Paul-Émile Roy. La crise spirituelle du Québec

Paul-Émile Roy
La crise spirituelle du Québec, Bellarmin, 2012, 175 pages

Observateur d’un Québec désorienté, Paul-Émile Roy s’applique à en comprendre et expliquer les causes. Il attribue essentiellement le manque d’idéal qui caractérise le Québec actuel au rejet de son passé chrétien. Par ailleurs, il rattache ce rejet à la crise de la modernité en Occident.

Doté d’une vaste culture, l’essayiste lie et confronte sa réflexion personnelle avec celle de grands penseurs, anciens et contemporains.

La crise moderne

Sans foi pour l’animer, notre société n’a plus d’âme selon Roy : elle est ainsi privée non seulement de « la référence traditionnelle à une transcendance, mais aussi [du] souci de la culture, des valeurs, de la dignité humaine ». Autrefois, « le monde était habité par Dieu » (signifiant que Dieu est aussi immanent au monde), dont le Verbe incitait la collectivité chrétienne à communier dans ce qui dépasse l’individu. Un dynamisme partagé mobilisait chaque chrétien dans un effort d’ascension vers l’affranchissement spirituel.

Roy s’en prend donc à la société technique postmoderne, qui favorise le comportement individualiste mais grégaire des consommateurs par un conditionnement publicitaire qui encourage l’achat de produits visant les petites satisfactions immédiates conformistes. Bref, l’avoir supplante l’être. Sans élévation, cette société capte les gens dans son engrenage mécanique ; sans noblesse, elle avilit l’homme en flattant ses instincts primaires ; sans conscience, elle diffuse en conséquence le désenchantement. Cette inconscience a favorisé l’avortement à la légère et la reconnaissance précipitée du mariage homosexuel, précise Roy. Le relativisme fait que tout se vaut et se dégrade ; sans échelles de valeurs, plus de transcendance possible. L’homme actuel ressent un grand vide existentiel.

Dans cette perspective matérialiste et consumériste, le savoir s’est parcellisé ou spécialisé. L’éducation, privée de dimension spirituelle, devient un « dressage », que complète le mimétisme entretenu par les médias. Même l’art moderne, sans référence à une transcendance, s’est replié sur lui-même (l’art pour l’art). Dans leur méthode, la philosophie occidentale s’appuie exclusivement sur la raison, et la science sur un discours descriptiviste et utilitaire – alors que « l’homme passe l’homme » (Pascal cité) ; or, la théologie, qui est englobante, « recourt à la Révélation ». Nous y reviendrons.

Le passage du Québec vers la modernité

Roy réalise un bref examen de conscience collective. Après que la Nouvelle-France fut devenue une colonie anglaise (1763), elle perdit le pouvoir ; les cadres, les militaires et les commerçants retournèrent en France. La tentative de libération par les patriotes du Bas-Canada (1837-1838) fut réprimée brutalement par l’armée britannique. Malgré tout, le Québec survécut grâce à l’Église catholique, qui prit en main la situation : elle fonda des paroisses, se chargea de l’instruction, assuma la responsabilité de la santé ; puis, elle s’occupa de la colonisation et participa à l’avènement du syndicalisme et des caisses populaires. Finalement, au milieu du xxe siècle, lors de la Révolution tranquille, elle renonça à son rôle de suppléance – le peuple québécois avait mûri et s’affirmait maître chez lui. Pourquoi alors le Québec n’est‑il pas devenu indépendant, à l’instar d’une centaine de pays dans le mouvement de décolonisation ?

Roy estime qu’il y a deux causes à l’échec de la Révolution tranquille : le manque de détermination des dirigeants politiques et la profondeur de l’aliénation nationale. À notre avis, s’il est vrai que plusieurs chefs ont manqué de résolution dans l’adversité depuis un demi-siècle, il faut plutôt analyser la dévitalisation « intérieure » des Québécois. Cette dernière conduit vers la disparition du peuple québécois, mais elle n’est pas irrémédiable, comme est porté à le croire Roy. Pourtant, il a raison lorsqu’il affirme que la première tâche intellectuelle consiste à débarrasser le peuple québécois de son « refus de soi ». Cet effort de décolonisation identitaire doit s’appuyer non seulement sur la langue française, mais aussi sur la spiritualité, précisément notre tradition catholique : « ici, je ne parle pas de foi, mais de culture », précise‑t‑il. Roy pose alors une question fort pertinente : que serait l’Inde sans l’hindouisme, le Tibet sans le bouddhisme, le monde gréco-romain sans sa mythologie, les Amérindiens sans la leur ?

