Pierre Vadeboncoeur m’avait accordé un long entretien le 24 mars 2009. Je lui envoyai ensuite ces pages qui tracent un panorama de son œuvre. Un peu embarrassé par l’admiration qu’il y lisait, il me répondit : « Je réglerais mon propre compte en ramenant tout à trois ou quatre points, histoire de faire disparaître l’impression d’une œuvre vaste et cette image d’un monde… »
Il est mort le 11 février 2010. Je n’ai rien voulu changer à ce que j’avais écrit de lui : ses livres lumineux, l’homme droit et libre qu’il fut demeurent avec nous.
Cet article a paru d’abord dans la revue Nuit blanche.
Depuis les années 1950, Pierre Vadeboncoeur a imprimé au Québec une marque décisive sur la pensée sociale et politique. Tout en demeurant attentif aux grands problèmes de notre époque, il s’est tourné peu à peu vers la réflexion sur l’art, la littérature et l’expérience intérieure. S’il a publié près de 30 ouvrages, il estime avoir encore à dire et à écrire. En cet homme bientôt nonagénaire d’une modestie extrême se noue la précieuse alliance de la conscience exigeante et de la sensibilité vibrante.
Il a toujours été, comme il aime le rappeler, dans l’action et en action même si avec le temps celle-ci a changé de forme. Ses luttes pour la reconnaissance des droits des travailleurs sont bien connues. Après une période de petits travaux journalistiques, il travaille pour la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (devenue CSN). Sa formation juridique le qualifie pour la négociation de conventions collectives dans les années 1950-1960 alors que les affrontements étaient particulièrement durs. À son actif, sa participation comme avocat aux grèves des magasins Dupuis, du chantier naval Canadian Vickers, puis à l’aluminerie de Baie-Comeau et négociateur de la Régie des alcools. De cette époque datent ses premiers essais, certains publiés dans Cité libre et les Écrits du Canada français puis repris en recueil. Une activité intense, donc, menée sur plusieurs fronts.
Délier la liberté
La phrase qui ouvre La ligne du risque (1963) donne le ton de l’œuvre à venir. Même si elle a ultérieurement élargi son champ d’exploration, la pensée se donne déjà avec toute son acuité et sa force mue sans détour par la passion. « Nous vivons dans une culture qui a détruit le goût et le sens de l’expérimentation et du cheminement. » Vadeboncoeur consacrera de nombreux essais à faire le diagnostic – au sens clinique ! – de la culture que l’on disait alors canadienne-française : immobilisme entretenu par une religion frileuse, rigide et vidée d’âme, et par un régime politique qui par tous les moyens maintient l’ordre social et moral, peur de tout apport extérieur qui pourrait le troubler. Chaque trait fait mouche, chaque phrase en sa netteté impitoyable est chargée de colère et de souffrance. « L’expérience religieuse nous a liés sans que nous la vivions réellement. » Cette religion cultive l’apparence, fait du conformisme un idéal, et privant la personne de sa liberté et la collectivité de toute initiative, refuse le risque qu’il faudrait prendre. L’intention de l’auteur, en effet, n’est jamais d’accabler, mais, tout au contraire ! de réveiller et de montrer une voie.
Les deux citations placées en épigraphe sont éloquentes dans leur collision : « Notre maître, le passé », dit le chanoine Groulx ; « Le passé dut être accepté avec la naissance, il ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui », proclame Borduas, souvent pris comme référence dans l’œuvre ultérieure et donné comme un maître de la rupture nécessaire car « il a délié en nous la liberté ». Certaines phrases de Vadeboncoeur pourraient prendre place dans Refus global : « Notre culture a totalement négligé de fouetter les puissances de l’homme […]. Il faut être affamé d’existence ». C’est bien là l’enjeu de la révolution à faire.
Elle n’est pas que d’ordre politique, même si elle l’est aussi. Vadeboncoeur le sait d’expérience. Son regard se porte sur l’organisation de la société québécoise, sur les puissances qui la contrôlent et plus largement sur le contexte mondial dont elle ne peut s’abstraire : le système capitaliste auquel les États-Unis donnent sa forme de référence. Le syndicalisme qui pouvait être un contre-pouvoir a obtenu des succès par les conventions collectives de l’immédiat après-guerre puis a glissé dans une routine satisfaite, dans les compromis et les marchandages qui confortaient le système. Or, dit Vadeboncoeur qui est sur la brèche, « la sauvegarde du syndicalisme dépend de sa volonté révolutionnaire ». Le mot et la chose en ce temps faisaient frémir… Le propos ne vise pas seulement ici le syndicalisme américain qui a déteint sur son homologue d’ici, mais il définit une organisation possible du travail et de la société.
