Mickaël Bergeron
COCORICO
Montréal, Les productions Somme toute, 2023, 224 pages
Cet hiver, un livre tout à fait particulier a fait son entrée dans les librairies. Bien qu’il se présente comme une douce et inclusive réflexion, Cocorico. Les gars, faut qu’on se parle, le troisième livre du chroniqueur Mickaël Bergeron, se veut plutôt un appel au bombardement, le fantasme d’un assaut de la masculinité, telle qu’elle est encore conçue dans les sociétés occidentales – mais pour combien de temps ?
Dans cet essai, publié aux éditions Somme toute, Bergeron tire sur à peu près tout ce qui est masculin. Enfin, s’il s’agit davantage, rappelons-le, d’une tentative de destruction, le livre de Bergeron est la preuve vivante que l’on peut, pendant 220 pages, tirer avec un fusil à eau, mais réussir sa mission haut la main : exaspérer le lecteur. Si l’auteur avait été en mesure de synthétiser sa rancœur, nous aurions pu lui offrir nos hommages de façon rangée. Mais Bergeron n’est pas très modeste et nous devrons nous contenter d’éponger un nombre restreint de pièces inondées.
« Parler avec mon cœur »
Au tout début de l’essai, le chroniqueur, qui s’intéresse par ailleurs toujours à la question de la grossophobie, annonce au lecteur qu’il compte bien employer un ton cordial, bienveillant : « J’ai essayé d’écrire ce livre sur le même ton que j’emploierais avec un ami autour d’une bière un vendredi soir. Je ne cherche pas à faire la morale, j’essaie de comprendre […] je souhaite simplement parler avec mon cœur » (p.7). Parler avec son cœur, c’est porter un dur coup au discernement et à la raison. Bergeron est un sentimental radical en quelque sorte.
Pour le bien de la cause – mais est-ce plutôt la sienne ? –, il va jusqu’à défendre l’idée qu’un homme ne peut pas être féministe. À titre d’exemple, Bergeron se considère comme un « allié », rien de moins, mais surtout, rien de plus (p. 10). Son radicalisme lui brouille l’esprit. À un point tel qu’il cherche à savoir pourquoi il a « l’impression que ceux qui tuent les femmes enceintes sont les mêmes qui sont contre l’avortement » (p. 23). Les impressions de l’auteur imbibent le plancher sous les pieds du lecteur. Bergeron promettait un ton convivial, celui que l’on choisit autour d’une bière le vendredi soir, rappelons-le. Pourtant, le lecteur n’a même pas besoin de lire les trente premières pages avant de découvrir des propos qui frôlent l’ordurier : « plus c’est violent, plus c’est masculin » (p. 24).
Le cœur de Bergeron est noir. Et puisqu’il compte s’adresser à nous en son nom, la route s’annonce difficile. Le lecteur aura besoin de courage.
La mauvaise foi
À défaut d’être reposant, Cocorico. Les gars, faut qu’on se parle est un essai qu’il faut lire à tête reposée. Sans cela, on peut être berné par quelques feintes de l’auteur. Par exemple, après avoir écrit qu’« une femme sur trois subit [subisse] une agression sexuelle » au courant de sa vie, Bergeron ajoute que c’est « comme le jeu où on prend une marguerite pour tirer sur les pétales, les paroles passent de “il ne m’aime pas, il m’aime peut-être, il m’aime” ». Par conséquent, ajoute-t-il, « elle n’a pas été agressée, elle a peut-être été agressée, elle a été agressée. Pensez-y. Une sur trois » (p. 19-20). Comment se fait-il qu’une statistique indiquant qu’une femme sur trois est victime d’agression sexuelle passe à une suggestion indiquant qu’une femme et demie sur trois est la cible d’un viol au courant de sa vie ? Le lecteur n’est pas au bout de sa peine. Car pour illustrer les inégalités entre les hommes et les femmes, Bergeron compare le salaire moyen des joueurs de la NBA à celui des joueuses de la WNBA : 7,5 millions de dollars américains pour les hommes contre 150 000 dollars américains pour les femmes (p. 27). Injustice ou résultat de la loi du marché ? Les revenus de la NBA frôlent les 8 milliards de dollars américains à chaque année, ceux de la WNBA, à peine 60 millions de dollars. Même les femmes préfèrent la NBA, mais Bergeron n’en a que faire. Quand on est de mauvaise foi, on est de mauvaise foi.
