Le projet Rabaska

Lévis, le 20 mars 2006

J’ai un fils écrasé, par les temples à finance où il ne peut entrer, par ceux de la parole d’où il ne peut sortir,

J’ai un fils dépouillé, comme le fut son père, porteur d’eau, scieur de bois, locataire et chômeur dans son propre pays, il ne lui reste plus que la vue sur le fleuve et sa langue maternelle qu’on ne reconnaît pas,

Félix Leclerc, extrait de L’Alouette en colère

Voici maintenant deux ans, trois corporations en majorité étrangères au Québec, soit Gaz de France, Gaz Métro et Enbridge, rendaient publique leur intention de construire un terminal d’importation de gaz naturel liquéfié devant être situé sur la rive sud du Saint-Laurent, dans le triangle formé par Lévis, Beaumont et notre chère Île d’Orléans.

Fortes d’appuis politiques avoués, les trois entreprises insistent pour s’approprier ce territoire, une magnifique bordure fluviale escarpée, y installer la quincaillerie propre à ce genre d’installation, altérer à tout jamais le cadre et le mode de vie de plus de 450 familles tout en émettant quantité de pollution et de gaz à effet de serre : tout cela au nom du sacro-saint Profit à tout prix !

Mais de quoi diable nous plaignons-nous ? D’autant plus que ce projet, aux dires du promoteur, sera une source de richesse pour tous, sécuritaire à 200 %, aidera à atteindre les objectifs de Kyoto, réduira le prix du gaz naturel et nous délivrera d’une odieuse dépendance envers l’Ouest canadien pour cette énergie fossile.

Incroyable mais vrai ?

Incroyable, oui. Vrai, pas si sûr…

Une question nationale

Ce projet, nommé Rabaska, propose ni plus ni moins au Québec de le couper d’un approvisionnement fiable en gaz naturel provenant actuellement de l’Ouest canadien par pipeline, de détourner ledit approvisionnement vers les États-Unis, tout en nous rendant dépendants d’un gaz naturel provenant surtout du Moyen-Orient et en produisant 146 000 tonnes de gaz à effet de serre par année ! De plus, Rabaska ne pourra se faire qu’après avoir spolié toute une population de son bien le plus cher : un milieu de vie d’une qualité exceptionnelle !

Comme prétexte à tout cela, les trois multinationales invoquent la raison nationale, soit la diversité et la sécurité énergétique du Québec, tandis que notre premier ministre, le ministre des Ressources naturelles ainsi que le tout nouveau ministre du Développement durable et de l’Environnement y voient surtout « une belle occasion d‘affaire » !

Même si les promoteurs tentent par tous les moyens de le faire oublier, la problématique du projet Rabaska dépasse les frontières régionales et touche tout le Québec puisqu’il est question ici du fleuve Saint-Laurent, des choix à faire pour le Québec en matière d’énergie, de l’environnement et même de l’économie au niveau national. Sans doute dans l’unique but de lui éviter le sort qui fut jadis réservé au projet de centrale thermique le Suroît, les promoteurs gaziers ont jusqu’ici, aidés en cela par la plupart des médias, réussi à éviter tout débat sur la pertinence du projet Rabaska, surtout à l’extérieur de la région de Québec où la plupart ignore encore jusqu’à l’existence même de ce projet.

Refus social

Selon l’ONU, un des éléments essentiels à la poursuite du développement soutenable consiste en un système politique qui assure la participation effective des citoyens à la prise de décisions.

Depuis deux ans, une population se débat contre les trois grandes corporations gazières, se voyant menacée de perdre ou de voir violer ce milieu de vie qu’elle a choisi et acquis de façon légitime. Cette population vit à Lévis, à Beaumont et à l’Île d’Orléans.

