La présence d’institutions universitaires offrant des cours ou des programmes en langue minoritaire permet aux membres des communautés linguistiques minoritaires de poursuivre leur formation intellectuelle dans leur langue maternelle, contrecarrant ainsi la langue dominante comme langue unique de formation des élites économiques, scientifiques ou culturelles.
Dans une allocution devant le Comité sénatorial permanent des langues officielles, le 21 mars 2005, Dyane Adams, la Commissaire aux langues officielles, exposait quels buts devraient être visés par le gouvernement canadien en matière d’éducation : « l’accès, la qualité et la continuité1 » pour tous les niveaux, de la petite enfance au niveau postsecondaire. Elle précisait : « L’égalité en matière d’éducation, c’est bien plus que l’égalité d’accès. C’est assurer tout au long du cheminement scolaire les conditions – et le financement – qui garantissent des résultats égaux pour les deux communautés de langue officielle. »
Une étude importante conduite par le sociologue Raymond Breton2 de l’université de Toronto dans les années soixante avait démontré que la complétude institutionnelle, soit l’étendue du réseau d’institutions d’une communauté, influait sur le degré et la vitesse d’intégration des membres de cette communauté à une communauté d’accueil. Un réseau d’institutions bien développé faisait en sorte que les membres d’une communauté s’intégraient peu ou lentement à la communauté d’accueil et vice-versa. Pour garantir une bonne complétude institutionnelle, le réseau doit être complet. Dans le cas du système scolaire par exemple, il devrait assurer une continuité dans le cheminement scolaire des individus, c’est-à-dire inclure tout le spectre des institutions, des écoles primaires aux institutions universitaires. Suivant la thèse de Breton, une rupture dans la continuité du cheminement scolaire des individus devait conduire à une plus grande assimilation linguistique à la langue dominante tandis qu’une continuité dans le cheminement du primaire à l’université devait assurer une plus grande persistance linguistique des individus de langue minoritaire. Il est donc intéressant de s’interroger sur l’impact de la présence ou de l’absence d’universités, qui constituent souvent le dernier et le plus faible maillon de la chaîne des institutions scolaires destinées aux minorités, sur la persistance linguistique des locuteurs minoritaires.
Une étude datant de 19893 avait noté que la communauté francophone d’Edmonton identifiait la faculté Saint-Jean, un collège universitaire francophone, comme son appui principal. L’offre de programmes universitaires en français est également susceptible d’influer sur le taux de diplomation des francophones ; c’est l’offre de programmes en français qui semble créer la demande pour ceux-ci plutôt que l’inverse. Une plus grande offre de programmes en français conduit à une plus grande participation des francophones aux études supérieures4.
Or, les universités de langue française sont peu nombreuses au Canada. La grande majorité se retrouvent au Québec et la part congrue est saupoudrée dans les autres provinces, malgré la présence de minorités francophones parfois substantielles dans certaines de celles-ci. Certaines provinces, telles que l’Ontario et l’Alberta, financent des institutions bilingues offrant seulement une partie des cours ou certains programmes en français. D’autres, comme la Colombie-Britannique, ne financent aucune institution ou programme en langue française. En comparaison, les Anglo-Québécois ont accès à trois universités de langue anglaise au Québec. Le niveau de financement5 des institutions universitaires minoritaires est un indicateur qui permet de juger de l’étendue et de la diversité des programmes offerts. La complétude institutionnelle, dans ce cas, peut être considérée comme le niveau de financement accordé à ces institutions, niveau qui réflète à la fois la présence ou l’absence d’institutions et la diversité de programmes offerts.
Au cours de ce texte, nous chercherons à vérifier s’il y a égalité de financement au niveau universitaire entre les groupes linguistiques anglophones et francophones au Canada. Nous utiliserons le niveau de financement des institutions comme indicateur de l’étendue et de la diversité des programmes offerts.
Le sous-financement des universités minoritaires n’est vraisemblablement pas sans conséquences. En regard à la complétude institutionnelle, cet article examine donc le financement des universités des communautés minoritaires de langue officielle au Canada et la 1) vitalité linguistique de ces communautés, c’est-à-dire assimilation à la langue dominante, et le 2) taux de diplomation, pour chercher à savoir s’il existe une corrélation entre le financement et ces deux derniers facteurs.
