Mémoire de la Ligue d’Action nationale présenté à la commission parlementaire sur le projet de loi 60 le 15 janvier 2014
Le Québec a beaucoup changé au cours du dernier demi-siècle. On peut mentionner rapidement certains éléments qui attirent particulièrement l’attention. Sa population a augmenté et s’est diversifiée. La revanche des berceaux, dont on parlait encore dans les années cinquante comme de l’atout majeur des Canadiens français pour leur assurer un brillant avenir en terre d’Amérique, s’est terminée avec le tournant des années soixante-dix. Désormais, la fécondité de la population québécoise n’assure plus le simple renouvellement des générations. D’où le vieillissement accéléré de la population. Par ailleurs, l’impact de l’immigration est plus visible qu’autrefois depuis que les enfants des familles immigrantes fréquentent massivement les écoles françaises. L’immigration était jadis essentiellement européenne ; elle est désormais asiatique, latino-américaine et arabe pour une très grande part.
Diversifiée quant à ses origines, notre population l’est quant à la langue maternelle et aux croyances religieuses. Désormais, les allophones dépassent en nombre les anglophones dans l’ensemble de la population québécoise. Compte tenu de la faible natalité et de la diversification des sources de l’immigration, on peut raisonnablement prévoir que le caractère pluriethnique de la population québécoise ira s’accentuant dans les décennies à venir.
Diversification des croyances et des convictions
À la diversité ethnoculturelle correspond une nouvelle diversité confessionnelle. Les grandes religions orientales (hindouisme, bouddhisme et autres) ont pris pied sur le sol québécois. La présence musulmane s’affirme davantage. À côté de la minorité juive anglophone traditionnelle se développe maintenant un groupe juif francophone. Les protestants francophones se font plus visibles en même temps que l’importance proportionnelle du groupe protestant est en décroissance chez les anglophones aussi bien que dans l’ensemble de la population. Le groupe des sans-religion dépasse désormais en nombre celui des protestants et de n’importe quel groupe confessionnel autre que catholique. Il y a maintenant plus de catholiques anglophones et plus d’anglophones sans religion qu’il n’y a d’anglophones protestants. L’identification traditionnelle des francophones au catholicisme et des anglophones au protestantisme est aujourd’hui sans fondement. Il n’est plus possible, par ailleurs, de considérer la population québécoise comme se répartissant essentiellement en deux catégories confessionnelles : catholique et protestante.
Déconfessionnalisation des institutions
Parallèlement aux modifications qui se sont produites quant à la composition de la population du point de vue des allégeances confessionnelles, on a assisté à une transformation des institutions de la société civile dans le sens d’une laïcisation complète. Il y a soixante ans, il y avait, au Québec, à côté des nombreuses œuvres diocésaines ou paroissiales, des syndicats catholiques (la CTCC, ancêtre de la CSN ; la CIC, ancêtre de la CEQ et l’UCC, ancêtre de l’UPA), des coopératives catholiques, et même des institutions financières catholiques. Dans ces diverses institutions, l’aumônier jouait encore un rôle de premier plan. Le vent de la déconfessionnalisation a soufflé à l’époque de la Révolution tranquille. En quelques années, toutes ces institutions sont devenues laïques. Aucune d’elles ne songerait aujourd’hui à revenir en arrière. Or, ces transformations se sont effectuées, dans la plupart des cas, de façon très pacifique et avec la complicité des aumôniers eux-mêmes. Le clergé catholique a admis et reconnu que les institutions de la société civile peuvent très bien fonctionner et réaliser au mieux leur mission essentielle sans référence explicite à une foi ou à une pratique religieuse.
Il y a soixante ans encore, plusieurs des missions que nous attribuons aujourd’hui aux services publics étaient assumées sur une base confessionnelle et relevaient des communautés religieuses. C’était le cas notamment des services de santé. En quelques années, les cloisons confessionnelles sont tombées dans l’exercice de ces diverses missions. Il n’y a plus d’hôpitaux affectés aux catholiques, aux protestants ou aux juifs (même si certains d’entre eux ont conservé leur nom traditionnel comportant une référence confessionnelle : Hôpital Juif, Hôpital du Sacré-Cœur, Hôpital de l’Enfant-Jésus, etc.). L’ensemble du réseau hospitalier s’adresse à l’ensemble de la population québécoise. Aucun hôpital n’est autorisé à sélectionner sa clientèle ou son personnel sur la base de la religion, de la croyance, de l’idéologie, de l’origine ethnique ou de la langue maternelle. Le réseau des services de santé et des services sociaux appartient à l’ensemble de la population québécoise.