Malgré les prétentions des promoteurs, le site choisi par Rabaska, sis à l’extrémité est de Lévis, est, dans les faits, strictement résidentiel et agricole avec en prime une concentration importante de bâtiments patrimoniaux, certains datant du Régime français. Il en va de même chez notre voisine de l’autre rive, l’Île d’Orléans, arrondissement historique protégé, qui partage avec Lévis et Beaumont un paysage grandiose fréquenté par de nombreux touristes. Située à quelques kilomètres en amont, la ville de Québec, notre capitale nationale, fait aussi partie du patrimoine mondial de l’Unesco. Le site visé par Rabaska se situe donc à l’entrée fluviale de Québec, là même où les croisiéristes la découvrent au lever du soleil.

À grand frais de campagnes publicitaires et de propagande, les promoteurs prétendent avoir réussi à s’acquérir l’acceptation sociale de la population (un des piliers du développement durable), faisant récemment la promotion d’un sondage qui leur donnerait 70 % d’appui dans la ville de Lévis. Précisons que ce sondage, effectué au compte de Rabaska suite à une campagne promotionnelle, ne touchait que 400 des 126 000 habitants de Lévis, prenant bien soin de diluer l’avis des gens du milieu visé avec celui des populations vivant dans les secteurs éloignés du site, moins concernées donc moins informées et surtout sensibles aux promesses d’hypothétiques diminutions de leur compte de taxe. (La ville de Lévis s’étend sur une longueur de près de 40 kilomètres et Rabaska projète d’implanter son terminal à près de 500 mètres de son extrémité est jouxtant la petite municipalité de Beaumont).

Pourtant, la réalité est tout autre et il existe plutôt une constante quant à l’attitude des populations directement concernées à l’endroit de Rabaska que traduisent bien les faits suivants :

  • À Beaumont, ville voisine distante de quelques centaines de mètres seulement du site visé, une opposition sans équivoque s’est exprimée par référendum (72% d‘opposants) et par l’élection d’un conseil municipal ouvertement hostile à Rabaska.
  • À l’Île d’Orléans, il y a également rejet de ce projet industrialo-portuaire comme l’indiquent une résolution du conseil municipal de Saint-Laurent et une pétition signée par 70 % des électeurs et électrices de Sainte-Pétronille.
  • À Lévis, un recensement porte-à-porte réalisé dans un rayon de deux kilomètres autour de l’emplacement envisagé (incluant aussi des résidants de Beaumont et de l’Île d’Orléans) démontre que 78 % des gens ne veulent absolument pas de Rabaska, tandis qu’un autre, effectué à l’intérieur d’un cercle de cinq km autour du même site, a consulté 2362 personnes (soit 70 % de la population y vivant) et a ramené un taux d’opposition de 70 %.

On aura vu mieux comme acceptation sociale chez les éventuels voisins d’une installation industrielle à hauts niveaux de risques pour leur sécurité (ce type d’industrie est classé SEVESO II en France, ce qui correspond au plus haut niveau de risques industriels).

Au début du processus, le promoteur, alors en mode séduction vis-à-vis la population, affirmait haut et fort sa responsabilité sociale : « Nous n’imposerons jamais ce projet à la population ».

Cette phrase-clé, les promoteurs de Rabaska l’ont pourtant répétée à qui voulait l‘entendre. Le 23 novembre 2004, au Téléjournal de Radio-Canada, Bernard Derome annonçait : «Gaz Métro se dit prêt à laisser tomber son projet de port méthanier dans la région de Lévis, si la population de Beaumont le rejette par référendum…». «Si vous n’avez pas l’accueil des municipalités, vous ne forcez pas une décision de ce type-là.» (Robert Tessier, président de Gaz Métro, RDI, 23 novembre 2004). Le 27 octobre 2004, le Financial Post avait aussi rapporté ces paroles de M. Pat Daniels, président d’Enbridge : «Rabaska ne se poursuivra pas, s’il ne peut obtenir le support de la communauté ». Puis, en février 2005, Glenn Kelly, directeur de Rabaska, martelait  à chacune des trois présentations publiques de son projet qu’il fit à Lévis : « On ne forcera jamais notre projet sur [sic] la population.»

Pourtant, comme un rouleau compresseur, le projet Rabaska continue à être mis de l’avant par ses promoteurs, démontrant ainsi une absence totale de responsabilité sociale, puisque suite à toutes ces belles paroles, les populations concernées par Rabaska ont continué et continuent toujours de s’opposer.

