Pascal Cyr
Waterloo : origines et enjeux, L’Harmattan, 2011, 439 pages
Il n’est pas dans les habitudes de la maison de publier des recensions de livres portant sur l’histoire de France d’après 1760. Waterloo : origines et enjeux de l’historien québécois Pascal Cyr mérite une exception à la règle. Dans ce livre tiré de sa thèse de doctorat, l’auteur nous offre nos seulement une excellente analyse d’une des batailles les plus importantes de l’histoire, mais, en puissant abondamment dans les archives, il nous dresse en plus un portrait des facteurs politiques, administratifs, juridiques, financiers, logistiques et militaires entourant la bataille de Waterloo. Et cela est d’une pertinence incontestable puisque sa thèse est justement que ce sont tous ces facteurs, et non pas seulement la situation militaire, qui ont mené au désastre de Waterloo.
Le premier chapitre qui porte sur le Congrès de Vienne nous apprend que les puissances coalisées condamnent Napoléon peu après son retour de l’île d’Elbe. Car si Louis XVIII représente la France conciliante, qui accepte d’être ramenée à ses anciennes limites, l’Empereur représente la politique des Limites naturelles et l’expansionnisme qui en découle. Dans ce contexte, même si Napoléon accepte les conditions du Traité de Paris signé par le précédent gouvernement, une guerre dont l’issue est incertaine devient inévitable pratiquement dès le premier des Cent jours. C’est une des raisons qui explique pourquoi l’administration collabore si peu avec le nouveau régime. Les préfets ne font pas de zèle, notamment pour la lever des soldats. Les maires, souvent royalistes, n’aident pas davantage. Certains prônent même la désobéissance, voire le soulèvement. Car il y a effectivement des tentatives de rébellions, avec le duc de Bourbons dans l’Ouest, la duchesse d’Angoulême à Bordeaux, le gouvernement de Vitrolles à Toulouse et le duc d’Angoulême dans le Midi. Bien qu’il n’y ait là rien de très menaçant sur le plan militaire, c’est tout de même plus de 10 000 hommes qui sont soustraits de l’Armée du Nord pour mater les rébellions. En plus des royalistes hostiles, il y a les bourgeois libéraux opportunistes. Ces derniers profitent de la position de faiblesse du régime pour lui imposer une constitution libérale. L’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire prévoit donc un partage des pouvoirs entre l’Empereur, une Chambre des représentants et une Chambre des pairs. Rapidement, la Chambre des représentants marque son indépendance en élisant un opposant à Napoléon au poste de président de l’assemblée. Dès lors il n’y a plus de doute, malgré l’appui de l’armée et du petit peuple, l’Empereur a besoin d’une victoire militaire pour consolider son pouvoir.
Mais comme l’explique longuement et avec une profusion de détails Pascal Cyr, Napoléon n’a pas suffisamment d’argent, d’armes, de soldats, de chevaux et même d’habillements, ne serait-ce que pour assurer l’approvisionnement des forteresses. Une stratégie défensive est pratiquement impossible. Par conséquent, Napoléon choisit l’offensive. Ses troupes étant quantitativement inférieures, mais qualitativement supérieures, surtout par rapport aux Prussiens, tout est alors possible et l’issu se jouera sur des questions tactiques. La moindre action d’un quelconque haut gradé peut devenir déterminante. Dans ce contexte, la défection/trahison de Bourmont et les retards qu’elle cause ne sont pas banals. Malgré cela Napoléon doit foncer, notamment parce qu’une victoire rapide faciliterait l’obtention de l’accord de la Chambre des représentants en vue d’un emprunt dont l’État a besoin très bientôt.
Ce sera d’abord la bataille de Ligny, que Napoléon remporte contre les Prussiens qui comptent sur leurs alliés anglais qui n’arrivent jamais. Par contre, la bataille des Quatre-Bras est perdue par les Français à cause des retards de la veille, de leurs problèmes de communications et des nombreux renforts anglais. C’est donc 1 à 1 après la journée de batailles du 16 juin 1815. Cela illustre que rien n’est joué pour la bataille du 18 juin à Waterloo ; bataille que l’auteur, qui a sans doute une formation militaire, nous décrit avec talent, à un rythme soutenu et sans négliger de détails.