Les universités à charte pontificale et à direction cléricale qu’on a connues jusqu’au début des années soixante se sont aussi très largement déconfessionnalisées, même si elles ont maintenu l’essentiel de leur caractère privé. À côté d’elles, on a créé l’Université du Québec, institution publique laïque. Les anciens collèges classiques à direction cléricale ont laissé la place au réseau des cégeps, institutions publiques et laïques.
Redéfinition de l’identité
D’autres transformations importantes ont marqué l’histoire du dernier demi-siècle. Par exemple, la traditionnelle méfiance à l’égard de l’État perçu a priori comme un ennemi virtuel et un danger pour les valeurs spirituelles auxquelles on s’identifiait s’est largement dissipée. Les Québécois de la Révolution tranquille ont apprivoisé la démocratie et ont entrepris de faire de l’État un levier du développement de la collectivité.
Ce qui a largement favorisé cette évolution, c’est la redéfinition de notre identité collective. Alors que, autrefois, la majorité des Québécois francophones se définissaient d’abord comme Canadiens français catholiques et alors que les Québécois anglophones se définissaient d’abord comme Canadiens anglais, voire comme Britanniques, la référence au Québec en tant que société politique inclusive de toute sa population a maintenant préséance sur les identités catégorielles (selon l’origine, la langue maternelle ou les croyances religieuses).
Le fait que la Charte de la langue française définisse sa problématique en termes de langue nationale, de la langue des institutions, de la langue normale et habituelle des activités plutôt qu’en termes de défense des intérêts d’un groupe linguistique par rapport à un autre est particulièrement significatif à cet égard.
Le Québec est défini comme une société pluraliste, pluriethnique, démocratique et de langue française, étant entendu que la référence à la langue française s’applique à la société en tant que langue commune et non en tant que langue propre du groupe majoritaire. Le peuple québécois comprend normalement l’ensemble des personnes domiciliées au Québec et qui participent à la démocratie québécoise. On présente aussi le Québec comme une société laïque.
On ne définit plus le Québec comme l’État national des Canadiens français, mais bien comme l’État national des Québécois de toutes origines et de toutes allégeances confessionnelles ou partisanes. La problématique de l’intégration se pose maintenant moins en termes de concurrence entre deux communautés ethnolinguistiques rivales qu’en termes d’adaptation de toutes les personnes à la vie d’une société globale qui a décidé de vivre en français sa vie collective.
La diversification des origines et le pluralisme croissant de notre population demandent à être équilibrés par des éléments qui assurent une certaine convergence en vue d’un projet de vie commun. D’où l’importance de la langue nationale, des institutions nationales, du droit national, lesquels doivent être accessibles sans discrimination, et des valeurs partagées. D’où l’importance aussi de la laïcité de l’État québécois et des services publics.
Des valeurs fondamentales communes
Il est possible d’identifier des valeurs communes à l’ensemble des groupes qui composent le Québec moderne et qui sont vues comme des éléments fondamentaux de notre volonté de vivre ensemble.
Il y a, bien sûr, la reconnaissance de la dignité de la personne humaine et de l’égalité fondamentale entre toutes les personnes. La société québécoise a approfondi spécialement, au cours des dernières années, le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. La Charte des droits et libertés de la personne affirme cette égalité. Le Code civil a été modifié pour établir la plus parfaite égalité possible entre les époux dans le mariage et entre les parents quant à leurs droits et devoirs envers leurs enfants. Des programmes d’accès à l’égalité pour les femmes ont été créés. On a adopté une Loi sur l’équité salariale qui, malgré ses défauts, manifeste de nouveau l’attachement des Québécois à cette valeur d’égalité entre les sexes. Il faut mentionner aussi l’importance des initiatives adoptées pour lutter contre les inégalités raciales et la discrimination sociale ou à fondement ethnique.
Une autre valeur fondamentale consiste dans le refus de la violence conjugale et familiale et, de façon plus générale, dans le refus de diverses formes d’agression, particulièrement contre les enfants et les personnes vulnérables. Une très grande importance est aussi accordée à la qualité de l’environnement et au respect de la nature. Ajoutons aussi un sens aigu de la liberté des personnes s’exprimant notamment en regard de la libre disposition par chacun de son propre corps.
Certaines de ces valeurs fondamentales ont été traditionnellement véhiculées par les grandes religions. D’autres se sont développées dans un contexte totalement séculier et parfois même en tension avec le pouvoir religieux. C’est le cas, par exemple, du principe de l’égalité entre les femmes et les hommes qui s’est incarné notamment par le droit de vote des femmes, auquel le clergé catholique s’est opposé. Qu’elles aient été introduites par la religion ou autrement, ces valeurs sont vécues dans la société québécoise globale sous un mode laïque. Elles s’adressent par conséquent à tous les Québécois sans distinction et peuvent être enseignées et promues sans référence à une croyance religieuse ou à une confession particulière.
