Michel Nadeau nous a quittés brusquement, tué par un cancer du pancréas, comme Marcel Masse avant lui, un autre grand Québécois. Michel Nadeau n’avait cessé d’être actif pour le Québec depuis 1973, l’année du début de son activité professionnelle au journal Le Devoir. Il y fit une intervention cruciale dans les semaines qui précédèrent le premier référendum. Puis, en 1995, il joua un rôle déterminant, dans l’ombre, ayant préparé le Québec à affronter un choc financier, s’étant employé à réduire à zéro toute menace au lendemain du référendum, et dans les semaines après un OUI du peuple à la souveraineté du Québec.
Michel Nadeau aimait faire plus et mieux que ses collègues journalistes ; il nous défiait amicalement, de manière fréquente, Robert Pouliot et moi, qui étions aux pages économiques de La Presse et du Jour, pour savoir qui avait la meilleure couverture économique de ce qui s’était passé de plus important pour le Québec, la veille. Il voulait qu’on se surpasse tous ; il était aussi le boute-en-train du groupe et nous rejoignait dans la nouvelle Association des journalistes en économie du Québec, avec Jean-Paul Gagné du Soleil et Claude Picher du Journal de Montréal.
Son premier titre de gloire, il l’a mérité au moment du référendum de 1980, par la force de son analyse et de ses convictions, auprès de Michel Roy. Si les quatre éditorialistes du Devoir ont pu se prononcer publiquement, il y est pour beaucoup. Je me souviens qu’il se disait affecté par l’impossibilité de convaincre Michel Roy, l’ancien rédacteur en chef de Claude Ryan devenu le directeur intérimaire du Devoir, de voter OUI depuis que Ryan avait fait le saut en politique, à titre de chef du Parti libéral du Québec, en 1978. Claude Ryan était devenu l’opposant en chef à la souveraineté du Québec. Michel était l’un de ces quatre éditorialistes, en mai 1980.
Pendant des semaines, il tenta d’argumenter auprès de Michel Roy, mais celui-ci était trop lié à Claude Ryan et à Gérard Pelletier, pour dire OUI à la souveraineté-association de René Lévesque. Michel Roy tergiversa et demanda dans le journal, le 5 mai 1980, soit 15 jours avant le référendum : « Québec peut-il refuser de négocier » ? Il mettait le défi à l’envers. Il évoqua ce qu’il appelait « les failles de la démarche référendaire », en référence aux discours de Pierre Elliott Trudeau, les 15 avril et 2 mai. François-Albert Angers répondit : « Dire NON serait une honte éternelle ».
Le 8 mai, Le Devoir titrait : « Trudeau plaide pour un NON à la question piégée ». Michel Nadeau y répondit aussitôt dans son éditorial du jour : « Ceux qui voudront négocier, ce sont les industriels et les banquiers [de l’Ontario] qui, les premiers, insisteront pour maintenir un lien économique avec le Québec ». Michel Brunet signa alors : « Vers la souveraineté ».
Déchiré avec ses éditorialistes, mais honnête intellectuellement, Michel Roy trancha le 10 mai sur la ligne de conduite du journal, après 30 mois comme directeur adjoint, dans une procédure intitulée : « Le Devoir et le référendum ». Il y précisait : « Le consensus ne se révèle pas réalisable parmi les éditorialistes… À chacun de présenter ses analyses et ses conclusions ».
Et en effet, le lundi 12 mai 1980, les quatre éditorialistes signaient l’un à la suite de l’autre leur opus. Le directeur par intérim ouvrait la marche, intitulant son éditorial en haut de page : « La question de fond ». Il y écrivait : « Je répondrai NON ». Lise Bissonnette suivait et intitulait le sien : « Une société bloquée » où elle concluait : « Il faut répondre OUI ». Jean-Claude Leclerc titrait le sien : « Un pas en avant » où il faisait valoir : « Le OUI à la petite patrie peut prétendre à autant de légitimité que le NON dans le Canada qui nous réserve désormais une importance réduite et subalterne ».
Michel Nadeau fermait la marche de cette page éditoriale historique, proposant : « Le meilleur choix économique ». Toujours ouvert, Michel commençait son éditorial avec ce constat : « Les Québécois hésitent ». En effet, dans les pages voisines, les sondages donnaient ce jour-là, 40 % pour le NON, 37 % pour le OUI. Il y avait donc 20 % d’indécis. Michel Nadeau regrettait : « Le débat référendaire n’a pas été économique ». Il y tirait la conclusion de ce qu’il avait vu depuis 1973 : « Montréal devient une métropole de bureaux régionaux ». Et il rappelait : « Une bonne partie des vieilles élites d’affaires a quitté Montréal ».
Il fermait aussi l’alternative américaine à titre d’objection : « On ne peut plus compter sur les multinationales pour développer nos ressources ». Et il exprimait cette conclusion : « Le développement du Québec ne peut se faire que par les gens qui défendent les intérêts d’ici ». Sa ligne de conduite lui paraissait évidente : « Désormais il faut que les négociations se fassent au grand jour, dans des rapports normaux… qui ne peuvent être plus défavorables au Québec que les tractations occultes le long du canal Rideau ». Michel Nadeau en concluait : « Entre l’assurance de nouveaux reculs pour l’industrie québécoise et le pari raisonnable de récupérer des outils importants pour construire l’avenir, le choix est évident ».
