Où en est notre nation, 50 ans plus tard ?

Ce texte est la version écourtée de l’allocution telle que livrée vendredi le 1er mars 2013, en ouverture du colloque organisé par la Société du patrimoine politique du Québec, pour commémorer le 50e anniversaire de la fondation du RIN comme parti politique. La version intégrale paraîtra l’automne prochain sous son titre original dans les actes du colloque.

Cette question sera le fil conducteur de ma brève allocution. Cependant, avant d’entrer dans le vif du sujet, je crois important, à l’encontre des erreurs nombreuses et répétées relatives à mon implication dans le RIN, de vous informer que je n’ai pas assisté aux trois événements majeurs de l’histoire du RIN : ni à sa création, le 10 septembre 1960 ; ni à son congrès du 1er mars 1963, pendant lequel il se constitua en parti, puisque je n’en suis devenue membre que huit jours plus tard, soit le 8 mars 1963 ; ni à son sabordement, le 26 octobre 1968, l’ayant quitté le 18 mars précédent. Je n’ai donc été membre et militante du RIN que pendant exactement cinq ans et 10 jours et sa vice-présidente nationale que du 8 octobre 1967 au 18 mars 1968, soit précisément pendant cinq mois et 10 jours.

Pour une meilleure compréhension de la suite de mon propos, il m’importe aussi que vous sachiez que je suis devenue indépendantiste avant même la fondation de l’Alliance laurentienne, en 1957, grâce au cours d’histoire de Maurice Séguin.

Il n’est dès lors pas étonnant que le congrès de mars 1963 m’ait passionné. Même si je ne l’ai suivi qu’à travers les journaux et la radio, j’étais farouchement contre la proposition de Pierre Bourgault de transformer ce mouvement politique d’éducation et de mobilisation populaire en parti électoral. J’appuyais donc la position de Guy Pouliot, alors président du mouvement et qui s’y opposait. Les débats furent virulents et inquiétants les risques de scission.

Comme le montrent les comptes-rendus des débats publiés dans L’indépendance, avant et après le congrès, Guy Pouliot et ses partisans résistaient aux mirages des stratégies et des tactiques prétendant nous faire atteindre le but plus rapidement. Pour Guy Pouliot et ses partisans, emprunter la voie électorale, c’était enfermer la lutte pour l’indépendance dans les cadres de l’ordre établi. C’était porter la lutte sur le terrain de l’ennemi. C’était conscrire les militants dans les structures, les règles, les programmes et le type d’organisation et d’action propre à la culture canadienne du parlementarisme britannique qui nous imposait sa conception de la démocratie, en même temps que sa domination. C’était précisément à ce moment emprunter la voie de l’échec.

Je partageais sa conception de la lutte.

J’ai toujours pensé et le pense encore que pour être victorieuse la lutte pour l’indépendance doit être essentiellement une lutte de libération nationale, donc une lutte révolutionnaire puisque son objectif l’est, visant le renversement de l’ordre établi par la canadian democracy. Autrement dit, j’ai toujours pensé que le mouvement pour l’indépendance ne saurait se constituer en parti qu’au moment où la majorité du peuple aura été convaincue de son absolue nécessité et prête à la réaliser et à l’assumer. Cinquante plus tard, devant le taux de 37 % d’appuis à la souveraineté péquiste, même pas à l’indépendance, je m’entête dans ma vision des choses. – « Elle radote », diront plusieurs. C’est possible, c’est de mon âge.

Bref, comme j’en ai prévenu messieurs Monière et Comeau, je ne suis pas la personne idéale pour ouvrir un colloque voué à la commémoration d’un événement tel que la naissance du RIN comme parti.

Mais bon, il semble que je sois une des rares mémoires encore vivantes de la brève histoire de ce parti, tout de même exceptionnel.