Nous sommes alors en pleine guerre froide. Les blocs américain et russe s’observent et la possession de l’arme atomique les dissuade de s’entendre « parce qu’ils ont la Mort à leur service et sous leurs ordres ». La tendance pour chaque côté est à l’expansion qui ne peut qu’entraîner le pire : « […] la guerre froide conduit fatalement à la guerre ». La prévision, heureusement et pour l’immédiat du moins, est fausse. Elle impose cependant de rechercher une troisième voie dans une dialectique de conciliation et de coopération, pour les autres pays en se désolidarisant des blocs et, pour ceux-ci, en faisant des expériences, d’abord locales et limitées, de paix. Aujourd’hui les protagonistes ne sont plus tout à fait les mêmes ni dans les mêmes positions, d’autres joueurs sont apparus dans un monde devenu multipolaire. La solution envisagée n’a cependant pas perdu sa pertinence ni son urgence, et, nous l’avons sans doute oublié, « le principe suprême est de sauver la vie ».
La relecture de ce livre écrit il y a presque un demi-siècle donne le sentiment aigu et intact d’être en présence d’une œuvre-clef qui appelle un grand virage collectif. Celui-ci s’est dessiné, et malgré les atermoiements, déviances ou démissions, on veut croire, on voudrait croire qu’il se poursuit.
L’indépendance, mais plus
Après avoir été en première ligne de l’action, Vadeboncoeur n’a cessé (le récent Les grands imbéciles en témoigne) d’être l’observateur et le critique vigilant – et parfois ironique – de l’évolution sociale et politique. Il revient plus spécifiquement sur les conflits qui déchirent la société québécoise et menacent son existence même dans Un génocide en douce (1963) qui a fait date. Y alternent des essais mûrement pensés et des brûlots contre les responsables de l’heure (certains portraits sont dignes de La Bruyère). Le Québec, dit l’auteur, a longtemps vécu dans l’histoire et aveugle au présent, et son peuple, errant en son propre pays, a de la difficulté à trouver son centre. Difficulté encore accrue par ceux qui gouvernent, au tout premier rang, Bourassa qui pratique un « génocide en douce » au service de l’impérialisme américain et du racisme anglo-saxon.
Vadeboncoeur qui ne ménage donc pas ses mots s’est efforcé avec ses moyens propres de contrer cette action. Après avoir tâtonné dans des entreprises sans lendemain (fondation du Parti socialiste du Québec, participation à celle du NPD avec lequel il rompra), il lance sa profession de foi : « Je suis nationaliste et indépendantiste pour une raison bien simple. Je prends en charge, comme je peux, pour la minime part qui est celle d’un individu quelconque, quelques millions d’humains menacés ». Sa position, il la réaffirme aujourd’hui, inchangée, avec la même flamme.
Il voit néanmoins les pièges du nationalisme québécois dans le repliement et « l’idéologie du joual » particulièrement militante en ces années qui n’est qu’« accompagnement de la déroute ». On ne peut attendre moins de cet amoureux de la langue française qu’il manie avec une rare maîtrise, particulièrement sensible aux ressources de son vocabulaire, à ses différents niveaux, au rythme de sa phrase, à son esprit vif. Prôner l’emploi du joual comme marque distinctive de l’identité québécoise est à ses yeux pure stupidité comme l’est toute position doctrinaire. Y compris celle de la gauche et des marxistes qui considèrent l’idée non comme représentation du réel, mais comme le réel lui-même et qui font le vide autour d’elle. Depuis cette analyse, nous savons à quels désastres a conduit cette pure aberration. La Révolution culturelle chinoise dénonçait tout au nom de l’idée, rejetait la culture parce que « bourgeoise ». Distinguons : « […] la domination des multinationales est une chose, la musique de Scarlatti en est une autre ». Ces premiers livres de Vadeboncoeur définissent donc une ligne de conduite dont il ne s’éloignera jamais : dépassant les circonstances historiques et les contingences de l’action politique, il lui faut œuvrer en faveur d’une hygiène intellectuelle et morale valable à la fois pour chacun de nous et pour la communauté des hommes.