Le projet des contestations juridiques

Devant le constat d’échec de sa tentative de séduction, le promoteur laisse maintenant tomber le masque et tente de s’imposer, coûte que coûte. Poursuite et contestations juridiques s’accumulent : le projet Rabaska est en voie de devenir un projet forcé à coup de contestations juridiques.

En plus de faire preuve d’une absence totale de respect envers la population, la société en commandite Rabaska énonce une contrevérité en affirmant s’installer dans une zone « industrialo-portuaire » et «agrico-industrielle». «Nos» promoteurs devront avoir recours aux tribunaux afin d’essayer de prouver leur prétentions quant au zonage… à moins que notre gouvernement ne propose, encore une fois, une nouvelle loi… Il est à noter que selon la loi, des études d’impact déposées alors qu’un projet ne respecte ni le zonage ni les règlements municipaux sont irrecevables par le ministère de l’Environnement et du Développement durable. Ayant reçu les études d’impact préliminaires de la part du promoteur dans ces conditions d’irrecevabilité, ce ministère demeure pourtant coi à ce sujet.

Afin de faire respecter le droit de ses citoyens à un environnement sain et sécuritaire et en vertu de l’article 555 du code municipal, la municipalité de Beaumont adoptait, le 19 décembre dernier, le règlement 523, lequel interdit entre autres l’entreposage de produits dangereux sur son territoire et jusqu’à un kilomètre de celui-ci. La réponse des promoteurs ne se fit pas attendre : on allait contester ! Plus récemment, un cadre du département du GNL chez Gaz de France, M.Didier Holleaux, déclarait au Soleil et à La Presse au sujet du règlement de Beaumont : « Nous ne pensons pas que cette péripétie ait la moindre chance de survivre aux recours légaux qui seront intentés contre ce règlement ». Quant aux questions sur les procédures légales entreprises cette fois contre le géant gazier en France à l’encontre d’un autre projet de terminal méthanier à Fos sur Mer, M. Holleaux précise : « les délais de la justice en France sont tels que vous ne pouvez pas attendre que toutes les procédures, les appels, etc., soient épuisés avant de commencer à construire […] ». Quant à savoir si Gaz de France pourrait commencer les travaux à Lévis avant le règlement de ce litige avec Beaumont, M. Holleaux répond que ce n’est pas lui qui prendra la décision et qu’il ne connaît pas les procédures au Québec… Voilà qui en dit long sur les façons de procéder d’au moins un des trois commanditaires de Rabaska !

Comment s’expliquer une telle conduite, venant de corporations bien connues et prétendument crédibles ? Joël Bakan, professeur de droit à l’université de Colombie-Britannique, jadis adjoint du juge en chef de la Cour suprême du Canada et auteur du célèbre livre La Corporation, y répond clairement dans son ouvrage :

La corporation a un comportement déviant qui rappelle celui d’un psychopathe. Égocentrique, amorale et inhumaine, elle défend sans relâche son propre intérêt économique, parfois au mépris des conséquences désastreuses de ses actions. Si la poursuite de son objectif l’exige, elle n’hésite pas à exploiter les populations des pays pauvres, vendre des produits dangereux, piller les ressources naturelles, diffuser des propos mensongers… ces infamies, elle les commet souvent en toute impunité, les communautés étant aveuglées par ses prétentions à la responsabilité sociale et environnementale et les gouvernements ayant renoncé à tout contrôle en optant pour la déréglementation et la privatisation.

Sécuritaire, vous dites ?

Par ailleurs, à l’instar d’organismes réglementaires comme la Commission de l’énergie de Californie et Transport Canada, la SIGTO, (Society of International Gaz Tanker and Terminal Operators Ltd), recommande de situer ce genre d’installations loin du trafic maritime, loin des voies publiques et surtout, LOIN DE TOUTE ZONE HABITÉE.