Et d’ailleurs, plus on avance dans l’essai, plus l’auteur est à court d’arguments sensés. Dans le chapitre « Boys will be boys », Bergeron propose une myriade de mises en situation dans lesquelles, apparemment, le slogan Boys will be boys sauverait la mise plus souvent qu’autrement. Lecteurs aimant être pris au sérieux s’abstenir : « On peut se dire ça pour un enfant qui apprend la vie, “c’est juste un gamin, il ne savait pas”, mais on peut pas dire ça pour un gars qui conduit saoul, pour un gars qui pogne les fesses d’une collègue, pour un gars qui enchaîne les jokes sexistes, pour un gars qui menace l’arbitre de la partie de hockey pee-wee de son gars, pour un gars qui insiste auprès d’une fille, pour un gars qui ne fait aucune tâche ménagère, pour un gars qui agresse une autre personne » (p. 37).
Il faut beaucoup d’orgueil pour traverser ce livre. D’autant plus qu’un questionnement plane au-dessus de la tête du lecteur tout au long de l’épreuve : dans quel monde vit Mickaël Bergeron exactement ? Quand est-ce qu’un agresseur au Québec a-t-il été défendu au nom de l’idée que les garçons sont des garçons ? Quand Bergeron écrit que tristement, « les hommes qu’on entend le plus sur la redéfinition de la masculinité sont ceux qui dénigrent les féministes » (p. 15), fait-il référence à sa propre personne ? Car dans le monde réel – celui qui semble manifestement étranger à l’auteur – « les hommes qu’on entend le plus sur la redéfinition de la masculinité », ce sont précisément ceux qui écrivent des livres comme celui de Bergeron. Pour le reste, la grande majorité des hommes – nous entendons ici par « hommes » les personnes à qui la nature a offert un pénis – ne s’embarrassent pas de cette tâche.
La mauvaise foi de l’auteur est sans fin. Alors en rafale :
- Selon Mickaël Bergeron, dans « la monarchie, sauf exception, le droit héréditaire se faisait du père au fils » (p.47). Évidemment, il écrit le mot « exception » au singulier alors que dans toutes les régions du monde, et ce à toutes les époques, d’avant Jésus-Christ à aujourd’hui, des femmes ont été monarques.
- Selon Mickaël Bergeron, si « les accusations de sorcellerie sont moins fréquentes de nos jours en Amérique du Nord, on n’hésite pas à traiter de folle une femme pour utiliser sa fortune » (p. 58). Dans le monde réel pourtant, les accusations de sorcellerie ne sont pas « moins fréquentes de nos jours », elles n’existent tout simplement plus.
- Selon Mickaël Bergeron, les hommes qui ne boivent pas de café sont jugés moins mâles que ceux qui en boivent. D’ailleurs, l’auteur n’a jamais caché sa préférence pour le chocolat chaud et a déjà senti le jugement : « Pas juste celui de se demander comment je fais pour me réveiller sans café, mais aussi le jugement de me prendre pour un gamin ou une espèce de princesse » (p. ٧٣). L’auteur pourrait être intéressé d’apprendre que la paranoïa peut être traitée cliniquement.
- Mais Bergeron s’illustre dans le domaine de la mauvaise foi lorsqu’il se met à discuter cuisine. Le lecteur n’est pas surpris d’apprendre que selon l’auteur, les aliments sont genrés : « Le steak, c’est mâle, le tofu c’est féminin (je suppose). Les ailes de poulet, c’est mâle, les fondues au fromage, c’est féminin (j’imagine). Le bacon, c’est mâle, le creton, c’est féminin (je devine). Les côtes levées, ça, c’est mâle, une soupe, c’est féminin (je présume). Des piments forts, c’est mâle, du basilic, c’est féminin (je sais pas) » (p. 74). Il est sans doute utile de rappeler ici que l’auteur tenait à ce ton pas très sérieux que l’on retrouve dans les tavernes urbaines des quartiers hipsters. Il est tout de même renversant de constater qu’à coups de « je devine », de « je suppose » et de « je sais pas », on peut tout de même trouver le moyen d’être publié aujourd’hui.