La foi chrétienne

Malgré sa précision concernant la portée de la tradition catholique, Roy rappellera et soulignera que le christianisme est fondé sur la foi en Jésus-Christ. Que cette foi inspire les œuvres sans s’y laisser enfermer. Qu’elle est un dynamisme qui se renouvelle et anime l’Église, celle‑ci – tout imparfaite soit‑elle – assurant la transmission de la « parole de Dieu ». Toutefois, celle‑ci ne serait‑elle pas issue d’un surmoi collectif plutôt que d’une Conscience universelle ? Finalement, Roy affirme que le judaïsme et le christianisme ne sont pas des mythologies, étant le produit d’une expérience de révélation intérieure. Idem, cette révélation personnelle, n’est‑elle pas liée à ce surmoi ? Afin de répondre à cette argumentation, nous soulevons deux aspects non abordés directement dans cet essai.

Premièrement, pourquoi les catholiques croient‑ils que leur dieu est né d’une vierge, après l’Annonciation faite à Marie par l’archange Gabriel que le Saint-Esprit (représenté sous la forme d’une colombe) « viendrait sur elle » ? C’est un mythe charmant, comme les non moins célestes fécondations de Léda et Danaé par Jupiter s’étant transformé en cygne et en pluie d’or, respectivement. Tous ces mythes sont des « allusions ». Assurément, ce sont là des allégories pleines d’enseignement pour « ouvrir l’accès ». Toutefois, même lorsqu’on s’approche de la réalité ultime, celle‑ci demeure insaisissable – elle conserve sa dimension virginale.

Imaginons le roi des dieux dépouillé de ses nombreuses aventures amoureuses, rendu tellement abstrait qu’on pourrait appeler Jupiter « Dieu le Père » (d’ailleurs, l’étymologie de Zeus [Pater] renvoie à la racine indo-européenne dei, qui signifie « briller »). La « divinité » n’est‑elle pas une lumière inépuisable, n’éclaire‑t‑elle pas au-delà des mots, des concepts, des idées, des images et des allégories ? La « Révélation » n’est‑elle pas une expérience apophatique ou aphairitique (cf. la théologie négative des mystiques, tel Maître Eckhart, que mentionne Roy), la connaissance émergeant d’un dépouillement réflexif ? Et cet évidement, n’aboutit‑il pas à un nouveau plein, tout imprévu soit‑il ? (Cette méthode s’apparente d’ailleurs à la voie bouddhique vers une vacuité libératrice, qui n’est pas un nihilisme – il est donc inapproprié d’associer « vide bouddhique » et « vide moderne ».) N’est‑ce pas cela le mystère existentiel de l’« esprit », son action de grâces qui engendre de nouvelles formes ou œuvres ?

Deuxièmement, comment a‑t‑on pu au cours de l’Histoire universelle, au sein de diverses religions, avoir l’illusion d’enfermer la conscience lumineuse dans des dogmes appuyés sur le chantage de l’incommensurablement injuste châtiment éternel ? À notre avis, toutes les religions qui s’enracinent encore dans la croyance à l’enfer, c’est‑à‑dire la terreur absolue, sont sans avenir.

Le peuple québécois ne retournera pas à ce type de religiosité conformiste ou soumise. Cela admis, et la liberté-responsabilité de la conscience humaine reconnue, on pourra accomplir une revue féconde de la tradition catholique. Elle est même nécessaire, afin de sortir du rejet du passé qui – par inversion mimétique – est aussi absolu que ce qu’il cherchait à élaguer. Quels seront la mesure et l’équilibre de cette double distanciation ? Notre dignité d’êtres humains nous incite à aller de l’avant, quitte à réorienter notre parcours lorsque la conscience qui revient sur soi l’indiquera. Cette voie ne connaît pas la fermeture d’un temps linéaire ou cyclique, elle est plutôt une spirale ascendante.

Que faut‑il retenir de l’héritage chrétien ?

Roy dénonce les deux postulats suivants : « notre passé est honteux ; l’Église catholique est responsable de ce passé que nous renions ». Alors que, depuis un demi-siècle, les Québécois sont généralement entraînés par une compulsion de rupture avec le passé, il s’agirait d’examiner ce dernier avec un regard plus serein et de récupérer notre héritage.

Disons‑le nettement : le dénigrement de notre passé catholique a largement servi de prétexte pour éviter d’affronter le véritable obstacle qui nous sépare de notre avenir de peuple indépendant : l’inféodation au régime canadien. Il faut renouer avec les réalisations de notre passé, car celui‑ci est un réservoir de puissance insoupçonnée alimentant notre poussée vers un avenir qui résultera de notre volonté. Dans une saine logique de décolonisation, le passé doit plutôt provoquer le rejet de notre présent statut de peuple assujetti, donc privé d’un État complet.

En attendant et par compensation, les Québécois participent allègrement à la société actuelle qui a régressé dans l’idolâtrie avec son culte des vedettes (les idoles) et son fétichisme des gadgets et des articles de consommation, comme l’affirme Roy. Il rappelle que l’Ancien Testament oppose à l’idolâtrie le dieu unique, Yahvé, seul digne d’adoration.

