Un malheur ne vient jamais seul, nous rappelle le dicton, comme pour en rajouter sur les pertes de vie, les destins brisés et la communauté traumatisée de Lac-Mégantic. Un malheur ? Hélas toujours le même, nous révèle le cours des événements : le malheur de ne pas être maître chez soi. Les manchettes se succèdent, les déclarations se multiplient et c’est le tourbillon des avocasseries qui s’emballe.
On nous multiplie les analyses pour nous faire comprendre la « complexité » de la situation, les dédales juridiques, les complications administratives comme pour donner encore plus de mérite aux récits de courage et d’entraide, aux élans de solidarité et aux événements-bénéfices. Sur le fond, pourtant, ils sont rares les points de vue qui dressent la liberté contre le malheur, l’émancipation contre la fatalité. Même devant des événements aussi mortifères, le Québec ne dispose guère de sa pleine liberté de mouvement. Et cela nous impose les défilades juridico-constitutionnelles. Et cela nous inflige les insignifiances des middle men qui viennent parader pour mieux orchestrer la dilution des responsabilités ultimes et nous refiler l’essentiel de la facture. À nous la compassion, à Ottawa le froid calcul pétrolier.
Christian Rioux, le chroniqueur du Devoir à Paris, n’a pas manqué de s’en étonner : il y a si peu de colère dans la réaction générale. Son regard distancié n’a pas raté l’essentiel de l’arrière-scène sur lequel se dessine aussi bien ce malheur que la réponse de la communauté et les réactions qu’elle suscite, nourrit et prolonge. Il est vrai que l’empathie et la générosité manifestées par la population ont de quoi forcer l’admiration. Le Québec y a encore une fois montré certains des plus beaux traits de sa culture et de sa manière de vivre. C’est réconfortant, certes. Mais Rioux a raison, il faut aller au-delà et sortir de nous-mêmes pour nous dresser avec la même énergie dans la discussion de la responsabilité publique, dans l’examen des conditions de possibilité d’une telle catastrophe. Et cela renvoie, cela devrait renvoyer, à une critique sévère et intransigeante du régime qui définit l’espace du risque que cela se (re)produise.
La catastrophe de Lac-Mégantic n’est pas un désastre naturel, c’est un résultat politique. Et nous devons y faire face non pas tant comme on se dresse devant l’adversité qu’imposent des éléments déchainés, mais bien comme on prend la mesure de ce que cette tragédie révèle d’un régime qui nous dépossède des décisions essentielles sur la gestion des risques environnementaux, sur l’organisation des transports, les choix d’aménagement et la poursuite de l’intérêt national et du bien commun. Il ne faut pas s’illusionner, le cours des choses en ce qui concerne le redressement de la situation est d’ores et déjà inscrit dans le registre des limitations du régime qui a rendu possible cette catastrophe. Le Canada s’est bâti sur le chemin de fer comme instrument de mise en place d’une économie extractive de ressources naturelles et son architecture institutionnelle non seulement reste en place, mais elle continue de charpenter les rapports économiques et les règles qui vont prévaloir pour gérer l’après-crise aussi bien que la modernisation des solutions de transport. Ottawa reste entièrement maître du jeu.
Dans un article éclairant, « La constitution ferroviaire », paru sur le site de L’Agora[1], Marc Chevrier démontre rigoureusement en quoi et comment la législation sur le transport ferroviaire et les choix de politiques qu’elle a encadrés s’inscrivent dans le plus strict prolongement de la logique coloniale qui a marqué la création du Canada. L’État canadian reste arc-bouté sur la structuration d’un espace économique est-ouest favorisant l’extraction des ressources naturelles par la mise en place d’une infrastructure juridique et matérielle de transport au service de la maximisation du projet et reposant sur le primat de l’intérêt privé et des règles de marché. Son emprise est totale sur le domaine, les provinces n’y comptent pour rien et Ottawa peut faire à sa guise en usant de son « pouvoir déclaratoire » pour peu que le gouvernement puisse invoquer « l’avantage du Canada ». L’actuelle Loi sur les transports au Canada, adoptée en 1996, – un autre héritage du tandem Chrétien-Martin – réaffirme les pleins pouvoirs d’Ottawa sur la réglementation l’organisation et la gestion du transport ferroviaire. Même sous prétexte de modernisation, l’intention initiale est maintenue, mâtinée d’un libéralisme encore plus prononcé et poussant plus loin encore la privatisation et le primat du marché.