En choisissant le coeur d’une région habitée pour y installer une industrie à fort potentiel de danger, les promoteurs font fi de la sécurité des populations qui devraient supporter, en plus du désagrément, l’inquiétude de vivre dans l’ombre de telles infrastructures. À ce sujet, contentons-nous d’indiquer que les promoteurs se targuent de respecter des normes internationales, lesquelles sont depuis longtemps décriées par de nombreux scientifiques (indépendants des compagnies gazières il va sans dire). Des zones d’exclusion de 400 mètres pour les réservoirs de stockage et l’usine de regazéïfication et de 500 mètres pour la jetée et le méthanier étant proposées, ces «zones légales» deviennent ici des «zones de distance» entre l’industrie à haut potentiel de danger proposée et les résidences. De nombreuses familles auraient dorénavant à vivre à moins de mille mètres des installations (une école serait notamment à l’intérieur de ce périmètre). Quant à la conduite cryogénique de plus d’un kilomètre reliant la jetée aux réservoirs, aucune mesure d’exclusion n’étant prévue, elle longerait quelques dizaines de maisons à environ 250 mètres, en plus de traverser une route nationale très achalandée (route 132) et de passer sous des lignes électriques majeures transportant 735 kilovolts de courant électrique. Ces lignes électriques, provenant de Manicouagan, assurent jusqu’à 20 % des besoins en électricité du Québec et leur panne simultanée pourrait provoquer une panne dans l’ensemble de la province.

Pour la partie portuaire de ses installations, Rabaska a choisi un secteur très étroit du Saint-Laurent. Situé à environ 600 mètres de la rive, le quai d’arrimage s’agripperait directement au chenal de navigation où se croisent annuellement plus de 5000 navires de toutes sortes et de toutes contenances. Les méthaniers seraient de plus prisonniers de ce chenal étroit (environ 300 mètres de largeur à certains endroits près de l’Île d’Orléans), donc à risques plus élevés, et ce, sur plus de 225 kilomètres, soit la distance entre Lévis et les Escoumins. Déjà à la merci des glaces, des courants forts, des marées et du verglas, les méthaniers auraient de plus à passer sous les câbles électriques mentionnés plus haut avec un maigre espace de clairance d’environ trois mètres selon les promoteur. On imagine facilement les suites d’un mélange gaz-électricité, advenant un incident menant à une fuite de GNL.

À ce sujet, le directeur du projet Rabaska, M. Glenn Kelly, nous informait en février 2005 avoir l’aval d’Hydro-Québec en ce qui regarde la sécurité du terminal situé à 1.3 kilomètre des piliers et des câbles transportant 735 kilovolts d’électricité. À ce jour, l’Association Pour la Protection de l’Environnement de Lévis (L’APPEL) se voit forcée de s’adresser à la Commission d’accès à l’information afin d’obtenir les normes et/ou les études sur lesquelles s’est appuyée la société d’état pour juger de la sécurité de Rabaska quant à la proximité de ses installations électriques, Hydro-Québec, à la demande de Rabaska et Gaz Métro, ayant refusé en bloc cette demande d’APPEL.

N’hésitant devant rien afin de minimiser les risques aux yeux de la population, les promoteurs sont même allés jusqu’à présenter en janvier dernier une étude d’impact préliminaire (étude signée par SNC Lavallin, actionnaire de Gaz Métro, donc de Rabaska) laquelle s’ingénie à gonfler les bénéfices de leur projet tout en en réduisant les impacts et les risques à leur plus simple expression. Par exemple, jugeant qu’à ses yeux l’acte terroriste est peu crédible, Rabaska a décidé de n’en pas tenir compte dans son étude. Pourtant, «les techniciens et ingénieurs les plus doués ne peuvent pas évaluer ce risque, dans la mesure où il relève du jugement politique ou sociologique ; il faudrait cependant être d’un optimisme naïf pour l’estimer inférieur à un sur cent par an». (Martin Reeds, astrophysicien anglais de réputation internationale et professeur à Cambridge, alors qu’il traitait de l’énergie nucléaire et des risques qui lui sont associés dans son livre Notre dernier siècle ?).