Le mépris de la nature
Une certaine gauche entretient un rapport conflictuel avec le réel. L’empreinte de la nature, par exemple, lui pose problème. C’est pourquoi Bergeron écrit que « lorsque les adultes n’ont pas d’indices sur le sexe, iels ont de la difficulté à interpréter ce que les bébés expriment (même si la fatigue, la faim ou l’inconfort n’ont rien de genré). C’est ce qui expliquerait que les parents ont tendance à assigner un sexe au bébé » (p. 18). Le mépris de la nature est débordant ici. D’une part, Bergeron imagine un monde dans lequel des parents ne bénéficieraient pas d’indices sur le sexe alors que les parties génitales ont une réputation qui n’est plus à faire en la matière. D’autre part, les parents assigneraient le sexe au bébé et non la nature. Certains passages du livre flirtent littéralement avec la vulgarité.
Dans une offensive un peu semblable, l’auteur se demande plus loin qui « a insisté pour dire que la mère est “biologiquement” faite pour élever des enfants, contrairement aux pères » (p. 31). Le lecteur serait tenté de soumettre plusieurs éléments de réponse à Bergeron, à commencer par la grossesse, l’allaitement puis le rapport tout à fait privilégié qui découle de cet intime et gracieux rapport entre l’enfant et la mère. Un rapport qui, par ailleurs, semble faire l’affaire de la grande majorité des femmes selon la littérature scientifique. Mais on devine – puisque c’est à la mode – que Bergeron méprise aussi la science.
Cela surprendra peut-être le lecteur, mais Bergeron ne définit à aucun moment ce en quoi consiste la masculinité, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, et sa masculinité fantasmée. À vrai dire, il refuse d’imaginer la masculinité comme un tout, comme l’expression d’une communauté de principes en soi. C’est qu’il refuse aux hommes le privilège de se regrouper autour d’un idéal ou d’une éthique : « laissons les gars être des gars, mais de toutes les sortes, pas juste des petits gars qui se battent. Laissons les gars qui aiment la cuisine jouer à la cuisinière. Laissons les gars qui aiment la mode aimer la mode. Laissons les gars qui aiment la lecture lire. Laissons les gars qui aiment se maquiller se maquiller » (p. 39). On notera ici au moins deux choses : d’une part, Bergeron a un appétit infini pour la déconstruction. La preuve, c’est qu’il aurait pu se contenter de souhaiter qu’on laisse les gars qui aiment la cuisine jouer au cuisinier. Mais il fallait à tout prix que ce soit une cuisinière dans son rêve le plus fou. D’autre part, au milieu de toutes ces offensives dirigées contre la masculinité, le lecteur est amené à se demander si ce livre pourrait intéresser les hommes ukrainiens sur le champ de bataille et leurs femmes qui ont été autorisées à fuir le pays. Les théories de Bergeron sont peut-être semi-applaudies à l’intérieur du quadrilatère Avenue du Parc/Iberville, Sherbrooke/Laurier, mais le réel, et particulièrement celui qui plombe l’actualité internationale depuis maintenant un an, se moquent bien du monde idéal de Bergeron dans lequel « il y aurait autant de masculinités qu’il y a d’hommes. La masculinité pimpée à la testostérone et hyper virile serait aussi virile que la masculinité androgyne ou “efféminée” » (p. 69).
Éditeurs ukrainiens, cocorico ! Manifestez-vous !
La posture du cocu
On peut difficilement reprocher à l’auteur son manque de transparence. Devant une démonstration aussi inusitée d’exhibitionnisme, le lecteur en vient même à se demander si cet essai ne participe pas d’une façon ou d’une autre à une sorte de fantasme tordu tout droit sorti des régions les plus obscures de l’univers pornographique.