Parti exceptionnel

Même si, en principe, sa transformation de mouvement en parti l’obligeait à fixer son projet d’indépendance nationale dans un programme partisan, en l’occurrence, un programme social-démocrate, plus radical que vraiment de gauche, d’une part, et, d’autre part, à se doter d’une structure électorale fondée sur l’organisation des comtés, le RIN n’en devint pas pour autant un parti traditionnel. Ses militants continuèrent à privilégier l’éducation populaire. À cette fin, pour porter un message éclairé, cohérent et convaincant, ils créèrent pour eux-mêmes des cours de formation politique qui portaient sur la constitution canadienne, l’histoire du Québec, le fonctionnement de l’économie, aussi sur les divers moyens d’organisation et d’action. Ils multiplièrent les réunions de cuisine et les assemblées publiques, les colloques et autres réunions de réflexion et d’élaboration de projets pour le Québec indépendant. Ils organisèrent des distributions de tracts aux portes des institutions scolaires et des usines, des sit-in et des manifestations de rue. Je ne mentionnerai que les plus célèbres : le samedi de la matraque (1964), participation à la manifestation des grévistes de La Presse (1964) à celle de 15 000 cultivateurs devant le Parlement de Québec (1965), défilé de la Saint-Jean de 1968, assemblée turbulente et émeute à Saint-Léonard contre les écoles anglaises pour les immigrants (1968). Sans oublier les bruyants appuis du parti aux grévistes du chantier de la Manicouagan (1966), à ceux de la Dominion Ayers de Lachute (1966), à ceux de la Seven Up (1967), à ceux des enseignants de la CECM (1967). Sans oublier la mobilisation constante des artistes d’emblée favorables à l’indépendance.

Toutes actions qui ne menaient pas directement au pouvoir, c’est le moins qu’on puisse dire, mais qui faisaient du Québec un espace historique, celui de la rupture d’avec la continuité des formes établies des rapports de force entre dominants/dominés. Actions insuffisantes, mais efficaces par la justesse du combat qui lui permettaient d’emporter jour après jour de nouvelles adhésions à son projet de libération nationale. La lutte électorale réduisait cet espace à la dimension événementielle, soumise aux aléas des joutes partisanes dans les comtés.

La plus grave conséquence, cependant, de la transformation du RIN en parti est qu’elle a menée à sa dissolution. Il était logique que sa direction, qui visait une prise du pouvoir comme moyen privilégié de réaliser rapidement l’indépendance, ait voulu s’arrimer au MSA (Mouvement souveraineté-association), aussi peu clairement indépendantiste qu’ait été le projet de René Lévesque, la popularité de celui-ci leur servant d’attrait irrésistible. Comme si pouvaient naître du jour au lendemain et spontanément les conditions nécessaires à la désaliénation, étape préalable à l’exercice de la liberté.

Indépendance et révolution indissociablement

Ce détournement du projet de libération nationale au profit d’un réaménagement des relations entre le Canada et le Québec, basé sur un partage différent des pouvoirs était fondé sur la crainte des élites tant québécoises que canadiennes que se produise le changement radical de la société québécoise visé par le mouvement indépendantiste.

Car il s’agit bien de cela. Ce n’est pas le peuple qui d’emblée a eu peur de l’indépendance, mais bel et bien tous les détenteurs d’un quelconque pouvoir dans un domaine ou l’autre de notre société. Puisqu’aussi bien, le projet d’indépendance du Québec est un projet révolutionnaire en soi, quels que soient les moyens pris pour le réaliser.

L’indépendance du Québec a en effet pour objectif et pour conséquence le renversement de la structure des pouvoirs du Canada tels qu’ils s’exercent d’un océan à l’autre, au service de sa classe dominante, y compris de sa faction québécoise, nationaliste comme fédéraliste, les intérêts des uns et des autres étant intégrés. L’indépendance du Québec vise la dissolution radicale de la Loi constitutionnelle canadienne qui fournit à cette classe les assises juridiques, politiques et institutionnelles nécessaires au développement et à la défense de ses intérêts particuliers, tous très largement contraires aux besoins et aspirations de la nation québécoise, indissociablement liés à son identité, son histoire et sa culture.