Pourquoi nous appuyons la laïcité
En conséquence de cette évolution des valeurs de la société québécoise, il est donc normal que la neutralité et la laïcité de l’État soient maintenant des principes qui s’appliquent intégralement dans les institutions publiques et parapubliques.
La Ligue d’Action nationale apporte donc son soutien à la loi 60 qui affirme la laïcité et la neutralité religieuse de l’État parce que la laïcité nous apparaît comme un bienfait collectif. La laïcité obéit à un vieux principe : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » qui implique que la sphère publique doit être séparée de la sphère privée pour garantir la liberté de religion et permettre à tous de vivre selon leurs convictions. Cette logique prend tout son sens dans des sociétés pluralistes où plusieurs religions coexistent. La neutralité de l’État est alors la condition de la liberté de tous. Nous pensons que chaque individu peut exprimer librement ses convictions de quelque nature qu’elles soient, mais en raison même de la liberté et de la diversité d’opinions, les institutions publiques parce qu’elles appartiennent à tous, se doivent d’être neutres et de ne pas manifester à travers leurs représentants d’allégeances particulières.
Ce principe essentiel à la vie démocratique a été acquis après des siècles de lutte pour mettre l’État au-dessus des factions, des partis et des groupes particuliers. Cela s’appelle le devoir de réserve qui interdit à quiconque d’afficher ses convictions dans le cadre de la fonction publique pour respecter la liberté des autres et ne pas entacher l’État du soupçon de partialité. Pourquoi alors l’identité religieuse des uns devrait-elle l’emporter sur le devoir de réserve des autres qui laissent leurs convictions à la maison lorsqu’ils servent le public ? Les citoyens doivent être égaux et pour cette raison tous doivent faire des compromis pour vivre avec les autres. Les allégeances religieuses ne doivent pas recevoir de prime de tolérance et recevoir un traitement de faveur. Le respect de l’égalité des citoyens doit être intégral et il serait intolérable qu’on puisse afficher ses allégeances religieuses dans la fonction publique alors que d’autres citoyens n’auraient pas le droit d’afficher leurs convictions politiques.
En conséquence, nous approuvons l’interdiction du port des signes religieux dans la fonction publique parce que les symboles religieux divisent, font étalage de la différence, du fossé qui sépare des autres. Ils témoignent d’une appartenance, ils disent essentiellement : je ne suis pas comme toi, je n’appartiens pas au même monde.
Les symboles religieux ne sont pas seulement une dimension de l’identité des croyants, ils ont aussi une fonction stratégique et politique. Tout symbole a une connotation potentiellement propagandiste et vise à influencer les autres pour les amener sur le chemin de la vérité. L’État ne doit pas faire le jeu des religions missionnaires, il ne doit pas être le lieu du prosélytisme, même passif. Dès lors, l’État doit interdire le port des symboles religieux pour incarner la séparation entre le public et le privé. C’est la condition du respect mutuel que se doivent les membres d’une collectivité.
La laïcité est cohésive, inclusive et non discriminatoire
Pour être neutre, l’État doit se déclarer neutre. Il ne peut pas se permettre un discours ambigu ou à géométrie variable. La neutralité de l’État entraîne celle des institutions qui dépendent de lui et celle des services publics. Les membres du personnel des institutions, tout en gardant la pleine liberté de pratique religieuse dans leur vie privée et dans leur communauté de croyants, doivent éviter, dans l’exercice de leur fonction, d’afficher leurs croyances, leurs convictions religieuses, métaphysiques ou politiques. La neutralité de l’État implique la neutralité de l’image donnée par ses agents et ses représentants. Par conséquent, l’État laïque est pleinement justifié de protéger cette neutralité et son image.
C’est ce que propose le projet de loi no 60.
Il n’y a nulle part dans ce projet de charte la moindre disposition s’appliquant de façon différente selon que la personne visée est de telle religion ou de telle origine. Il faut relire les articles 3, 4 et 5 qui énoncent les règles les plus importantes du projet de loi, selon lesquelles un membre du personnel d’un organisme :
- « doit faire preuve de neutralité religieuse dans l’exercice de ses fonctions » (art. 3) ;
- « doit faire preuve de réserve en ce qui a trait à l’expression de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions » (art. 4) ;
- « ne doit pas porter, dans l’exercice de ses fonctions, un objet, tel un couvre-chef, un vêtement, un bijou ou une autre parure, marquant ostensiblement, par son caractère démonstratif, une appartenance religieuse » (art. 5).
Ce projet de Charte n’est pas brutal. Il prévoit des politiques de mise en œuvre qui permettent aux organismes de tenir compte des besoins particuliers, du contexte, de l’histoire et des années de service. L’article 44 accorde une période de transition d’un an à la personne qui est déjà à l’emploi au moment de la sanction de la loi.