Nous devons cependant relever cette dernière aporie. Comment admettre la conception absurde de trois dieux considérés « uniques », quoique théologiquement et culturellement différents : Yahvé le belliqueux, le Dieu chrétien en trois personnes – dont l’une (seulement) fut victime sur la croix – et Allah le nouveau guerrier ? Certes, les prophètes vétérotestamentaires avaient lutté contre les idoles de leur époque, qui étaient faites de bois ou de pierre. Mais actuellement, Yahvé n’est‑il pas une idole mentale justifiant la perpétuelle oppression du peuple palestinien par le peuple autodéclaré « élu » ? Dieu omniscient et omnipotent, ne s’indigne‑t‑il pas des camps de concentration à ciel ouvert que sont Gaza et la Cisjordanie ? (Déjà, dans l’Ancien Testament, Yahvé inspirait et guidait les génocides des villes de la région convoitée de Canaan – après le génocide universel du Déluge.) Admettons que Yahvé réprouvait parfois la violence, par exemple en se scandalisant de ce que les mains des sacrificateurs d’animaux au temple de Jérusalem soient pleines de sang. Semblablement dans le Coran, Allah oscille entre la miséricorde et le désir de rétribuer les mécréants avec les flammes ardentes de l’enfer. Le Dieu chrétien néotestamentaire, pourtant un dieu d’amour en comparaison avec Yahvé ou Allah, n’a‑t‑il pas maintenu ses ouailles dans la terreur spirituelle par la menace de l’abîme de feu comme aboutissement des tribulations collectives des derniers temps pour les non-élus (cf. l’Apocalypse) ? On ne peut ignorer que les bûchers de l’Inquisition furent l’enfer sur terre pour les esprits libres. Finalement, ces Dieux jalousement uniques en lutte pour la domination sur les esprits, n’ont‑ils pas été de gigantesques idoles abstraites aux impacts concrets proportionnels ?

L’Église catholique est durement critiquée, spécialement pour l’Inquisition dans le passé et la pédophilie présentement. Certes, en tant qu’institution humaine, elle n’est pas exempte de maux graves, comme l’admet Roy, qui déplore cependant le rejet total de ses œuvres par de nombreux contemporains. Parallèlement, on pourrait même constater que les crimes de guerre ou les génocides dont ont été responsables plusieurs peuples dans le passé n’ont pas causé leur propre disparition. Néanmoins, la question cruciale qui se pose à l’Église catholique ou à toutes les religions établies est celle de savoir s’adapter à notre monde en pleine mutation, ou de disparaître. Or, nous avons la conviction que la plupart ne survivront pas.

En comparaison avec le Vieux Continent, le catholicisme au Québec fut indéniablement plus civilisé : celui‑ci est né et a survécu dans la matrice et sous l’égide d’un catholicisme essentiellement salvateur et formateur. L’étiolement de l’Église catholique dans le monde entraînera‑t‑il celui d’un Québec délesté depuis la Révolution tranquille de sa propre tradition religieuse fondatrice ? C’est possible. Puisque, comme Roy, nous constatons qu’en Occident le consumérisme est en train de se substituer au catholicisme, ou encore, le matérialisme à la spiritualité.

Cependant, le Québec pourrait au contraire voir dans cette crise civilisationnelle et planétaire l’occasion de refonder sa propre spiritualité, tout en contribuant à la renaissance de celle des autres peuples. Un Québec spirituellement libre et un Québec politiquement affranchi, ne seraient-ils pas mutuellement idoines ? Il y faudra l’esprit de bravoure – et celui de piété ou de contemplation – des fondateurs et des explorateurs de la Nouvelle-France.

L’avenir issu du passé

Si la spiritualité est transmise par la tradition, et qu’elle est de l’ordre de la vie et de l’expérience comme l’affirme Roy, c’est qu’elle est redécouverte et recréée par les générations successives, entre autres, en la confrontant fructueusement avec d’autres traditions. Notons alors que la spiritualité n’est pas nécessairement vécue avec la référence à un dieu personnel ; en témoignent diverses traditions de l’Orient, dont plusieurs sont établies sur une voie – ou même un divin – impersonnel, lesquelles ont irrigué l’Occident spécialement depuis les années 1960, en particulier différentes formes du bouddhisme.

Le Québec est appelé à vivre pleinement une spiritualité dégagée du dogmatisme et de la résignation accumulés qui avaient conduit à un destin bouché au milieu du xxe siècle. Toutefois, la vie spirituelle sera idéalement inspirée par l’audace, la résolution, la persévérance d’antan, qui continueront de fonder son avenir. Selon nous, elle ne peut plus se rattacher à une institution exclusive, mais elle sera surtout expérientielle. À l’image du parcours des héros intrépides de la Nouvelle-France, elle sera dans le domaine psychique – y compris le cyberespace – précisément exploratoire.

Laissons le dernier mot à Paul-Émile Roy : « La vraie révolution n’est pas une rupture. Elle est l’accomplissement, la réalisation, l’approfondissement de ce qui est en marche dans le temps. »

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