Le tournant
Le travail intense des années 1960 et 1970, le contact avec les réalités les plus noires de la société, le spectacle des manœuvres politiciennes sordides contribuent à provoquer chez Vadeboncoeur une crise dont sortira une nouvelle poussée créatrice. Les deux royaumes (1978), un de ses plus beaux livres, est l’histoire d’une rupture et d’une mue, la sienne et celle qu’il anticipe et appelle pour la collectivité. Elle commence par une prise de conscience : il est entré en conflit avec l’univers ambiant. « J’ignorais que quelque chose souffrait […]. Il faudrait s’arrêter un moment et interroger notre âme. » C’est ce que lui-même a fait grâce à son enfant de quatre ans qu’il accompagne pas à pas, avec qui il invente des jeux, entrant dans son imaginaire tout neuf. Un amour libre, seul récit qu’il ait écrit, est un livre charmant plein de finesse, de tendresse, de drôlerie. Vadeboncoeur s’y abandonne à son goût « pour l’interprétation poétique du règne de l’enfant ». Il ne l’a écrit peut-être que « pour [se] placer d’emblée dans la lumière originelle », la lumière qu’il a peut-être perdue ou dont il s’est éloigné comme, en grandissant, le fait l’enfant lui-même quand il n’est plus en communication avec « les figures immatérielles émanées de sa joie » et qu’il lui faut entrer en rapport avec des « êtres moins mythiques ». Cette rencontre est certes nécessaire pour grandir, mais un moment vient où se produisent la satiété, l’écœurement et l’opacité intérieure. Retrouver cette lumière, donc, y vivre en permanence… Ce n’est pas, ce n’est plus l’action toute tournée vers l’extérieur qui peut la lui apporter, mais l’art, la littérature, l’expérience spirituelle. Désormais ce seront les champs qu’il va explorer et qui, jusqu’à aujourd’hui, fourniront la substance principale de ses livres. L’art n’est pas abordé en esthète, ni la littérature en critique, ni la spiritualité en théologien. Vadeboncoeur ne se tient jamais à l’écart de ce qu’il observe, analyse, écrit. Au sens le plus fort et le moins galvaudé du terme, il est engagé. Il part de l’expérience et plus précisément du sentiment qu’elle produit, de la trace qu’elle laisse en l’être profond. Il faut aller chercher la lumière là, pour lui donner son maximum d’intensité et pour vivre dans son rayonnement.
Interroger le livre
La connaissance que Vadeboncoeur a de la littérature ne s’étend pas horizontalement – il se dit même « ignorant » ! Il va et revient à quelques œuvres qui lui parlent et alors quelle justesse dans son propos, quelle profondeur et souvent quelle fraîcheur dans l’analyse ! Il ose dire ce que le lecteur sent parfois confusément, mais qu’il retient, intimidé par la louange unanime et par la force de l’autorité. Et c’est pour révéler un trait essentiel de l’œuvre obscurci par des décennies de gloses. Ainsi, du naturel chez Proust (Essais inactuels) chez qui « le texte ne se donne pas lui-même à voir », à l’opposé de « l’exhibitionnisme stylistique » des essais de Malraux (« Le texte éblouit, mais sa matière s’oublie »). Il décèle chez Valéry, le parfait prosateur et le poète parfois accompli, une appréhension intellectualiste de la vie qui la limite et la glace, la privant de ce qui ne peut être expliqué et réduit à des concepts. Le « cas Hugo » est examiné dans son paradoxe aussi « énorme » que l’œuvre : « […] un artiste dont la médiocre intelligence expose au ridicule l’immense génie ». De Claudel il retient le théâtre, et non son encombrant auteur. Rimbaud a inspiré un livre à Vadeboncoeur, Le pas de l’aventurier, et à maintes reprises le poète lui est l’occasion de revenir sur la notion de modernité. Çà et là il commente Gide, Camus, Saint-Exupéry, Simone Weil, Bergson et surtout Péguy auquel il « remonte comme à une source ».