Les communautés linguistiques au Canada
Le tableau 1 présente des données portant sur la langue maternelle tirées du recensement de 2001. On y fait le décompte du nombre de francophones et d’anglophones ainsi que leur poids en pourcentage dans la population totale de chaque province canadienne.
Il y avait donc 599 797 locuteurs anglophones au Québec et 986 922 locuteurs francophones hors-Québec en 2001. Le tableau 2 fournit les effectifs selon la langue d’usage à la maison. Selon que le contexte soit plus ou moins assimilationniste, les locuteurs langue maternelle effectueront des transferts linguistiques vers la langue dominante et déclareront une langue d’usage à la maison différente de leur langue maternelle.
Selon la langue d’usage, on trouve donc 761 175 locuteurs anglophones au Québec et 614 715 locuteurs francophones hors-Québec en 2001. Cela signifie donc que les communautés anglo-québécoise et franco-québécoise ont gonflé leurs effectifs grâce à l’ajout de substitutions linguistiques : 161 378 personnes ont adopté l’anglais comme langue parlée à la maison et 126 562 personnes ont adopté le français comme langue parlée à la maison au Québec. Hors-Québec, 372 207 personnes de langue maternelle française ont fait un transfert linguistique vers l’anglais (soit un taux d’assimilation de 37,7 %). Globalement, le bilan des substitutions donne 2,48 millions de personnes de langue maternelle tierce ayant adopté l’anglais comme langue d’usage à la maison dont 245 645 francophones. On peut constater que l’anglais recrute des locuteurs dans l’ensemble du Canada tandis que le français en perd.
A partir des tableaux 1 et 2, nous pouvons calculer l’indice de vitalité linguistique (IVL) pour chaque province. Il s’agit simplement, pour chaque groupe linguistique, de diviser le nombre de locuteurs « langue d’usage » par le nombre de locuteurs « langue maternelle ». L’indice de vitalité linguistique est une façon simple et élégante de représenter la persistance linguistique des locuteurs natifs ainsi que le pouvoir d’attraction d’une langue. Un quotient d’IVL inférieur, égal ou supérieur à 1 indique une vitalité faible, moyenne ou forte, c’est-à-dire que le groupe linguistique perd, conserve ou gagne des locuteurs.
Le graphique 1 illustre les données du tableau 3.
On y constate que le groupe anglophone possède un indice de vitalité linguistique supérieur au groupe francophone partout au Canada, c’est-à-dire que le pouvoir d’attraction de l’anglais domine largement celui du français et lui permet de gagner des locuteurs, son IVL étant supérieur à 1 pour toutes les provinces canadiennes. C’est d’ailleurs au Québec que l’IVL des anglophones est le plus élevé au pays !
En comparaison, le groupe francophone possède un indice inférieur à 1 pour toutes les provinces sauf au Québec. Ceci indique que le groupe francophone perd des locuteurs dans toutes le provinces excepté au Québec, où le français est faiblement attractif. A l’échelle canadienne, les francophones ont un IVL de 0,96 et les anglophones de 1,14.
Le financement des universités
Seulement cinq des neuf provinces hors-Québec (le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse, l’Ontario, l’Alberta et le Manitoba) possèdent des universités offrant des cours ou programmes en langue française. Certaines universités sont désignées comme étant « bilingues ». Cependant, la désignation « bilingue » ne signifie pas nécessairement que tous les programmes soient offerts en version française ou anglaise ou que les deux langues jouissent d’un statut équivalent au sein de l’institution. Pour les besoins présents, il a fallu trouver une façon de calculer la fraction du budget qui allait aux programmes en français au sein de chaque institution. Nous avons cherché à représenter la part du budget total qui allait au français en faisant le décompte du nombre de cours donnés dans cette langue dans chaque institution bilingue et en multipliant le budget total de l’université par la proportion de cours donnés en français. Ceci donne une approximation du financement accordé au français dans les institutions bilingues. Le tableau 4 donne la liste des universités de langue française ou bilingues pour les provinces autres que le Québec ainsi que leur mode de fonctionnement (unilingue, bilingue).
Hors Québec se trouvent trois universités françaises et quatre autres « bilingues » ou avec sections françaises. Au Québec, il n’y a pas d’institutions universitaires bilingues, mais on y trouve trois universités de langue anglaise ; McGill, Concordia et Bishop’s.