D’autre part, un rapport spécifique sur Rabaska préparé par le Dr James Fay, professeur émérite en génie mécanique au prestigieux MIT de Boston, indique clairement à quel point un accident important ou un acte terroriste réussi pourrait être catastrophique à des kilomètres à la ronde. Le Dr Fay évalue la zone d’impact possible à un diamètre de plus de 12 kilomètres advenant un tel événement. L’accident du terminal méthanier de liquéfaction de Skikda en Algérie en 2004 (23 pertes de vie et 74 blessés), et celui de septembre dernier au Nigéria, (où une fuite de GNL suivie d’une explosion dans une conduite cryogénique a détruit par incendie une zone de 27 kilomètres carrés de palétuviers) illustrent bien, eux aussi, qu’un accident est par définition un événement imprévisible qui risque toujours de survenir, et que dans l’industrie du GNL les accidents sont souvent catastrophiques.

Pourquoi cet acharnement ?

Des enjeux économiques gigantesques sont en jeu pour Gaz de France, Gaz Métro et Enbridge : il est prévu que chaque méthanier, préférablement construit et possédé par Gaz de France, importerait chaque six jours au Québec l’équivalent de 96 millions de mètres cubes de gaz naturel appartenant également à Gaz de France et équivalant à la consommation actuelle du Québec pour six jours. Comme l’approvisionnement actuel du Québec s’écoulerait dorénavant vers les États-Unis, le terminal de Lévis équivaudrait ni plus ni moins à une plaque de transit pour tout ce gaz. Le porteur d’eau de Félix serait-il en voie de passer au statut de porteur de gaz?

En mai 2004, Gaz Métro présentait son projet de terminal méthanier au Sommet économique Québec-New-York, insistant sur le fait qu’une partie du gaz de Rabaska était destinée à la côte nord-est américaine : « Robert Tessier, chief executive officer of Quebec utility Gaz Métro, told reporters at Quebec- New-York Economic Summit on May 13 that a $700 milion terminal could open near Quebec city in 2008 […] He said Gaz Métro would be one of the buyers from the terminal, with the rest of the gas sold under contract, primarily in the U.S. North East ».

Une telle idée étant fort impopulaire au Québec, on s’est vite ravisé : il n’était plus question d’exporter ce gaz aux États-Unis, mais de l’importer soit disant exclusivement pour les besoins du Québec et de l’Ontario. Depuis la publication de ses études d’impact préliminaires en janvier 2006, Rabaska joue sur les mots : l’approvisionnement actuel du Québec en gaz naturel venant de l’ouest serait dévié vers les États-Unis, advenant la réalisation de leur projet, mais le gaz importé par méthanier à l’intention de Rabaska ne servirait qu’à la consommation du Québec et de l’Ontario ! Par ailleurs, chez nos voisins du Sud, les besoins en gaz naturels vont toujours grandissants, mais les réserves commencent à manquer; l’opposition aux projets de terminaux méthaniers y étant très forte, on se fie beaucoup sur l’ami canadien pour l’approvisionnement. Comme plusieurs avant lui, le gouverneur du Rhode Island Don Carcieri affirmait récemment sa préférence pour le gaz naturel transporté par pipeline à partir du Canada à celui importé grâce à un terminal méthanier chez-lui : «They would be happy to host these terminals» disait-il sur les ondes de CBC, le 1er septembre 2005, en référant aux populations du Québec et des Maritimes.

Alors qu’au pays de Gaz de France l’État planifie rigoureusement la création de sites industrialo-portuaires, ici, c’est l’entreprise qui choisit le site qui LUI convient. Nous sommes d’avis que le devancement des trois corporations gazières par Pétro-Canada et Trans-Canada Pipelines pour un projet semblable sur le site du port de Cacouna et surtout la proximité du gazoduc de distribution actuellement utilisé par Gaz Métro et situé à 40 kilomètres du site visé par Rabaska sont les seules justifications possibles pour Gaz de France, Gaz Métro et Enbridge quant à cet emplacement qui semble si bien LEUR convenir : 250 kilomètres de moins de pipeline à construire, voilà 350 millions $ de plus pour les goussets des actionnaires…

Les justifications du promoteur ou l’histoire du vendeur qui veut notre bien

Oubliez ces milliards, nous dit-on, c’est pour notre bien que le promoteur insisterait tant.

