Maxime Blanchard. La mère patrie

La mère patrie de Maxime Blanchard, professeur de littérature et de langue françaises à la City University of New York, prolonge non seulement son précédent essai, Le Québec n’existe pas, mais également toute une tradition de la critique sans concession de la condition québécoise, tant sur le plan culturel que politique.

Maxime Blanchard
La mère patrie
Montréal, VLB éditeur, 2024, 240 pages

La mère patrie de Maxime Blanchard, professeur de littérature et de langue françaises à la City University of New York, prolonge non seulement son précédent essai, Le Québec n’existe pas, mais également toute une tradition de la critique sans concession de la condition québécoise, tant sur le plan culturel que politique. Des concepts tels que la petite noirceur (Jean Larose) et l’Épreuve (Carl Bergeron) donnent la mesure de ce regard polémique sur sa propre culture, l’essayiste s’y adonnant étant assimilé, à tort ou à raison, comme étant l’adversaire des siens. Le reproche est bien connu : une telle approche ne fourbit-elle pas des armes rhétoriques aux adversaires bien réels (de Lord Durham aux apôtres les plus zélés du multiculturalisme) de cette « petite  » culture s’obstinant à perdurer malgré tout ? Il importe d’ailleurs de constater que ce reproche n’est nullement réductible au contexte québécois. À titre d’exemple, V.S Naipaul, écrivain trinidadien d’origine indienne dont le premier livre sur l’Inde porte le titre de An area of darkness, fut considéré par bien des critiques littéraires comme un suppôt de l’impérialisme occidental, Naipaul dans son œuvre ne faisant aucune concession au tiers-mondisme.

Dans La mère patrie, le narrateur, Jérôme Dagenais, probable alter ego de l’auteur, erre sans but dans un Québec contemporain qui en serait tout autant dépourvu, comme un naufragé se raccrochant aux vestiges d’une affirmation culturelle et nationale alors que l’avenir n’offre que toutes les nuances, et elles sont nombreuses, de l’insignifiance. Il n’hésite pas, pour reprendre l’expression de Carl Bergeron, à donner « le coup de trop » : dans cet état des lieux, rien ne trouve grâce à ses yeux, sottise, laideur et aveuglement idéologique (comprendre le wokisme) constituant l’horizon de la condition québécoise contemporaine, cette table rase du passé relevant d’un effort délibéré, l’horizon étant d’autant plus beau qu’il est vide.

Par contre, La mère patrie se distingue sur deux plans de ses prédécesseurs qui ont ouvert la voie à cette critique sans concession de la condition commune. Il n’est nullement question ici d’une littérature « mineure » ou d’une « petite  » histoire. Si le narrateur critique tant le manque d’envergure du présent, c’est que ce dernier n’a pas poursuivi l’aventure prometteuse du passé. La redécouverte, au sens premier du terme, dans le cadre de prestigieuses universités américaines et européennes (signe qui ne trompe pas que le Québec est passé à autre chose), d’œuvres de Ferron et de Lalonde, dévoile l’ampleur de la béance où auparavant il y avait un pays conséquent, la distanciation amenée par l’exil new-yorkais n’étant que l’étape préliminaire d’un rapprochement avec ce qui aurait pu être.

Cette énigme d’un passé rendu étranger est souvent rendue de façon saisissante : « Qu’est-ce que c’était qu’une famille canadienne-française sur cette île Jésus de domaine Renaud, d’Abord-à-Plouffe et de ferme des Écores ? » Du progressisme mâtiné d’un héritage catholique ayant débouché sur la Révolution tranquille, le tout reposant sur l’assise discrète, mais néanmoins fondamentale de la pratique de la « décence commune », il ne reste que le saccage, autant des esprits que des paysages. De plus, le narrateur ne se cantonne pas dans une position de « réactionnairocrate » (l’opposé des « rebellocrates », enfonçant des portes grandes ouvertes, brocardés par l’essayiste Philippe Muray) : le lecteur de La mère patrie sera surpris plus d’une fois par des hommages inattendus, autant à Madonna, « Pour le groupie qu’est Jérôme, le faste prodigieux et le luxe exorbitant de la star américaine ont donné à voir ce qu’aurait pu être la splendeur  » (nous pouvons d’ailleurs remarquer que cette appréciation de la chanteuse rejoint celle du Québec d’avant, celui de tous les possibles), que des deux principaux piliers de l’hédonisme contemporain : « Dans ce monde ramolli et inélégant, le sport et le chic sont des ascèses. »

L’essayiste rejoint ici toute une tradition d’un rapport à la modernité inauguré par Baudelaire, où le présent n’est pas rejeté en bloc, où il y a toujours matière à faire fructifier pour l’esthète qui se plonge dans son époque. L’errance de Jérôme Dagenais est aussi celle d’un flâneur qui prend au sérieux son corps à corps avec les temps présents, attentif à ce qui surnage. Le reproche de ne pas « être de son temps », qui guette tout praticien de la critique intransigeante, s’avère ainsi suspendu pour un moment, le temps peut-être pour l’essayiste de recharger ses munitions.

Le rappel constant d’un quotidien non dénué d’une certaine grandeur, d’une émancipation ne se limitant pas à l’obsession du confort, montre que la modernité ne fut pas univoque, mais que le rétrécissement du réel a bien eu lieu, débouchant sur un divorce entre l’individu et les possibilités historiques, donc collectives, de s’accomplir : « Avoir trente ans en 1962, en avoir quarante en 1972 l’aurait fait vivre dans l’histoire. »

La conclusion s’avère des plus limpide quant au recours au passé associé au dernier baroud d’honneur d’une charge de la cavalerie. Cette charge, malgré son échec, relevant du sursaut vital, de l’envie à tout prix de s’extraire d’un cycle ressemblant à s’y méprendre à un serpent se mordant la queue.

En plus de l’épigraphe attendue de Maria Chapdelaine, ce vers de Lucien Francoeur aurait pu inaugurer la suite des choses : « d’aboutissements ratés on est gras ».

Sacha Poitras

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