Nous avons calculé les revenus totaux des universités des minorités en comptabilisant l’ensemble des revenus imputables aux gouvernements provinciaux, fédéral et les revenus « autres », c’est-à-dire provenant de fondations, de revenus de la vente de produits et services, de contributions de l’industrie privée, des frais de scolarité et autres frais. Dans le cas des universités bilingues, nous avons effectué nos calculs des revenus en multipliant la proportion des cours dispensés en français par l’ensemble des revenus des institutions concernées. Les données financières proviennent de la CAUBO (Canadian Association of University Business Officers)8. Les données sont présentées au tableau 5.
En faisant le total des sommes de la colonne « Revenus totaux pour les universités de la province » pour toutes les provinces autres que le Québec, on obtient des revenus totaux de 13,8 millards $ pour les universités minoritaires et majoritaires, dont moins de 350 millions $ versés aux institutions minoritaires (tableau 6). Les institutions anglo-québécoises obtiennent pour leur part 1,2 milliard $ sur des revenus totaux d’environ 4,5 milliards $.
La part attribuée à l’anglais au Québec représente 1 milliard 227 millions de dollars, soit presque quatre fois celle attribuée au français hors du Québec. Les anglophones obtiennent d’ailleurs 27,7 % des fonds destinés aux universités au Québec alors qu’ils n’en constituent que 8,4 % de la population.
Rappelons qu’il y avait, selon la langue maternelle, 599 797 locuteurs anglophones au Québec et 986 922 locuteurs francophones hors-Québec au recensement de 2001, ce qui équivaut à une proportion de 1,64. On peut multiplier cette proportion par la proportion des revenus alloués aux minorités anglaise et française pour obtenir une idée de la part de financement qui va à chaque Anglo-Québécois et celle qui va à chaque francophone hors-Québec. Par exemple, en multipliant 1,64 par le ratio entre les revenus totaux des minorités anglaise et française soit 3,58 (1 227 176 000 divisé par 342 561 000 dollars) on obtient 5,87. On peut donc dire que chaque Anglo-Québécois est financé six fois plus que chaque francophone hors-Québec pour ce qui est des revenus totaux. La disproportion est de 5 pour 1 en ce qui concerne les revenus du provincial, de presque 7 pour 1 pour le fédéral et de presque 10 pour 1 pour les revenus « autres ».
Equité de financement
Les sommes ne sont apparemment pas équitablement réparties entre les groupes linguistiques. Analysons la chose systématiquement. Définissons un financement équitable comme correspondant à un pourcentage du budget destiné aux universités minoritaires équivalent au pourcentage de la communauté minoritaire dans la population de langue officielle d’une province donnée10. Le calcul du poids relatif des anglophones et des francophones doit exclure les allophones du calcul puisqu’il n’existe pas d’universités « allophones » et que les sommes allouées aux universités sont réparties entre les groupes français et anglais. Ce critère nous semble pertinent pour juger de l’attribution des budgets.
Une façon simple de calculer si le financement est équitable est de faire le ratio entre la proportion du budget qui va au groupe minoritaire et la proportion de ce groupe dans la population de langue officielle (anglophone et francophone) de la province. Un ratio inférieur, égal ou supérieur à 1 indiquera si le groupe minoritaire est sous-financé, équitablement financé ou sur-financé. Le tableau 7 donne le calcul du pourcentage des anglophones et francophones dans la population totale de langue officielle pour chaque province. Notons qu’au Québec, il y a 9,3 % d’anglophones dans la population de langue maternelle anglaise ou française (celle-ci représente 90 % de la population du Québec ; 8,4 % d’anglophones sur 90 % de francophones et d’anglophones égale une proportion de 9,3 % pour l’anglais et 90,7 % pour le français). Les calculs d’équité de financement utiliseront les données des deux dernières colonnes de ce tableau pour indiquer l’équité de répartition des budgets.
Le tableau 8 donne dans la colonne (1) le pourcentage de la population minoritaire de langue officielle (selon la langue maternelle) dans les différentes provinces canadiennes. La colonne (2) donne le pourcentage du budget destiné aux universités que cette minorité reçoit (pour les institutions unilingues et bilingues). La dernière colonne (3) fournit le ratio entre la colonne (2) et la colonne f(1). Par exemple, pour le Québec, on divise 27,7 par 9,3 pour obtenir un ratio de 3,0.
