Mon amie Louky Bersianik

Paris, avenue de la Bourdonnais, 7e arrondissement, début des années 1960. Nous n’avons pas 30 ans, ni elle, ni moi. En fait, nous n’existons pas vraiment. Pas encore. Elle s’appelle encore Lucile Letarte. Nous sommes toutes les deux « la femme de quelqu’un d’autre », ces jeunes maris dont nous portons le nom et qui ont, eux, des projets de carrière dont nous ne faisons pas vraiment partie. Nous n’avons rien qui nous appartienne, ni carrière, ni argent, ni même un nom. Nous sommes en pleine crise d’identité. Nous nous demandons sérieusement à quoi nous servons sinon que d’être là quand nos époux décident de rentrer à la maison ou pour les accompagner dans les réceptions où nous devons paraître sans jamais prendre trop de place, cela va de soi. Le seul nom qui soit à moi pour vrai c’est « maman ». J’ai trois enfants.

Paris, avenue de la Bourdonnais, 7e arrondissement, début des années 1960. Nous n’avons pas 30 ans, ni elle, ni moi. En fait, nous n’existons pas vraiment. Pas encore. Elle s’appelle encore Lucile Letarte. Nous sommes toutes les deux « la femme de quelqu’un d’autre », ces jeunes maris dont nous portons le nom et qui ont, eux, des projets de carrière dont nous ne faisons pas vraiment partie. Nous n’avons rien qui nous appartienne, ni carrière, ni argent, ni même un nom. Nous sommes en pleine crise d’identité. Nous nous demandons sérieusement à quoi nous servons sinon que d’être là quand nos époux décident de rentrer à la maison ou pour les accompagner dans les réceptions où nous devons paraître sans jamais prendre trop de place, cela va de soi. Le seul nom qui soit à moi pour vrai c’est « maman ». J’ai trois enfants.

Les Letarte ont frappé à notre porte, avec leur mince bagage, un jour au début de l’été. Mes enfants étant partis en colonie de vacances, nous disposions d’une chambre que nous leur avions proposé d’occuper pendant qu’ils attendaient ou une bourse ou une subvention pour leur permettre de continuer leur séjour et les études qu’ils menaient à Paris. Notre appartement était magnifique, mais nous avions très peu d’argent puisque nous avions payé les vacances des enfants et que la vie à Paris était franchement au-dessus des salaires que Radio-Canada payait à ses délégués. L’appartement qui devait servir d’appartement de fonction, coûtait une fortune et nous obligeait à vivre au-dessus de nos moyens.

J’ai expliqué la situation à Lucile et nous avons décidé qu’il fallait qu’on se nourrisse à 4 pour presque rien et que nos menus consisteraient en ce qui était le moins cher à Paris en été : du pain, du fromage et des tomates. Elle a tout de suite été d’accord et ça a été le point de départ de notre amitié. Les maris partaient le matin et nous passions la journée ensemble, à débattre de la vie des femmes mariées.

Pour préparer les repas, nous avions inventé un jeu qui nous permettait de varier la recette : ou on fabriquait nos croutons avec du pain, du fromage et une tranche de tomate sur le dessus ou bien du pain, la tomate et le fromage tout en haut. Nous avons beaucoup ri et parfois nous avons beaucoup pleuré aussi. L’introspection n’était pas sans douleur.

La question qui nous faisait le plus mal c’était : À quoi on sert ?

On a essayé 36 réponses différentes à cette question comme « on sert à les rendre heureux » par exemple. On brodait autour du sujet en se racontant les bons moments qui faisaient que notre couple avait l’air de tenir le coup. De confidence en confidence, on a fini par se connaître vraiment. C’est à ce moment-là, je crois, quand on a cessé de parler d’eux, qu’on a vraiment commencé à parler de nous. Tu viens d’où ? Tu étais quelle sorte de petite fille ? Tu voulais faire quoi quand tu serais grande ? On échangeait sur nos rêves, nos espoirs, nos désirs profonds, mais ça finissait toujours par une sorte de constat d’échec. Nous nous étions perdues en route, beaucoup trop tôt pour savoir retrouver notre chemin. Les petites filles que nous avions été n’existaient plus. C’était l’évidence même.