Nulle part, dans le projet de Charte, contrairement à ce qu’on laisse entendre, il n’est question d’interdire l’expression de sa foi au croyant qui intervient dans les débats publics. Nulle part, il n’est question de forcer le citoyen croyant à taire ses motivations religieuses quand il milite pour des objectifs politiques. Inversement, il n’y a pas lieu de le forcer à révéler et à afficher ses motivations religieuses. Ce qui est interdit, c’est uniquement ce qui doit l’être pour assurer la neutralité du service public, pour contrer les apparences de partialité et assurer le respect de l’égalité absolue entre les citoyens.
L’Assemblée nationale doit respecter ses lois
Une loi votée par l’Assemblée exprime la volonté de cette assemblée. Donc, l’Assemblée nationale devrait normalement respecter spontanément ses propres lois.
Les membres de l’Assemblée nationale sont soumis aux lois que celle-ci édicte. Ce n’est pas chaque député un par un qui est législateur, c’est l’Assemblée nationale. Par souci de cohérence, nous proposons quelques améliorations de certains articles qui visent en particulier à corriger le statut particulier qui est réservé aux membres de l’Assemblée nationale.
- Remplacer le 8e alinéa des notes explicatives par celui-ci :
Le projet de la loi modifie la Loi sur l’Assemblée nationale pour y affirmer la volonté de cette Assemblée de prendre les mesures qui s’imposent pour que la laïcité de l’État québécois et sa neutralité en matière religieuse soient effectives et manifestes dans ses locaux.
- Ajouter au préambule l’alinéa suivant :
L’Assemblée nationale rappelle que tout citoyen canadien établi à demeure au Québec est un citoyen québécois et est donc membre à part entière, de la nation québécoise, quels que soient son origine nationale ou ethnique, sa langue maternelle, sa religion et ses convictions métaphysiques ou politiques.
- Reformuler le deuxième alinéa (suivant les 3 paragraphes numérotés) de l’article 8 :
[…] ces devoirs et obligations s’appliquent également, dans l’exercice de ses fonctions, au président et à un vice-président de l’Assemblée nationale, à un membre du personnel de l’Assemblée nationale, à un président de commission parlementaire, à un ministre, à un sous-ministre, à un directeur général d’organisme public et à un directeur d’établissement.
- À l’article 17, 4e paragraphe, ajouter les mots « d’éduquer » pour expliciter une des missions de l’école.
- À l’article 9 de la Loi sur l’Assemblée nationale (art. 38 du projet de Charte), ajouter : « Elle doit prendre les mesures qui s’imposent pour que la laïcité de l’État québécois soit effective et manifeste dans les locaux de cette Assemblée nationale ».
- L’article 114 de la Loi sur l’Assemblée nationale devrait être maintenu tel quel, sans ajout (art. 39 de projet de Charte).
- À l’article 20.2 de la Charte des droits et libertés de la personne, modifier le deuxième alinéa par l’ajout des mots suivants : « […] et le caractère laïque de l’État québécois ».
- Ajouter un article 44.1 qui se lirait comme suit :
Malgré l’article 44, l’article 5 aussi bien que les articles 3 à 7, s’appliquent dès la sanction de la loi aux présidents et aux vice-présidents de l’Assemblée nationale, aux présidents des commissions parlementaires, aux ministres, aux sous-ministres, aux directeurs généraux des organismes publics, aux directeurs d’établissement, aux maires, aux présidents de commissions scolaires, aux juges, aux procureurs de la couronne, aux policiers et aux gardiens de prison.
Charte des valeurs ou Charte de la laïcité
Le titre du projet no 60 est mauvais parce qu’il est trop long et inapproprié. Il se veut descriptif du contenu essentiel. Or. Il ne l’est pas. La Charte ne fait pas qu’affirmer des valeurs et encadrer des demandes. Elle ordonne, elle commande. Ce qu’elle commande est essentiellement de l’ordre de la laïcité.
Le titre proposé serait descriptif si la Charte s’en tenait aux alinéas 1,2 et 4 du préambule et aux articles 15 à 17, traitant des demandes d’accommodement. L’affirmation des valeurs ne se trouve nulle part ailleurs que dans le préambule.
Si on enlevait le mot « valeur » (au singulier et au pluriel) dans le préambule, il ne resterait rien, dans l’ensemble du projet de charte, se rapportant à des valeurs autres que la laïcité. De plus, si on enlevait ce mot, les phrases du préambule ne perdraient rien de leur force, de leur cohérence et de leur pertinence.
Nous proposons donc de remplacer, le titre long et non pertinent par celui-ci : « Charte québécoise de la laïcité ».