Les Anglo-Québécois, avec un ratio de 3,0 pour les institutions universitaires, sont la minorité dont les universités sont les mieux financées au Canada. Toutes les autres provinces sous-financent leur réseau francophone de façon sévère. Notons en particulier que l’Ontario, la province la plus riche du Canada, ne finance aucune institution universitaire de langue française malgré la présence de plus d’un demi-million de franco-ontariens sur son sol et ses institutions bilingues sont financées à un ratio de 0,5 seulement.
Nous avons décomposé les revenus des universités en fonction de leur provenance de manière à identifier les parts provenant des gouvernements provinciaux, fédéral et des sommes provenant de sources tierces (tableau 9). Cette ventilation permet de voir comment se répartissent les efforts des uns et des autres dans le financement des institutions des groupes minoritaires.
Cette ventilation des revenus a été mise en relation avec la population totale plutôt qu’avec la population de langue officielle seulement. Nous alternerons entre les calculs utilisant la population de langue officielle aux fins de vérifier l’équité de financement (soit la répartition relative) et nous utiliserons la « population totale » pour indiquer comment l’argent est répartie de façon absolue. Ces deux visions sont complémentaires et permettent de mieux cerner la situation.
Dans les trois sources de revenus, les institutions anglo-québécoises obtiennent proportionnellement beaucoup plus de fonds que ce qu’ils représentent de personnes dans l’ensemble de la population. Hors Québec, toutes les provinces accordent des sommes inférieures au poids de leur minorité (sous le ratio de 1 qui garantirait l’équité entre revenus et poids démographique relatif). Dans chacune, les fonds obtenus de sources tierces sont également inférieurs au poids de la minorité. Quant au gouvernement fédéral, la part du financement qu’il accorde aux institutions minoritaires de langue française n’excède le poids de la minorité qu’au seul Manitoba. Partout ailleurs, sa part reste inférieure au poids démographique de la minorité.
Les institutions de langue anglaise du Québec reçoivent ainsi 21,3 %, 29,7 % et 38,8 % des fonds du gouvernement du Québec du gouvernement, fédéral et des autres sources de revenus. Ces proportions correspondent respectivement à 2,5, 3,5 et 4,6 fois leur poids démographique, alors qu’ils ne forment que 8,4 % de la population québécoise. On remarque que le gouvernement fédéral favorise encore plus les institutions anglophones au Québec que le gouvernement provincial et qu’il néglige également les institutions de langue minoritaires du Nouveau-Brunswick puisque sa part y est inférieure à la part versée par le gouvernement provincial. Les universités de langue anglaise reçoivent également 38,8 % des revenus « autres » composés majoritairement de dons faits par des individus et de revenus de fondations.
Le graphique 2 résume les données des tableaux 8 et 9.
Au vu de ce graphique, on peut rapidement constater que le Québec se démarque nettement de l’ensemble des autres provinces canadiennes de par le sur-financement caractéristique du système universitaire anglais: presque trois fois supérieurs au ratio de 1 correspondant à l’égalité entre le pourcentage des revenus universitaires totaux et pourcentage de la population minoritaire.
Le tableau 10 donne la ventilation des budgets selon le poids du groupe majoritaire dans la population de langue officielle.
On peut constater que les franco-québécois sont financés à un ratio de 0,80, soit en-dessous de leur poids démographique. Partout ailleurs, le groupe majoritaire est financé au-delà de son poids démographique.
Une synthèse du pourcentage du revenu des institutions majoritaires dans la population totale selon la source est présentée au tableau 11.
Les francophones recoivent seulement 78,6 %, 70,3 % et 61,2 % des fonds du provincial, fédéral et des revenus « autres », respectivement, alors qu’ils forment 81,6 % de la population québécoise. Comme on peut le voir au tableau 11, les revenus des institutions majoritaires ventilés par source de financement indiquent d’importantes distorsions par rapport au poids démographique de chaque groupe majoritaire de chaque province. On remarque que les francophones ne sont guère favorisés par le gouvernement fédéral au Québec et que les revenus « autres » provenant des dons individuels et des fondations sont également très faibles. Cette situation est unique au Canada ; partout ailleurs, la majorité reçoit plus que son poids démographique en revenus universitaires.