Après tout, Bergeron est clair : le pouvoir, ce n’est pas pour lui : « Les gars, faut arrêter avec nos rêves de pouvoir. On ne contrôle rien dans la vie » (p. 55).
Malgré le ton ultramoralisateur de l’essai, l’auteur tient à le souligner : sa vie amoureuse est un désastre. Ses ex l’ont toutes soupçonné d’être gai, sa mère aussi de surcroît. Et il ne faut pas chercher très longtemps pour comprendre, car Bergeron nous fournit lui-même les réponses. Au lit, par exemple, ce queer hétérosexuel n’aime pas du tout pratiquer la pénétration. En revanche, il ne manque pas de souligner que les hommes hétérosexuels, qui ne veulent rien savoir d’être pénétrés, sont soumis à l’idée selon laquelle « la pénétration anale pour les hommes renvoie automatiquement à l’homosexualité ». Lui-même hostile à ce scénario, il ajoute pourtant que « plusieurs ont souvent une peur profonde d’avoir l’air gais. C’est encore une fois une homophobie refoulée ».
Saisissante allégation que celle-ci. Les hommes hétéros hostiles à l’idée de se faire enculer seraient des homophobes refoulés. Bergeron est un être épatant : chroniqueur, essayiste et sexologue à ses heures.
De son propre aveu – oui, encore –, Bergeron n’est pas un dragueur très fructueux. Depuis son plus jeune âge, des femmes reprochent son manque de timing. L’auteur pourrait évidemment tirer des leçons des 40 années passées dans ce monde, mais il préfère à la place réinventer l’univers de la séduction – avons-nous dit que la modestie ne connaissait pas son adresse ? Car insister auprès d’une fille, Bergeron est catégorique, c’est harceler : « Est-ce que traverser le pays sur un coup de tête pour sonner à l’improviste à la porte de la personne qu’on aime est vraiment une magnifique déclaration d’amour ou est-ce un geste trop intense et un brin déséquilibré ? » (p. 113)
Alors la question se pose : un défait constant – de son propre aveu, rappelons-le – au jeu de la séduction peut-il vraiment donner des conseils de drague à un lectorat dont il ne devine manifestement pas l’étendue ? Le lecteur n’est pas le seul à se poser cette question. Sur le plateau de Tout le monde en parle à la fin du mois de janvier dernier, après que Guy A Lepage ait été obligé d’intervenir parce que le thermomètre woke était sur le point d’éclater, Claude Legault a tenu à rappeler à Bergeron que beaucoup de femmes se réconfortent encore à ce jour d’avoir succombé aux nombreuses tentatives de séduction de leur mari ou de leur conjoint. Grâce à l’esprit de conquête, digne héritier de la masculinité, des couples ont été formés, des enfants sont venus au monde.
On notera ici la haute teneur en absurdité. Claude Legault, sex-symbol québécois du début des années 2000, qui suggère poliment à un commentateur aussi éparpillé que mal informé de poursuivre sa réflexion. D’embrasser pour une fois le réel.
Bref, Bergeron a beau se présenter comme un commentateur ne faisant pas dans la distribution de sermons, son livre constitue une liste interminable de leçons. Mais si l’auteur était davantage cohérent par rapport à ses attentes envers « les gars », on pourrait au moins retenir qu’il a le courage de ses ambitions. En revanche, son écriture inclusive à deux vitesses, le passage très embarrassant où il reconnaît avoir caressé des filles pendant leur sommeil – donc sans leur consentement – ainsi que l’extrait d’un vieux texte retranscrit au milieu de l’essai donnent plutôt l’impression au lecteur de s’être fait monter en bateau. Après tout, comment Bergeron peut-il placer le consentement sur un piédestal si de son propre aveu, pour lui, « l’amour c’est être surpris […] l’amour ne rentre pas dans des cases, l’amour ne répond pas à des attentes, l’amour c’est comme le jazz et ce contretemps qu’on n’attendait pas, l’amour c’est incompréhensible, l’amour est anarchie » (p. 127).
Difficile de croire que dans l’anarchie, le consentement puisse occuper un rôle autre que secondaire.
Rémi Villemure