Le Québec aura beau se lamenter et réclamer qu’Ottawa « prenne ses responsabilités », c’est précisément ce qu’il se fera dire : c’est le Canada qui est maître et il n’en fera qu’à sa guise. Les commentateurs auront beau s’indigner, les Couillard et Legault de ce monde se faire les plus bonententistes des soumis, c’est d’ores et déjà établi : Ottawa ne paiera que le minimum de ce que le clientélisme politicien va requérir. Les jeux sont déjà faits : le gouvernement Harper a dit qu’il verserait le montant équivalent à celui que le Québec a annoncé aux premières heures de la tragédie. Il ne versera pas davantage, si jamais il fait ses versements – on se rappellera la crise du verglas et sa créance toujours pendante. Quand bien même tous les chiens du Québec aboieraient[2], a-t-on coutume de dire dans l’establishment conservateur…
Il est inutile de faire semblant d’être inquiet et de se demander qui va payer. Ottawa organise le transport, fixe les règles et laisse aux provinces le fardeau des dommages collatéraux engendrés par ses choix et ses manières. Et ce n’est pas seulement en matière de catastrophe. Pendant que les médias nous relataient l’horreur au quotidien, les compagnies ferroviaires annonçaient la fermeture d’une dizaine de gares dans l’Est-du-Québec, refoulant encore plus loin dans l’indigence le transport des personnes sur notre territoire. Et cela s’ajoute au sort lamentable qu’a imposé le délestage des voies d’intérêt local qui a laissé en lambeaux des infrastructures que les communautés locales cherchent à relancer avec des moyens insignifiants. Il en va de ces voies comme des quais qui pourrissent le long du fleuve…
Pour la suite des choses, deux voies se dessinent : celle de la résignation, déguisée sous les guerres de procédure et un juridisme qui ne remettra jamais en cause le régime constitutionnel, éternisera les débats et ne fera qu’ajouter des frais supplémentaires pour alourdir davantage l’accablement des premiers intéressés et accroître le fatalisme de ceux-là qui ne croient plus à la politique pour mieux accepter l’impuissance du Québec ; celle du combat national pour faire dérailler ce régime illégitime. Au-delà de l’horreur, il y a le conflit, n’en déplaise à tous ceux qui sont prêts à payer pour éviter la chicane, comme ils disent pour mieux renoncer à défendre nos intérêts. Il faut regarder les choses en face : refuser de se battre c’est encore une fois consentir à gouverner le Québec avec les moyens que le Canada lui laisse. C’est encore une fois retourner contre soi-même les effets d’une contrainte qu’on se refuse à défaire. Laisser dans le flou une facture qui s’élève d’ores et déjà au-dessus du demi-milliard et se lamenter devant les compressions budgétaires dans les programmes sociaux ou l’éducation, relève de la démission hypocrite. Le sens de l’honneur nous impose le combat. C’est une tâche exigeante à laquelle il faut d’ores et déjà s’attaquer avec détermination, c’est une affaire de dignité, c’est un enjeu de liberté. Il ne sera pas dit qu’Ottawa marchera sur ce malheur comme sur un paillasson. Le Québec doit se faire respecter.
Aux militants d’imposer la grille d’analyse. À eux de définir l’espace de solutions dans lequel devront s’inscrire les politiciens. Il n’y a, hélas, rien à attendre des libéraux et de la CAQ qui jamais ne trouveront le coût assez élevé pour se dresser devant Ottawa. C’est du gouvernement péquiste et de tous ceux qui ont voté pour lui, des autres partis d’opposition et de la mobilisation de tous ceux et celles qui ne vont plus voter qu’il faut espérer un effort de redressement. La crise de Lac-Mégantic peut devenir un révélateur des conditions que nous impose le carcan canadian. Les voies de sortie de crise peuvent permettre d’identifier de puissants leviers de redéfinition du rapport Québec-Canada. Il faudra pour cela décoder les événements et envisager des solutions à partir d’une compréhension fine de notre intérêt national. On peut d’ores et déjà définir quatre grands axes de réflexion et d’orientation de la mobilisation.
L’axe politique. Il faudra aller au-delà des questions spécifiques provoquées par les affrontements sur les modalités de structuration des débats cherchant à savoir qui va payer. Il est évident et dans l’ordre des rapports d’assujettissement que c’est la province qui va casquer. Il faudra travailler à mieux décortiquer et faire comprendre, au travers le bruit médiatique et la guerre de propagande, la logique du régime qui nous condamne le plus souvent à l’impuissance et toujours à tenter de compenser par nous-mêmes et par nos seuls moyens les effets de choix qui sont fait ailleurs, par d’autres et sous la primauté de leurs intérêts. Il faut mener bataille sur la question des compétences, rendre explicite les mécanismes et les stratégies institutionnels qui serviront à faire diversion, qui produiront les mesures dilatoires.