Même s’il aurait souhaité lancer l’attaque plus tôt, Napoléon ne le fait que vers 11 h 15, en raison des pluies de la nuit qui ont rendu le champ de bataille difficile à y manœuvrer pour l’artillerie. Une fois l’attaque lancée par une manœuvre offensive sur position centrale, elle connait un certain succès. Les Français gagnent du terrain, même si certains, dont Jérôme le frère cadet de l’Empereur, ne suivent pas les ordres à la lettre ce qui cause de lourdes pertes. Cependant, une erreur beaucoup plus grave est celle qui amène les troupes du maréchal Grouchy à aller livrer une bataille peu utile à Wavre plutôt que de se rendre à Waterloo. Ici, malgré la controverse historiographique, l’auteur blâme Napoléon, en raison de ses ordres contradictoires et confus, plutôt que Grouchy. Par contre, au sujet de l’échec de l’attaque de Drouet d’Erlon, causée entre autres par un mauvais choix tactique, il disculpe l’Empereur qui, généralement, laisse une entière liberté à ses généraux sur le plan tactique. Cela dit, concernant une autre décision cruciale, celle d’envoyer la cavalerie de Ney contre les positions anglaises, l’auteur fait porter la responsabilité autant sur Napoléon que sur Ney ; quoique l’échec de cette attaque comme telle soit plutôt attribué à ce dernier qui aurait oublié une division et une brigade, soit 6000 hommes qui, arrivant trop tard, ne peuvent faire la différence. À ce moment, Napoléon pourrait se retirer. Mais, selon la thèse de l’auteur, notamment en raison des effets qu’aurait une défaite sur les Chambres, les financiers et le peuple, il choisit de rester. Il lance alors la Vieille Garde dans la bataille en laissant courir le bruit que Grouchy va arriver d’un instant à l’autre. Lorsque la Vieille Garde voit les milliers de cadavres de cavaliers et de chevaux qui jonchent le champ de bataille, et surtout, les renforts ennemis qui arrivent là où elle attendait Grouchy, c’est la débandade. Wellington et ses subordonnés, dont Colborne, en profitent pour faire un maximum de victimes chez les Français. Ces derniers résistent néanmoins avec courage, comme en témoigne une des nombreuses perles citées par l’auteur ; celle de la description du dénouement de la bataille par le général Pelet :
[…] dans un moment où j’étais le plus embarrassé, le plus pressé et en même temps le plus dénudé, il m’arrive un peloton de grenadiers envoyé par je ne sais qui et dont je fus le plus content. Je l’arrêtai pour rallier quelques chasseurs, puis je le fis charger à la baïonnette sans livrer un seul coup de fusil ; ils allèrent comme des murs, ils me renversèrent tout. Je me maintiens au milieu de cette grêle d’obus, du feu qui commençait à s’allumer dans diverses maisons, d’une fusillade terrible et continuelle ; ils nous environnaient d’une multitude de tirailleurs. N’importe, je tenais comme un démon, je ne pouvais plus réunir mes hommes, mais ils étaient nichés, et faisaient sur l’ennemi un feu meurtrier qui le contenait : ils l’auraient arrêté sans le nombre qui nous accablait.
« Sans le nombre qui nous accablait », car avec l’arrivée des renforts ennemis et l’absence de Grouchy tout est perdu. Comme le raconte l’auteur :
La plaine étant recouverte de fuyards, ceux-ci représentent une proie facile pour la cavalerie prussienne qui fait un massacre parmi eux. Ney, qui a eu son cinquième cheval tué sous lui […] prend la tête de la brigade du général Brue et leur crie : « Venez voir comment meurt un maréchal de France. » Mais celle-ci est submergée par la vague des fuyards et seule la Garde […] se replie en bon ordre.
Suite à cette défaite, même s’il croit possible de poursuivre la guerre, Napoléon abdique à la demande des Chambres.
L’auteur profite d’ailleurs de la fin de sa conclusion pour soutenir qu’une des suites de Waterloo, et plus généralement des Cent jours, est le progrès du parlementarisme français. Bien que cela soit loin d’être inintéressant, le lecteur aurait sans doute souhaité un plus vaste portrait des conséquences de cette bataille. En quoi rend-elle possibles ou inéluctables les nombreuses guerres européennes des 130 années qui suivent ? Quels seront les effets de la bataille de Waterloo sur les empires français et anglais ? Autant de questions qui n’avaient peut-être pas leur place dans la thèse, mais qui auraient pu être évoquées dans le livre. C’est sans doute là le seul reproche important que l’on peut faire à l’auteur ; de ne pas avoir suffisamment retravaillé le livre de manière à lui conférer une plus value par rapport à la thèse. Surtout qu’en plus d’une conclusion plus vaste, une introduction plus complète, comprenant un retour sur l’ensemble de la carrière de Napoléon, aurait rendu l’ouvrage encore plus pertinent pour les non-experts. Et comme ce retour aurait prouvé que le succès politique de Napoléon a presque toujours dépendu de ces victoires militaires, il aurait renforcé la thèse soutenue par l’auteur concernant les causes de la défaite de Waterloo. Cela dit, ce dernier fait plusieurs retours en arrière dans le cadre des différents chapitres, et à chaque fois cela est réussi et pertinent.
Réussi et pertinent, ces deux mots valent aussi pour l’ensemble du livre. Le ton est juste, la recherche approfondie, les idées structurées et enchainées d’une manière logique et agréable, au point où il ne manque rarement ne serait-ce qu’une seule transition. Et surtout, la thèse du caractère multifactoriel de la défaite de Waterloo est très convaincante (ce qui, soit dit en passant, offre l’avantage de dégonfler le mythe d’un Wellington dont le génie militaire aurait expliqué la victoire). Le livre a aussi le mérite de faire ressortir une des grandes leçons de Waterloo : même le plus grand des chefs à la plus grande des batailles ne peut gagner si ses troupes et ceux qui devraient les supporter sont minés par des divisions, des trahisons, des défections, un manque d’unité nationale et des visées opportunistes de classes voire d’individus. Surtout que même le plus grand chef n’est pas infaillible…
Ce n’est donc pas à l’auteur que vont nos plus grands reproches, mais à l’éditeur, aux libraires et aux chroniqueurs littéraires qui, du moins au Québec, n’accordent pas à Waterloo : origines et enjeux l’attention qu’il mérite, préférant trop souvent des œuvres d’intellectuels français. Ce qui est d’autant plus déplorable que ce livre démontre justement que certains auteurs québécois n’ont rien à envier aux meilleurs auteurs français, et ce même lorsqu’ils traitent d’une page de l’histoire de France d’après 1760.