Pour aider à avaler le morceau, on l’enrobe. Tenons-nous bien, Rabaska ne vise que la sécurité énergétique du Québec et offre en prime une diminution des prix du gaz naturel pour les québécois ainsi qu’une aide à l’atteinte des objectifs de Kyoto. Hérésie? Non, stratégie politique.

Il s’agirait d’assurer la sécurité énergétique du Québec selon les promoteurs qui évoquent la raison nationale. Sentiment de déjà vu répondront certains, ayant encore en mémoire la récente aventure du Suroît, tout à fait irrationnel, diront les autres, en pensant à l’abandon de notre actuelle dépendance envers l’Ouest canadien (le Canada est le troisième pays exportateur net de gaz naturel au monde) pour une éventuelle dépendance énergétique envers une région géopolitique aussi instable que ne l’est le Moyen Orient. Nos voisins du Sud l’ont bien compris, eux : lors de son discours à la nation, fin janvier dernier, Georges Bush annonçait la décision des États-Unis de réduire de 75 % leur dépendance au pétrole du Moyen-Orient dans les prochaines années. Il semble que le Canada soit dorénavant le fournisseur rêvé pour l’approvisionnement énergétique de nos amis américains.

«Rabaska favoriserait, au Québec, une baisse des prix du gaz naturel de l’ordre de 5 % et même plus au cours des premières années», affirment encore les promoteurs, justifiant ainsi l’avantage économique de leur terminal méthanier.

Encore là, difficile de croire à une telle affirmation : les prix du gaz naturel étant déterminés au niveau continental et, de plus en plus, au niveau international, comment imaginer que le terminal méthanier Rabaska puisse avoir, à lui seul, une quelconque influence sur les prix du gaz, que ce soit au Québec ou ailleurs ? Avant même d’être écrite dans les études d’impact préliminaires de Rabaska, cette affirmation avait déjà été contredite par le président de Gaz Métro lui-même ; en effet, en commission parlementaire sur la politique énergétique du Québec le 3 mars 2005, M. Robert Tessier affirmait : «[…] ça n’aura pas immédiatement un effet sur le prix de la molécule, parce que c’est un prix international à toutes fins pratiques, mais l’ensemble de tous les terminaux qui vont s’installer en Amérique du Nord va amener un soulagement de la pression entre l’offre et la demande […]» Un président de multinationale éprouverait-il plus de gêne à mentir devant un ministre qu’à la population ?

« Rabaska favorisera l’atteinte des objectifs de Kyoto. »

Selon certains, dont le prix Nobel d’économie Milton Friedman, les chefs d’entreprise n’ont qu’une seule responsabilité : faire fructifier le plus possible l’argent de leurs actionnaires. C’est un impératif moral. Ceux qui privilégient les questions environnementales et sociales plutôt que les profits sont donc immoraux. La responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, poursuit Friedman peut être tolérée à une condition : si elle n’est pas sincère. Friedman admet que cette vision, essentiellement stratégique, de la responsabilité sociale ou environnementale fait de nobles idéaux «d’hypocrites paravents». Mais il maintient que l’hypocrisie est vertueuse quand elle est au service des bénéfices et que la vertu est immorale quand elle n’est pas à leur service. (Joël Bakan, La Corporation, la soif pathologique des profits et du pouvoir).

Fidèles à ces théories, les promoteurs se proclament donc grands défenseurs de l’Environnement : ils nous informent «candidement» que «le projet Rabaska favoriserait l’atteinte des objectifs de Kyoto en réduisant la consommation de mazout et de charbon». Le promoteur admet qu’il augmenterait la production de GES du Québec de plus de 125 000 tonnes annuellement, mais s’en excuse en prétendant diminuer éventuellement celles des États-Unis et de l’Ontario. Argument bien sûr hypothétique mais aussi douteux s’il en est un, puisqu’on se doute bien que la grande industrie n’utilise pas le mazout ou le charbon pour le simple plaisir de polluer, mais plutôt parce que ces énergies coûtent moins cher. C’est un fait et ça le restera.