Une mobilisation adéquate peut nous donner un rapport de force redoutable. Imaginons seulement que le gouvernement du Québec décide de boycotter tous les forums, comités et instances où se discute l’avenir du transport pétrolier, imaginons qu’il fasse d’un engagement solennel, assorti d’un premier versement de 500 millions de dollars, d’Ottawa à rembourser intégralement les coûts de restauration de Lac-Mégantic la condition de reprise de toute discussion avec les compagnies canadian, les gouvernements provinciaux et les instances fédérales de sa participation à quelques discussions que ce soit. Pas de participation au comité avec l’Alberta, pas de réponse à Irving qui veut acheter MMA, aucune disponibilité pour les lobbyistes pétroliers, etc. Imaginons qu’il lance en parallèle une commission d’examen et d’enquête – dont les frais seront ultimement compris dans un éventuel accord de compensation – dont le mandat serait d’examiner l’impact de l’économie pétrolière canadienne sur l’économie du Québec.
L’axe géostratégique. Le Canada est un état pétrolier qui obéit à ses choix d’économie extractive et rien ne l’en fera déroger. L’accident ferroviaire a déjà commencé à fournir une matière abondante à une nouvelle rhétorique de justification de la construction de pipelines est-ouest. Tout dans l’ordre canadian actuel est en place pour forcer le passage sur le territoire du Québec. C’est cependant ce qui peut aussi faire la faiblesse de sa position : la mobilisation québécoise peut donner des moyens de pression terriblement efficaces. Le Québec est incontournable. Cela devrait lui donner des moyens pour se faire respecter.
La construction de pipelines va remplir le même rôle que les chemins de fer dans le nation building canadian contemporain. Avec les mêmes effets sur notre économie et nos choix d’occupation du territoire. Le chemin de fer n’a jamais été conçu pour soutenir et charpenter le peuplement et l’occupation du territoire du Québec. Les pipelines ne le feront pas davantage. Il n’y aura que des miettes dont sont déjà prêts à se contenter les inconditionnels du Canada.
Il faut comprendre également que la dynamique continentale joue contre le Canada, que les choix américains déstabilisent singulièrement l’espace stratégique des extracteurs du pétrole des sables. Cela va nécessairement se traduire par une intensification des campagnes de propagande et par un raidissement considérable des mesures d’intimidation. Le chantage économique va se faire de plus en plus ouvertement et personne à Toronto, Calgary ou Ottawa n’hésitera à faire monter la mise. C’est vital pour le Canada, il faut donc s’attendre à le voir multiplier les coups tordus. Il faudra une vigilance d’autant plus aiguë qu’il peut compter sur de puissants intérêts financiers qui, ici, sont prêts à bien des bassesses pour nous intégrer de force dans la stratégie canadian. Ces puissances ne ménageront pas les efforts pour détourner nos institutions financières et les encarcaner dans le piège bitumineux.
L’axe écologique. La catastrophe a révélé non seulement les lacunes et la démission de la réglementation fédérale, elle a permis de faire comprendre que toute politique énergétique repose sur des choix de gestion des risques environnementaux. Pourquoi faudrait-il que le Québec prenne des risques pour assurer la sécurité d’approvisionnement d’une raffinerie privée du Nouveau-Brunswick ? Pourquoi devrait-il venir au secours de l’industrie des sables bitumineux contribuant à un désastre climatique d’envergure planétaire et ruinant par son existence même les efforts déployés ici pour réduire la production des gaz à effet de serre ? Notre dépendance au pétrole est-elle une fatalité si dure qu’il faille prendre des risques aussi grands ?
Contrairement au Canada, le Québec a tout ce qu’il lui faut pour s’affranchir de la dépendance au pétrole. Il est même l’un des États les mieux placés au monde pour réaliser son indépendance énergétique par les énergies renouvelables. Déjà, la moitié de l’énergie que nous consommons est produite par l’hydro-électricité et le recours à la biomasse. Nous avons la moitié du chemin de parcouru et tout ce qu’il faut pour faire le reste. Le pétrole nous appauvrit déjà, il plombe notre balance commerciale, l’économie pétrolière déstabilise notre secteur manufacturier et nous empêche de conduire une politique économique qui permettrait de profiter à plein de nos atouts – abondantes ressources renouvelables, compétences solides, réseau institutionnel capable de soutenir l’innovation. Le partage des pouvoirs et les choix d’Ottawa nous privent de la moitié de nos impôts dont une partie substantielle sert à soutenir l’industrie des sables bitumineux. C’est plus de 400 millions par année de l’impôt versé par les Québécois à Ottawa qui sont consacrés au soutien à l’exploitation du pétrole sale. Et cela ne fera qu’augmenter au fur et à mesure que croîtront les difficultés de cette industrie durement déstabilisée par les choix américains et qui doit absolument sortir par l’est le pétrole qu’elle est condamnée à exporter.