Cette classe dominante a tout fait pour briser l’élan du Québec vers une plus grande maîtrise de son destin. Ainsi, la Révolution tranquille a vite tourné court, se heurtant à la résistance du pouvoir fédéral qui, selon sa logique de centralisation, non seulement refusa de consentir de nouveaux pouvoirs au Québec, mais continua d’empiéter sur ses juridictions. Le discours et l’action indépendantistes lui ont fait peur, et elle a pris tous les moyens pour le tuer dans l’œuf, y compris la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre, en 1970. Le discours et l’action indépendantistes ont aussi fait peur à la petite bourgeoisie nationaliste canadienne-française. C’est pour contrer sa propre peur que celle-ci a donné naissance à l’idée de souveraineté-association. Changement d’objectif traduit et soutenu par un changement de mot.

Car de toutes les peurs, la plus paralysante est celle des mots. C’est cette peur qui depuis plus de quarante ans fait dévier le peuple québécois du chemin de son indépendance politique, car autant que de permettre la compréhension de ce qui est directement en cause, le mot juste permet de formuler clairement les enjeux et de situer le lieu exact du combat.

Et la charge explosive des mots adéquats à la réalité des situations problématiques fait peur. Et étrangement aux réformistes encore plus qu’aux conservateurs. Il fallait donc désamorcer ces mots dangereux qui assuraient la fécondité des débats et des combats.

Cela a commencé par la substitution des mots souveraineté-association au mot indépendance, du mot égalité à celui de liberté, s’est continué par la substitution des mots prise du pouvoir à ceux de lutte de libération nationale, des mots campagne de financement à ceux de formation et de mobilisation politiques, pour finir par la substitution du mot bénévole au mot militant.

Sans oublier la disparition dans le vocabulaire politique des mots « aliénation », « domination », « exploitation », proclamés désuets. Pourtant, c’est son aliénation, c’est-à-dire son impuissance à concevoir son identité nationale comme une et indivisible, indissociable du droit à s’autodéterminer, qui soumet le peuple québécois à un développement de sa société par des puissances étrangères à ses besoins et aspirations. S’il n’y avait pas aliénation, donc soumission à cet ordre des choses, il y aurait oppression. Or, l’oppression est insupportable et donne nécessairement lieu à une lutte de libération. Il fallait donc rayer du vocabulaire politique ces mots qui rendaient la réalité immédiatement accessible à l’entendement de l’ampleur et de la gravité des enjeux de l’indépendance. Ainsi fut éludé la rigueur de notre discours, escroqué la légitimité de notre combat.

Aujourd’hui

Où en est aujourd’hui notre nation ? Est-elle moins aliénée, moins dominée, moins exploitée ?

Non. La langue française est toujours menacée, nos richesses naturelles appartiennent toujours à des multinationales, nos pouvoirs provinciaux sont toujours menacés d’empiètements, notre accès aux instances internationales est toujours dépendant du bon vouloir des gouvernements canadiens, et j’en passe.

Notre conscience nationale est-elle plus vive que notre nationalisme d’antan ?

Non. Nous exigeons l’anglicisation de nos enfants dès leur âge scolaire. Nous sommes prêts à tous les accommodements aussi négateurs soient-ils de notre identité. Autrefois, nous résistions, ne fussent qu’en silence aux assauts les plus funestes portés contre elle. Aujourd’hui, nous nous excusons d’exister dès qu’un anglophone ou allophone nous taxe de xénophobie.

Pire, notre inconsistance nationale atteint une profondeur qui frôle l’abîme, d’où il devient chaque jour plus difficile de la tirer, tant est étendue l’indigence intellectuelle et la déloyauté envers le peuple de nos élites politiques, économiques et culturelles, tant est peureuse et incohérente l’action de l’ensemble du mouvement indépendantiste.

Voilà où nous a menés la vanité des luttes menées sur le terrain de l’ennemi et dans les règles établies par lui. Le Parti québécois s’y enfonce depuis plus de quarante ans. Le parti Option nationale s’y engage maintenant. Ignore-t-il qu’on ne refait pas l’histoire, qu’on peut seulement la changer ?

« Mon pays me fait mal. Son échec prolongé m’a jeté par terre », a écrit Hubert Aquin dans Prochain épisode. Au moins espérait-il un prochain épisode. Une révolution, précisait-il.

Moi aussi.

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