Enfin, le graphique 4 fait la synthèse de l’ensemble des données précédentes.
Sans l’ombre d’un doute, à l’échelle canadienne, les institutions universitaires de langue française ne sont pas financées à la hauteur du poids démographique des francophones. Les institutions universitaires de langue anglaise, par contre, sont financées bien au-delà du poids démographique des anglophones. Les ratios d’équité correspondants (revenus totaux sur part du groupe minoritaire sur la population de langue officielle) sont de 0,70 pour les francophones et de 1,11 pour les anglophones. Au total, au Canada, les institutions universitaires de langue française récoltent 19,5 % des fonds destinés aux universités alors que les francophones forment 22,9 % de la population, tandis que les institutions universitaires de langue anglaise récoltent 80,5 % des fonds alors que les anglophones ne forment que 59,5 % de la population canadienne.
Equité de financement et vitalité linguistique
La présence d’un système scolaire complet (du primaire à l’université) et adéquatement financé est un des facteurs importants permettant d’assurer la survie et l’épanouissement linguistique des populations minoritaires. Un réseau universitaire permet d’assurer que la recherche et la transmission des connaissances puisse se faire dans la langue maternelle. Une situation où cela est impossible est susceptible d’introduire un bilinguisme que l’on peut qualifier « d’inégalitaire » (selon la terminologie introduite par le linguiste français Claude Hagège) en réservant le développement des connaissances à une langue et en cantonnant l’autre à des fonctions plus restreintes, et partant, en diminuant son utilité, son attrait et sa pertinence. Cette situation de bilinguisme inégalitaire est susceptible, à terme, de conduire à l’extinction de la langue dominée11. Ceci s’exprime, dans les premiers stades, par un indice de vitalité linguistique inférieur à 1, c’est-à-dire que la langue dominée perd des locuteurs. En ce sens, le financement des institutions universitaires et la vitalité linguistique des communautés minoritaires apparaissent liés.
On peut constater la corrélation entre les deux en superposant les données sur l’équité de financement des universités avec l’indice de vitalité linguistique (graphique 5).
À la lecture de ce graphique, il semble exister une corrélation entre le niveau de financement accordé aux institutions universitaires minoritaires et la vitalité linguistique de ces communautés. Les Anglo-Québécois ont l’indice de vitalité linguistique le plus élevé de tous les groupes minoritaires et également le plus haut niveau de financement accordé aux institutions universitaires minoritaires de toutes les provinces canadiennes. Terre-Neuve, l’Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique ont un IVL très faible, ce qui s’accompagne de l’absence d’institutions universitaires minoritaires sur leur territoire.
Le coefficient de Pearson, qui mesure le degré de corrélation entre deux séries de données, est égal à 0,91 pour les revenus totaux et l’IVL de la minorité. Ce qui signifie que la probabilité que le lien entre ces deux variables soit dû au hasard est inférieure à 0,0002 (soit 1 chance sur 5000)12.
Effectuons la même superposition de données pour les groupes correspondants aux majorités dans chaque province (graphique 6).
On remarque que les Franco-Québécois ont un des IVL les plus faibles au Canada13. Le coefficient de corrélation entre l’IVL et l’équité de financement pour la majorité est égal à 0,27, ce qui n’est pas significatif. Ceci signifie que les majorités possèdent un grand pouvoir d’attraction linguistique qui dépend peu du niveau exact des investissements dans ses universités.
Taux de diplomation selon le groupe linguistique
On peut également se questionner sur l’impact qu’a le sous-financement des universités de langue française sur le taux de diplomation des francophones au Canada. Des données tirées des recensements14 indiquent que si les anglophones et les francophones démontrent une augmentation continue du taux de diplomation depuis 197115, les francophones (avec 13 % de détenteurs de diplômes universitaires) arrivaient encore en troisième position au Canada en 2001, derrière les allophones (avec 20 %) et les anglophones (avec 15 %).
Si on découpe les données selon les classes d’âge, on constate que chez les 25-34 ans, en 2001, 23 % des francophones détenaient un diplôme universitaire comparativement à 24 % des anglophones. Un léger écart de diplomation subsiste même chez les jeunes générations. Ces données ne permettent cependant pas de tenir compte de la migration interprovinciale. La migration de Franco-Québécois diplômés est de nature à « doper » les taux de diplomation des francophones dans les autres provinces.