Michel sera approché en 1984 par Jean Campeau, alors président de la Caisse de dépôt et placement du Québec, se voyant offrir le poste de directeur des communications, mais il demandera plutôt à M. Campeau d’être au contact direct de la machine des placements en valeurs mobilières de Montréal, voulant rehausser le rôle de la Bourse de Montréal et la place des analystes financiers de Montréal, ainsi que celle de la Caisse de dépôt, pour faire de Montréal une place financière plus importante que Toronto pour les Québécois. Pour lui, il fallait « booster » les capacités financières de Montréal pour se préparer à l’indépendance du Québec.
Dix ans plus tard, dans l’ombre, il assumera de main de maître ce rôle primordial au moment du référendum de 1995. M. Parizeau voulait que le Québec soit bien préparé à affronter un choc financier après un OUI. C’est Michel Nadeau qui a préparé cela, de manière très professionnelle, pour un bon lendemain du référendum sur les marchés financiers. Il a mis en place toute une équipe pour la nuit du référendum, prête à intervenir sur les places financières de Tokyo, de Hong Kong, de Londres, de Paris, et enfin de Wall Street, pour le lever du jour, ce 31 octobre, en Amérique.
Je me souviens du samedi juste avant le référendum du 30 octobre 1995. Michel était venu chez moi à la première heure, à l’improviste. Il était surexcité, toujours très dynamique. Il s’interrogeait sur le trop de discrétion gouvernementale. Il me dit : « Jean, tu n’as pas idée comme on est préparé pour le lendemain d’un OUI. J’ai rencontré personnellement tous les directeurs des institutions financières québécoises, leur recommandant d’avoir une forte position “cash” pour le lendemain du référendum. Tout le monde s’est exécuté. Les institutions financières de Montréal ont des montagnes de liquidités, 50 milliards de dollars si nécessaire. On est prêts ».
Puis il évoqua un appel téléphonique du directeur de la Banque du Canada qui lui avait demandé ce qu’il comptait faire pour défendre le dollar canadien dans la tempête. Il s’exclama en riant : « Je lui ai répondu que nous ne ferons rien pour défendre le dollar canadien, que ce n’est pas notre problème, que ce n’est pas à nous de défendre le dollar canadien, mais à lui ».
Michel ajouta à mon intention « Nous, on s’en fout du dollar canadien, n’est-ce pas, c’est leur dollar au reste du Canada ! Nous, notre tâche, c’est de défendre les obligations du Québec et les obligations d’Hydro-Québec ».
En aparté, il précisait ensuite : « Nous, ces dernières semaines, on a vendu nos obligations du Québec et d’Hydro-Québec, on n’en a presque plus, on a acheté plein de Bons du Trésor et d’obligations des États-Unis. C’est facile à revendre. On est prêts pour tout choc venant de Toronto. On rachètera ce qui sera vendu à perte pour eux, s’ils sont vendeurs, mais pas avant qu’ils aient souffert des pertes importantes sur ces titres, s’ils veulent vendre. Ils vont vite comprendre dans quelle position, ils sont. C’est nous qui ferons les profits là-dessus, pas eux. On va renverser la situation par rapport à ce qu’ils veulent faire ! »
Michel Nadeau, l’auteur de l’article Jean Chartier et Jean Campeau, président de la Caisse de dépôt et placement du Québec lors du réréfendum de 1980 puis ministre des Finances lors de celui de 1995 (2005).
Et Michel Nadeau de confier : « J’ai raconté ça à Jean Campeau [NDLR : devenu ministre des Finances], bien entendu, mais apparemment, le premier ministre préfère ne pas lancer un débat public là-dessus, à l’approche du 30 octobre. Il laisse faire Lucien Bouchard en première ligne. À Québec, ils craignent les coups fourrés de Toronto avant le référendum. Alors, ils ne font pas de vagues. C’est dommage, non ? Moi, je pense que ça rassurerait les Québécois de leur dire tout ce qu’on a fait, de leur expliquer à quel point on est préparés face à toute éventualité, ça nous ferait gagner des centaines de milliers de votes. Qu’est-ce que tu en penses, Jean ? Qu’est-ce qu’on peut faire à ton avis ? »
Michel Nadeau avait le Québec chevillé au corps. C’était vrai en 1974 quand il est entré au Devoir, c’était vrai en 1980 quand il a défendu le OUI au référendum de René Lévesque, auprès de Michel Roy, puis auprès des Québécois, c’était vrai quand à titre de leader des institutions financières montréalaises, à leur avant-garde, pour la défense de la place financière du Québec, le jour où l’indépendance aurait l’approbation du peuple québécois, ce soir du 30 octobre 1995.
Paix à toi, Michel, pour toujours. Tu as livré le même combat que René Lévesque, tu as livré le même combat que Jacques Parizeau !
* Journaliste et auteur.