Quant à la promesse que l’approvisionnement actuel du Québec désormais détourné vers les États-Unis remplacerait à coup sûr des combustibles plus polluants, difficile à imaginer, connaissant l’appétit américain pour un développement industriel toujours plus considérable. Il serait plus raisonnable de croire que ce nouvel apport s’ajouterait à la consommation déjà effarante d’énergie fossile de nos voisins du Sud et y favoriserait encore plus de développement, très probablement au détriment même de notre propre industrie. Alors que, tant sur la côte ouest que sur la côte est, on y refuse l’implantation de terminaux méthaniers pour des raisons environnementales et de sécurité, subir l’odieux à leur place et fournir aux Américains un gaz prêt à l’emploi et dépourvu de tous les coûts et de tous les risques qui y sont fatalement associés ne peut que retarder leur prise de conscience face à leur trop grande utilisation des énergies fossiles, quelles qu’elles soient.

Par ailleurs, le Québec jouit d’une situation privilégiée en matière d’énergie grâce, entre autres à son acquis et à son potentiel en hydro-électricité, à son immense potentiel éolien et à ses possibilités géothermiques considérables ; même l’énergie solaire représente ici une source d’énergie non négligeable, tandis que l’économie des énergies déjà accessibles, mais malheureusement trop souvent gaspillées, constitue la production d’énergie la moins chère qu’on puisse trouver. Pourquoi ne pas plutôt nous concentrer dès maintenant sur ces énergies renouvelables, propres et qui nous sont propres pour en faire NOTRE richesse?

Qui tire les ficelles ?

Aucune entité ni personne n’a encore émis la moindre précision quant aux réels besoins énergétiques du Québec et encore moins sur les façons idéales de les combler. À l’heure de Kyoto, le Québec est aussi à l’heure des choix en matière de sources d’énergie à développer et privilégier.

Une Commission parlementaire, formée à cet effet, terminait ses auditions en avril 2005 et publiait, en novembre dernier son document préliminaire (20 pages) pour fin de consultation publique : «L’Énergie pour la prospérité du Québec : Les objectifs et les orientations de la stratégie Québécoise». (On aurait préféré quant à nous le titre suivant: «L’énergie pour la POSTÉRITÉ du Québec»). Il est important de mentionner ici que ce document fut publié en catimini en novembre dernier en vue d’une consultation publique menée elle aussi en catimini par le ministère des Ressources naturelles et de la Faune et ce, pendant exactement les deux semaines où eurent lieu les conférences de Montréal sur le climat, ce qui empêcha entre autre TOUS les intervenants du milieu environnemental d’y apporter leurs commentaires.

À ce propos, deux articles publiés dans Le Soleil et La Presse en octobre dernier laissaient déjà perplexe :

[…] c’est au cabinet du premier ministre Charest que la politique rédigée par les employés du ministre Corbeil rencontrerait le plus de résistance[…] il y a des gens qui poussent pour faire davantage de place à la filière du gaz naturel […] a indiqué une source qui suit de près le dossier […] » (Pierre Couture, Le Soleil, 13-10-05) ;

Le ministre des Ressources naturelles, Pierre Corbeil, promet depuis des mois le dépôt d‘une politique énergétique qui devait, par exemple, encadrer la décision de Québec de refuser le projet du Suroît, il y a plus d‘un an. Or, le texte proposé par son ministère au cabinet du premier ministre M. Charest était « vert foncé » et suscita bien des réticences au gouvernement. De plus, on ne faisait pas suffisamment de place au gaz naturel au goût du cabinet du premier ministre, confieront des sources proches de ces discussions. Après des semaines d‘échanges de versions entre le ministère de M. Corbeil et le bureau de M.Charest, on ignore toujours ce qui restera du document qui comptait plus de 100 pages cet été. (Denis Lessard, La Presse, 13-10-05).