Une étude réalisée par Frénette et Quazi16 indique que l’offre de programmes en français influence le « taux de participation » (c’est-à-dire l’inscription à un programme universitaire) des francophones aux études postsecondaires. En 1994, dernière année pour laquelle des données étaient disponibles, le taux de participation des francophones aux études postsecondaires était égal à 71 % de celui de la population ontarienne en général. À partir de ces données, on peut conclure que le sous-financement du réseau francophone, en limitant le nombre de places, l’offre et la qualité des programmes en français au Canada, a contribué et contribue encore à diminuer la participation des francophones aux études supérieures, donc à diminuer leur taux de diplomation universitaire.
La situation est encore plus intéressante au Québec, où l’on constate que le taux de diplomation global est tiré à la hausse par les Anglo-Québécois, ceux-ci étant en moyenne beaucoup plus scolarisés que les francophones. Ainsi, le recensement de 2001 indiquait qu’au Québec, seulement 23 % des francophones âgés de 25 à 34 ans détenaient un diplôme universitaire comparativement à 31 % des anglophones de la même classe d’âge (les allophones ont un taux de diplomation de 30 %). Les données du ministère de l’Éducation du Québec indiquent que pour 2002, les universités de langue anglaise remettaient 29 % des baccalauréats, 25 % des maîtrises et 33 % des doctorats17. Les anglophones de 30 à 39 ans sont d’ailleurs proportionnellement deux fois plus nombreux à détenir une maîtrise ou un doctorat que les francophones18. Les anglo-québécois bénéficient d’un réseau universitaire financé largement au-dessus de leur poids démographique et ce sur-financement est corrélé avec le taux de diplomation.
Le sous-financement des institutions francophones au Canada est lié au taux de diplomation plus faible des francophones comparativement aux anglophones tandis que le sur-financement des institutions anglophones est lié au plus haut taux de diplomation des anglophones comparé aux francophones. Le graphique 8 superpose l’équité de financement selon le revenu des universités de langue anglaise au taux de diplomation des anglophones.
On constate que le taux de diplomation des anglophones de 25-34 ans suit de près la proportion de financement des universités de langue anglaise. La donnée la plus intéressante est celle du Québec : au plus haut ratio de financement correspond le plus haut taux de diplomation des anglophones au pays.
Conclusion
Au cours de ce texte, nous avons fait des liens entre le financement des universités, la vitalité des langues au Canada et le taux de diplomation. Nous avons démontré que la vitalité linguistique des communautés minoritaires est liée au financement des universités dont elles disposent. La vitalité linguistique des communautés francophones est pauvre là où le système universitaire est le moins bien financé. A contrario, la vitalité linguistique des anglophones est forte au Québec là où ils disposent précisément d’un réseau d’institutions étendu et solidement financé. Ces deux facteurs sont étroitement corrélés. Le degré de complétude institutionnelle et la continuité dans le cheminement scolaire des individus affectent donc fortement la vitalité linguistique des communautés minoritaires.
Au Canada
Les francophones ont un indice de vitalité linguistique de 0,96 au Canada tandis que celui des anglophones est de 1,14. Les francophones reçoivent seulement 19,5 % des fonds destinés aux universités alors qu’ils représentent 22,9 % de la population canadienne tandis que les anglophones, qui ne représentent que 59,5 % de la population, reçoivent 80,5 % des fonds. Si les institutions de langue française étaient financées à la hauteur du poids démographique des francophones, c’est 615 millions de dollars de plus par année qui iraient aux universités de langue française, ce qui représente plus de deux fois le budget annuel de fonctionnement donné à l’université McGill par le gouvernement du Québec. Ce qui représente suffisamment d’argent pour faire fonctionner deux grandes universités de langue française en Ontario. Le sur-financement dont jouissent les institutions anglophones leur permet évidemment d’offrir plus de programmes de meilleure qualité et d’offrir plus de places d’études que les institutions francophones. Ceci permet au groupe anglophone d’assimiler linguistiquement une proportion d’allophones et de francophones beaucoup plus grande que leur poids démographique. Rappelons que 2,48 millions d’allophones et de francophones avaient effectué un transfert linguistique vers l’anglais selon les données du dernier recensement.