Se sortir du paradigme pétrolier est une tâche colossale. Déjà plusieurs sociétés ont commencé de s’y attaquer. Les défis que cela pose sont autant d’occasions de développement, pour peu que les efforts soient conduits avec une perspective d’ensemble. Nous n’avons aucune raison de laisser saccager notre environnement, d’y laisser planer des risques aux conséquences irréversibles pour la seule raison de souscrire à l’ordre canadian et aux logiques continentales. Nous pouvons assumer notre différence et tirer de notre situation des possibilités qui contribueront à accroître notre originalité et à produire un modèle de développement durable en lien avec ce que nous souhaitons faire de notre milieu. La transition écologique de l’économie est un projet d’envergure qui comporte de nombreuses facettes (changement de mentalité, mutation du système de production, nouveaux modes d’occupation et d’aménagement du territoire, etc.) et autant d’exigences.
De nombreuses villes et municipalités ont réalisé, au lendemain de la catastrophe, que le déficit d’information entourant la circulation des matières dangereuses accroissait le risque. Il faut viser à ce que les réponses à apporter pour combler ce déficit accroissent le contrôle québécois sur ce qui se passe sur notre territoire. Ce contrôle est essentiel pour que la conscience du risque puisse s’accompagner d’un débat réaliste sur la pertinence de l’assumer et sur la connaissance des alternatives. Or, ces alternatives ne sont pas seulement de l’ordre du transport : faire passer ailleurs des matières dangereuses sans se demander si l’on ne serait pas mieux de s’organiser pour en réduire le besoin, c’est jouer à l’autruche.
L’axe territorial. Pourquoi devrait-on laisser peser des risques majeurs sur tout le Québec habité, comme si nous n’avions pas d’autre choix pour assurer notre développement ? La gestion du risque est un aspect majeur, mais ce n’est pas le seul. Les investissements qu’Ottawa va continuer de soutenir dans le transport ferroviaire des matières au détriment des personnes, grugeant des ressources et dressant des obstacles juridiques à l’organisation du transport correspondant à nos priorités de développement. On ne citera pour exemple que les obstacles au développement des trains de banlieue à Montréal que dressent les sociétés nées de la privatisation orchestrée par Ottawa.
L’organisation de l’espace et l’occupation du territoire sont déjà largement déterminées par les choix passés, réalisés sous la domination canadian et en fonction d’une économie extractive qui a provoqué un mal-développement de plusieurs de nos régions. Pour que les choix d’infrastructures servent au mieux notre structure de peuplement et nos choix d’occupation du territoire, il faut concevoir des moyens de transport qui ne dissocient pas circulation des marchandises et déplacement des personnes, dont les deux ordres de besoins sont actuellement dissociés par les choix canadian. Par-delà la question des ressources financières disponibles pour mettre en place des infrastructures se posent les enjeux de configuration des réseaux. Ces enjeux renvoient au modèle de développement économique à privilégier et aux options qu’il dresse quant à l’intégration continentale, quant à la façon d’inscrire le Québec et son territoire dans un paradigme qui concilie son désir d’habiter son territoire et les exigences de son économie exportatrice. Cette inscription ne peut en aucun cas reposer sur la logique extractiviste et l’exportation de matières et d’énergies brutes. Notre prospérité dépend et dépendra de plus en plus de notre capacité à transformer sur place.
Une doctrine de l’intérêt national doit raccorder ce que le Canada a divisé. Notre position géostratégique n’est pas un handicap, loin de là. Il nous faut désormais passer de l’identification au territoire à l’optimisation des choix que ce même territoire rend possibles. Lac-Mégantic pose des enjeux territoriaux qui ne sont pas que des enjeux locaux d’aménagement. Il faudra y réfléchir sérieusement et s’assurer que les débats publics s’organisent en conséquence.
On le voit, un tel cadre, pourtant à peine esquissé, dresse un espace d’initiative qui pourrait permettre de transformer la catastrophe de Lac-Mégantic en moment fort de conscience nationale. Le Québec n’a aucune raison de se laisser aspirer dans la spirale des mesures dilatoires qui feront traîner les choses en longueur aux seules fins de provoquer une lassitude propice à la résignation. Le désastre de Lac-Mégantic peut fournir une occasion exceptionnelle de casser la logique morbide de l’éternelle minimisation des pertes. Nous devons à la mémoire des victimes, à la dignité des survivants et à l’avenir de nos enfants d’opposer une froide colère et une riposte obstinée. Notre intérêt national doit nous dicter les mesures à prendre pour planifier le déraillement du régime.
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[1]Marc Chevrier, « La constitution ferroviaire » http://agora.qc.ca/documents/la_constitution_ferroviaire
[2]C’est la réponse de John A. Macdonald aux protestations du Québec devant la condamnation et l’exécution de Louis Riel