eux bénévoles, proches aidants, prêtre, pianistes, chanteurs, animateurs de jeux qui faisaient de l’endroit un lieu de vie plutôt qu’un simple réceptacle de corps vieillis. « Tout le monde criait, on aurait dit un zoo ! », ajoutait-elle.
Oui, de la musique. Ou de la lecture. Ou des conversations. Pour échapper à la stricte vie animale. Pour sortir de soi. Pour se raccrocher au monde. Mais, paraît-il, ce n’était pas là un besoin essentiel…
Tous ces détours pour se demander ce qu’il reste en 2020 de l’envie des mots, des concepts, des idées autres que le seul pragmatisme du quotidien avec lequel nous élus gouvernent depuis maintenant des années et qui, pour nous tous, a atteint son apogée par la grâce d’une pandémie.
À dire vrai, l’envie de rêver mieux, de bousculer le statu quo est encore là quand il s’agit de discussions en petits cercles. Mais depuis un bon moment déjà, l’écoute se fait rare dès lors que l’auditoire se veut plus large. Il faut dire que les tribunes publiques et les réseaux sociaux obligent dorénavant à se camper dans des débats qui évacuent toutes nuances et qui vous valent soit des adorateurs, soit d’implacables ennemis… qui ne sont pas toujours ceux que l’on croit ! L’enjeu pour qui veut intervenir n’est plus le débat, mais la capacité de supporter le poids de la polémique.
Encore n’est-il question ici que de la place de l’intellectuel de façon générale ; on n’y a toujours pas ajouté le vocable « souveraineté » ! Et là, ça se complique davantage.
La vivacité d’analyse des intellectuels souverainistes ne s’est pas éteinte en vingt-cinq ans : ils ont continué de partager leurs constats, leurs réflexions, leurs aspirations, répondant à l’engagement pris par les IPSO au moment de la campagne référendaire de 1995.
Ils ont montré les impasses et les contradictions de l’appartenance, pour le Québec, à l’ensemble canadien. Ils en ont creusé les aspects historiques, économiques, constitutionnels, juridiques. Ils y ont adjoint les nouveaux sujets de préoccupation que sont l’environnement, la laïcité, la folklorisation du français, l’arasement des cultures nationales, l’occupation du territoire, la question autochtone…
En fait, pour qui veut trouver motif à justifier que le Québec a tout à gagner à devenir pays, il y a là largement de quoi nourrir la réflexion, voire emporter l’adhésion. Mais quelle est la portée de ces travaux ? Les leaders politiques s’en nourrissent-ils eux-mêmes ? Quel poids donnent-ils à ces démonstrations éloquentes que la souveraineté est à la fois possible et souhaitable ? Quelle écoute donnent-ils tout simplement à l’analyse ?
Il y a un décalage qui va s’accentuant entre des politiciens extrêmement sensibles aux mouvements de la population – « qui n’a vraiment pas envie ces temps-ci qu’on lui parle d’un Québec pays, alors on sera souverainistes, mais sans trop le dire » – et des intellectuels qui sont en mesure de faire voir le cheminement logique d’une nation à qui il reste à contrôler son destin.
Pour peu qu’on se doive de livrer des commentaires sur les enjeux du jour, comme c’est mon cas depuis des années, il est toujours fascinant – en fait troublant ! – de constater qu’il y a pour ce faire amplement de quoi puiser dans des analyses de fond et des données scientifiques, mesurables, qui permettent l’aller-retour entre hier et demain, afin d’aller au-delà de l’instinct et de l’opinion personnelle. Ces repères sont pourtant largement ignorés.
Ainsi des données démographiques de l’Institut de la statistique du Québec. Elles sont d’une grande utilité pour parler de langue, de développement régional, de fertilité, de vieillissement de la population, de mouvements démographiques… En les regardant de près, on peut voir quel Québec est à se dessiner, ou réfléchir aux manières de rectifier son parcours. Pourtant les politiciens ne citent jamais ces données, n’ont même pas l’air de connaître leur existence.
Et il n’est question que de chiffres ici ! Le simple b-a-ba d’un regard sur la société dont chacun peut tirer les conclusions, ou les scénarios, qu’il voudra. S’étonnera-t-on dès lors que lorsque des travaux de recherche ou d’analyse penchent carrément en faveur de l’autonomie du Québec ou de la souveraineté, ils manquent encore plus de relais, même quand ils se veulent extrêmement concrets – j’ai notamment en tête ici les travaux de Pierre Curzi sur le français à Montréal ou ceux de Bernard Vachon sur l’occupation du territoire… Trop souvent – le plus souvent ! –, les élus souverainistes et les militants les ignorent ou en font peu de cas.
La tâche, pour l’intellectuel, se complique depuis que la cause souverainiste est maintenant dispersée entre différents partis. Si un intellectuel est associé à un groupe, il perd de sa prestance aux yeux de l’autre. En devant composer avec une étiquette de plus, solidaire, bloquiste, péquiste, voire indépendant de tout, la portée des hommes et des femmes qui font métier d’idées s’en trouve rétrécie. Car on voudra d’abord savoir s’il est de gauche, de droite, interculturel ou nationaliste, vieux militant ou jeune détaché des défaites référendaires… À quelle bande appartient-il ? Et les bandes se mêlent si peu.
Dès lors, la question à l’honneur en ce 25e anniversaire – comment re-penser l’action politique indépendantiste ? – porte la contradiction en son sein.
« Les intellectuels ne doivent pas démissionner de l’esprit de liberté qui est leur bien le plus précieux », soulignait le Manifeste adopté par les IPSO en juin 1995 ; une liberté d’opinion et d’expression réitérée dans leur Déclaration de juin 2014. Mais dans les faits, cette liberté est désormais soumise à une perception partisane. L’action politique n’est plus simplement divisible entre indépendantistes et fédéralistes, elle s’accompagne d’autres moteurs de mobilisation, qui tiennent parfois à de pures stratégies de compétition électorale.
L’intellectuel se retrouve donc sur une fine ligne. S’il souhaite être largement entendu pour faire valoir à ses compatriotes, des plus aux moins convaincus, l’avantage de l’avènement d’un Québec souverain, il doit éviter l’écueil de l’instrumentalisation par un parti politique. S’il souhaite brasser la cage de l’action politique, voire s’y investir, alors il doit décider à quel groupe ses idées se destinent, puisque le mouvement parapluie souhaité par plusieurs, et auquel travaillent fort les OUI Québec, n’a pas pour le moment d’assises concrètes.
Bref, les idées ne manquent pas dans le champ intellectuel, mais la possibilité d’écoute s’est déplacée en vingt-cinq années. Et l’enjeu est devenu double.
Il faut d’une part distinguer la nécessaire remobilisation citoyenne, celle de la population ordinaire toute concentrée sur son quotidien et qui, maintenant moins que jamais, n’arrive pas à envisager demain, de l’engagement purement partisan, mis à mal lui aussi par la perte des illusions que tout bonnement, parce qu’on veut, demain nous appartient. Il y a des tribunes à réinventer.
Il faut aussi rendre plus intellectuellement indépendante la réflexion politique qui mène à l’action, un argumentaire sur lequel militants et militantes doivent pouvoir s’appuyer, au-delà des stratégies électoralistes. Mais un argumentaire qu’ils doivent aussi avoir envie d’entendre, donc retrouver des lieux de discussions et d’échanges ouverts au sein des partis.
Il y a de quoi se retrousser les manches. Mais admettre que le défi est grand n’empêche surtout pas d’y plonger.