Le taux de diplomation des francophones au Canada est conséquent : toujours inférieur à celui des anglophones selon les données du dernier recensement. Il est également corrélé au financement des institutions universitaires.
L’égalité des groupes linguistiques en matière d’éducation est loin d’être atteinte en ce qui concerne le niveau universitaire.
Au Québec
Les universités de langue anglaise sont largement sur-financées au Québec (au triple du poids démographique des anglophones) tandis que les institutions de la majorité sont sous-financées, un fait unique au Canada. Ce sous-financement est présent autant au palier provincial qu’au niveau fédéral19. Il est particulièrement intéressant de noter que les universités de langue anglaise vont chercher jusqu’à 32 % des sommes destinées à la recherche en sciences et en génie investies par les fondations du gouvernement fédéral, soit le National Sciences and Engineering Research Council (NSERC), le Canada Institutes of Health Research (CIHR), le Canada Foundation for Innovation (CFI), et les Canada Research Chairs au Québec. Les universités de langue anglaise abritent 3,27 fois plus d’argent dans leurs fonds de dotation que les universités de langue française au Québec, soit 805 contre 247 millions de dollars (le fonds de McGill abrite à lui seul 737 millions de dollars)20.
Les Franco-Québécois représentent 19,6 % de la population canadienne, mais reçoivent seulement 17,6 % des revenus totaux au Canada. Le gouvernement du Québec n’est pas davantage un modèle d’équité puisqu’il n’accorde aux institutions universitaires de langue française que 72,3 % des revenus alloués aux universités au lieu des 90,3 % correspondants au poids démographique des francophones dans l’ensemble de la population de langue française ou anglaise. Si le groupe majoritaire était équitablement financé au Québec, ce sont 813 millions de dollars par année de plus qui iraient dans les institutions universitaires de langue française.
Le sur-financement des institutions anglophones apparaît introduire une distorsion dans les rapports entre anglophones et francophones au Québec en donnant à ces premiers un pouvoir et une influence largement supérieurs à leur poids démographique. Ainsi, l’indice de vitalité linguistique de l’anglais domine largement celui du français au Québec (1,27 contre 1,02). Une étude basée sur les données du recensement de 2001 portant sur la langue de travail21 indique que l’anglais est largement sur-utilisé au travail en égard au poids démographique des anglophones et demeure la langue de la mobilité sociale ascendante au Québec22. Rien d’étonnant non plus à ce que les entreprises œuvrant dans la recherche et le développement tendent à imposer l’anglais comme langue de travail à Montréal. La « mondialisation » n’explique pas tout.
Une autre étude23 fait état du fait que les transferts linguistiques des allophones au Québec se font vers l’anglais à un niveau cumulatif voisinant les 63 %, soit à un niveau ne permettant pas de maintenir le poids relatif des francophones dans la population sur le long terme. On peut croire qu’une bonne proportion de ces 161 000 personnes ayant effectué un transfert linguistique vers l’anglais au Québec ont étudié dans les institutions de langue anglaise.
Le sur-financement du système universitaire de langue anglaise, en accordant un poids effectif à la communauté anglophone proche de 30 % au Québec (et proche de 50 % à Montréal où se concentre l’immigration), peut expliquer, au moins partiellement, que la communauté anglophone jouisse d’un pouvoir sur la langue de travail et de taux de transferts linguistiques largement supérieur à sa taille réelle au Québec. Le sous-financement des institutions francophones partout au Canada apparaît aussi partiellement responsable du fait que la vitalité linguistique des francophones est franchement médiocre presque partout au Canada, se traduisant par un puissant mouvement d’assimilation à la langue dominante.