La question qui nous a le plus secouées c’était : Es-tu heureuse ?

La réponse a d’abord été un fou rire. Heureuse… heureuse… ça veut dire quoi être heureuse ? Bien sûr que je suis heureuse. Tu parles. On a des maris qu’on aime, moi j’ai des enfants que j’adore, on vit à Paris. Sais-tu combien de femmes donneraient n’importe quoi pour être à notre place ? Bien sûr, ce n’est pas parfait. Mais rien n’est jamais parfait.

Si au moins on pouvait profiter de Paris, visiter la ville, ses musées. On est coincé là sans assez d’argent, avec la nostalgie du pays d’où l’on vient et le regard amusé des Parisiens qui nous jugent sûrement bien insignifiantes et bien peu de contacts qui nous permettraient de mieux assimiler ce que nous sommes en train de découvrir.

Nous passons des heures à parler de nous. Nous nous inventons un monde. Elle, si elle en avait les moyens, elle retournerait aux études. Elle se réinventerait complètement. Et moi, je rêve d’écrire pour les journaux et les magazines du Québec pour donner aux femmes de chez moi le goût de mordre dans la vie, de se donner le droit de penser à elles et de maîtriser leur propre avenir.

Nous ne sommes pas très certaines qu’il y ait un mot pour dire ce que nous cherchons toutes les deux, mais le mot « femme » revient souvent. Le rôle si effacé des femmes, le peu de place que les sociétés font aux femmes, la façon qu’a le monde de traiter les femmes comme si elles étaient un « sous-produit » de l’homme, un homme manqué, un sous-être, une soumise et dominée, une servante souvent disons-nous en pensant à nos mères, sont les thèmes que nous ramenons constamment dans nos conversations. Les visiteurs du Québec nous parlaient de la Révolution tranquille qui se vivait chez nous, mais Lucile et moi, l’œil allumé, nous savions que notre révolution personnelle était aussi en marche.

Nous jouions à la pétanque avec des boules en bois dans le couloir de l’appartement. Nous ne jouions jamais longtemps, car nous finissions toujours assises par terre, discutant de que les femmes devraient faire pour prendre la place qui leur revient dans la société. Je disais à Lucile que ce que nous discutions était précieux pour moi, que j’avais l’impression d’avoir allumé une lumière pour voir la route qu’il y avait devant moi et elle m’assurait que pour elle aussi, ces moments précieux seraient les balises dont elle aurait besoin.

L’argent qu’ils attendaient a fini par arriver. Je crois qu’ils avaient le projet de reprendre une chambre à la Maison canadienne qui accueillait les étudiants en séjour à Paris. Son mari Jean a dû reprendre son cinéma expérimental, je suppose. Il tournait sa dernière découverte qui consistait à filmer du sable se déplaçant lentement sur un fond blanc. Un travail de moine. Il se destinait à l’ONF en rentrant.

Notre relation s’est limitée à ces semaines mises entre parenthèses un été à Paris. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps à partager. Par la suite, j’ai écrit pour Le Nouveau Journal et Châtelaine de Paris et ensuite j’ai travaillé à l’émission « Interdit aux Hommes » pour Radio-Canada. J’ai fait des centaines d’entrevues avec des écrivains, des gens de théâtre, des philosophes et des vedettes pendant tout le reste de mon séjour. J’ai beaucoup appris. Et petit à petit j’ai découvert que le mot que nous cherchions, c’était « féminisme ».

Au moment de se quitter à Paris, Lucile et moi nous sommes souhaitées de trouver ce que nous cherchions toutes les deux. Des années plus tard, la publication de L’Euguélionne m’a confirmé que Lucile avait trouvé, elle aussi. Nos échanges avaient été riches d’enseignement.

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