En ce qui regarde la gouvernance, que ce soit au niveau local, provincial ou national, les lobbies représentant Gaz de France, Gaz Métro et Enbridge sont bien organisés, fort puissant$ et travaillent d’arrache-pied. Si on pouvait déjà en constater les effets à la lecture de l’énoncé de la future politique énergétique du Québec en novembre dernier, peu de doutes que ces effets seront mieux ancrés encore, lorsque émanera enfin la politique officielle. Nous croyons qu’une politique énergétique, fondée sur les bases d’un réel développement viable et de la réalité québécoise devra d’abord établir de façon globale les besoins actuels et futurs du Québec en matière d’énergie. Si les choix à faire doivent d’abord être inspirés par des considérations environnementales, ils doivent impérativement êtres protégés de la pression de ces puissants lobbies corporatifs.

Le 27 février 2006, le ministre de l’Environnement, Thomas Mulcair, est limogé !

Complétons le tableau en rappelant que c’est à son retour de Boston, où il avait visité le terminal méthanier de l’endroit, que le ministre Thomas Mulcair a été limogé. Perplexe, il semble qu’il avait décidé de visiter le même type d’industrie en France avant de finaliser son jugement sur ce genre d’installations. Les médias, qui depuis longtemps nous parlaient d’un différent entre le ministre Mulcair et le chef de cabinet du premier ministre, Stéphane Bertrand, un ex-dirigeant de Gaz Métro, furent assez clairs sur la suite :

M.Mulcair avait été le premier à entreprendre de faire dérailler le projet de centrale Suroît servant à produire de l’électricité en brûlant du gaz naturel. M. Stéphane Bertrand, le chef de cabinet du premier ministre, provient de chez Gaz Métro et avait à coeur l’aboutissement de cette idée, soutient-on. C’est cependant une autre proposition industrielle, basée aussi sur le gaz naturel, qui a précipité les événements. Le projet Rabaska a beaucoup joué dans la suite des choses, s’est fait raconter Le Soleil.  (Michel Corbeil, « Mulcair a perdu sa bataille contre le bras droit de Charest », Le Soleil, 28-02-06)

Rabaska de la même lignée que Mont-Orford? On pourrait dire que oui, mais voici un scandale plus effrayant encore quant à la suite des choses pour le Québec… DANGER !

Plusieurs questions méritent d’être posées :

Que penser des motivations du ministère de l’Environnement québécois qui, malgré la loi très explicite à ce sujet, accepte les études d’impact de Rabaska tout en sachant que ce projet contrevient à la fois au zonage municipal de Lévis et à un règlement municipal de Beaumont, la ville voisine ? Que penser aussi des motivations de notre premier ministre et de son ministre des Ressources naturelles qui disent déjà des terminaux méthaniers qu’ils «sont de bonnes occasions d’affaires» et ce, avant d’avoir proposé leur nouvelle politique énergétique et avant même d’avoir nommé les commissaires au BAPE qui auront à se prononcer sur lesdits projets ? Que penser des déclarations du nouveau ministre de l’environnement, M. Claude Béchard, qui, à peine nommé, se déclare favorable aux terminaux méthaniers, en particulier celui de Rabaska ? Ces déclarations serviraient-elles d’inspiration et de motivation aux commissaires du BAPE ayant à être nommés par notre gouvernement et son ministre du Développement durable et de l’Environnement ? Comment les citoyens doivent-ils interpréter la complaisance gouvernementale envers les trois multinationales partenaires dans Rabaska ? Est-il équitable de détériorer un environnement, porter atteinte à l’Environnement et briser des vies pour quelque 70 emplois ? Quels seraient les impacts sur l’économie québécoise sachant que l’industrie du tourisme est la première industrie au monde en terme d’emplois et sachant aussi qu’un accident sur le fleuve avec un méthanier pourrait stopper tout trafic maritime au Québec pour des jours, voire des semaines ?

Il devient impérieux de rappeler à nos gouvernants que les gens ne vivent pas dans des économies, mais dans des sociétés ! Souhaitons que, afin de les aider à retrouver où se situent les vrais enjeux, nos élus découvrent ce court proverbe indien, le lisent et le relisent :

Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous vous apercevrez que l’argent ne se mange pas.