Comme le dit Dyane Adam : « Finalement, pour combattre l’érosion progressive des communautés minoritaires francophones, il faut réparer les injustices du passé en assurant une égalité réelle en matière d’éducation ». L’assimilation linguistique n’est pas simplement « une réalité de la vie » comme le disait le premier ministre fédéral Jean Chrétien, mais semble plutôt être une conséquence des choix budgétaires faits par le gouvernement fédéral et par les provinces canadiennes, Québec compris. La Loi sur les langues officielles du Canada, en enchâssant dans la charte des droits une égalité juridique des langues sans se soucier de l’absolue nécessité du traitement asymétrique des langues au Canada (protéger le français partout au Canada, y compris au Québec), qui est la véritable condition nécessaire à l’atteinte de l’égalité réelle, a conduit à cautionner un bilinguisme inégalitaire au Canada, situation pernicieuse qui condamne – en l’absence d’un changement de cap majeur et inédit dans l’histoire canadienne – au dépérissement les communautés francophones minoritaires au Canada, et qui perpétue, au Québec, une discrimination systémique au sein de la division culturelle du travail.
1 « Notes pour une comparution devant le comité senatorial permanent des langues officielles », Dyane Adams, Commissaire aux langues officielles, 21 mars 2005.
2 Raymond Breton, « Institutional Completeness of Ethnic Communities and the Personal Relations of Immigrants”, The American Journal of Sociology, Vol. 70, No. 2, Sept. 1964, 193-205.
3 Tardif, C. et F. McMahon, « Les francophones et les études postsecondaires », Canadian Journal of Higher Education, vol. 19, no 3, 1989, p. 19-28.
4 Normand Frénette et Saaed Quazi, « Some long term lessons from minority language education in Ontario », Canadian Journal of Higher Education, Vol. XXIX, No 1, 1999.
5 Nous étudierons le financement public provenant des paliers fédéral et provincial ainsi que l’apport du financement privé.
6 Les doublons, c’est-à-dire les répondants déclarant à la fois l’anglais et le français comme langue maternelle sont répartis moitié-moitié. Les données sont arrondies. Le total peut donc différer de la somme de ses parties.
7 Il s’agit de la langue parlée le plus souvent à la maison.
8 www.caubo.ca
9 Notons qu’au Québec la minorité est considérée comme étant la population de langue anglaise alors que dans les autres provinces, le chiffre se réfère aux populations de langue française.
10 Nous utiliserons le pourcentage de la population minoritaire selon la langue maternelle.
11 Claude Hagège, Halte à la mort des langues , Odile Jacob Ed., 2000, p. 91.
12 Notons que le seuil généralement accepté pour signifier qu’une corrélation est significative est de 0,05.
13 Celui des Terre-Neuviens est sensiblement équivalent, mais il est utile de rappeler que l’immigration est presque nulle à Terre-Neuve. Le ratio entre langue d’usage et langue maternelle est donc par définition quasi-identique.
14 Jean-Pierre Corbeil, « Les groupes linguistiques au Canada : 30 ans de scolarisation », Tendances sociales canadiennes, Statistique Canada, hiver 2003.
15 Les allophones ont un taux qui augmente encore plus vite, mais la raison de ce phénomène est que la sélection d’une partie des immigrants se fait sur diplôme.
16 Normand Frénette et Saaed Quazi, op. cit.
17 Voir p. 162 :
http://www.mels.gouv.qc.ca/stat/stat_edu/donnees_04/
Statistiques_edu2004.pdf
18 Jean-Pierre Corbeil, op. cit.
19 De plus, il est à noter que le Québec récolte 24,4 % des revenus universitaires au Canada alors qu’il forme 24,0 % de la population canadienne. Il est donc faux de prétendre, comme le fait la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ) dans une étude publiée en 2003, que les universités québécoises sont sous-financées de 375 millions $ par année comparativement aux universités canadiennes.
20 « Sondage sur les placements des universités : Fonds de dotation et de pension au 31 décembre 2003 », CAUBO, mai 2004.
21 Pierre Serré, « Portrait d’une langue seconde : le français comme langue de travail au Québec au recensement de 2001 », L’Action Nationale, septembre 2003.
22 Fait intéressant, la proportion de places d’études dans le réseau anglophone québécois augmente avec le niveau de scolarité. Elle passe de 10 % au primaire et au secondaire, à 15 % dans les cégeps, à 25 % dans les universités (calcul des auteurs basé sur les chiffres du MEQ). Plus on s’élève dans l’échelle du savoir, plus on offre de places d’études en anglais au Québec. Ceci est la « structuration linguistique du savoir » au Québec.
23 Charles Castonguay, « Analyse critique de l’amélioration de la situation du français observée en 2001 – Quelle est la force d’attraction réelle du français au Québec ? », Le Devoir, 10 décembre 2003.