Vadeboncoeur s’est nourri de littérature française. Il l’aime comme il aime le pays qui l’a produite, et sa civilisation, « ce peuple dérangeant, allié peu sûr pour l’esprit possédant et protestant » (Essais inactuels). Il comprend cette littérature avec une rare perspicacité et l’empreinte en est bien visible dans sa propre écriture, nette, économe, rigoureuse, tout imprégnée de « la souveraine simplicité littéraire du Grand Siècle ». Mais ses réflexions – ou méditations – sur quelques écrivains français n’ont pas pour objet principal d’analyser les caractères d’une littérature dans son extraordinaire richesse : elle constitue à ses yeux, du moins par certains de ses représentants, un « champ de gravitation spirituelle ». Rimbaud, Péguy, Le soulier de satin, et – plus étonnant peut-être – Rousseau dans ses Confessions, Saint-Denys Garneau et le cher Miron souvent célébré font passer « dans le rayon de l’ineffable ». Tel est bien l’enjeu profond de la littérature et de l’art, qui est d’atteindre à l’être chez le créateur et, pour celui qui entre en contact avec l’œuvre, d’en recevoir le rayonnement. C’est pourquoi aussi la création ne peut être affaire simplement de talent, de relever de « l’esprit d’industrie » qui « repousse ou ajourne sans cesse l’esprit d’Écriture ». Notre mémoire contient beaucoup de scories de ce qui a été lu, elle retient aussi pour notre bonheur et, pourrait-on dire, notre salut, l’infiniment précieux, « les reflets actifs et persistants de la transcendance » (Les deux royaumes). Ainsi, Vadeboncoeur définit l’exigence et les conditions de l’œuvre authentique : ou bien elle ramène à la conscience, ou bien elle dispense de ce retour. C’est à cette aune que peut se juger la culture.
Être « absolument moderne »
De l’époque charnière évoquée dans Les deux royaumes date aussi l’interrogation adressée à l’art. Ce n’est pas un hasard si Vadeboncoeur fait de Borduas un repère : une analogie est décelable entre l’esprit de révolution proclamée dans Refus global, réalisée dans l’œuvre picturale, et ce désir qui habite Vadeboncoeur d’accomplir en lui-même une rénovation complète. L’artiste ne peut suivre les traditions confortables, contribuer à épaissir les scléroses et nécroses de l’être humain. Rimbaud dirait : « Assez vu […] / Assez eu […] / Assez connu […] / Départ dans l’affection et le bruit neufs ! » La création artistique est mouvement vers l’inconnu – ou bien elle n’est pas.
En matière d’art Vadeboncoeur affirme son éclectisme, il revendique la liberté – et la naïveté – de son approche : « Je m’intéresse aux arts plastiques de la manière la moins académique qui soit, la moins ordonnée, la plus spontanée », déclare-t-il dans Vivement un autre siècle ! (1996), son recueil d’essais le plus complètement consacré à l’art. Un détail parfois lui suffit à recomposer une œuvre dans une richesse que nous ne savions pas bien voir, le reflet d’une vitre, le pli d’un rideau chez Vermeer, l’irisation de la couleur chez Ozias Leduc. Une œuvre qui pourrait lui être d’abord étrangère comme celle de Molinari est abordée sans a priori et avec une humilité dont beaucoup de commentateurs de l’art pourraient faire leur profit. Les tapisseries de Micheline Beauchemin lui inspirent des pages proches de la poésie. Il trouve matière à réfléchir sur la nature de l’art dans les objets kitsch, dans la ligne des gratte-ciel d’une cité nord-américaine, dans une humble statue de la Vierge oubliée à un carrefour de la campagne française. Dans Qui est le chevalier ? et Dix-sept tableaux d’enfant, il suit pas à pas les dessins d’un garçonnet qui devient adolescent et ceux d’un anonyme qui ne s’est jamais considéré comme un artiste. Que se passe-t-il dans ces dessins destinés à demeurer inconnus du public, d’où viennent-ils, que disent-ils ? Vadeboncoeur lui-même a souvent crayonné pour le plaisir, spontanément, souvent avec humour (et une justesse de trait qu’il ne veut pas se reconnaître…). Cette pratique, si modeste soit-elle, lui facilite l’accès à l’art pictural : il a l’intuition décisive que celui qui tient le crayon voit surgir « quelque chose » d’inconnu. Cet inconnu est « un fait radicalement premier », et, par exemple, les derniers Borduas ont une « valeur inaugurale, inattendue, insolite ». L’acte d’art est « un fait obéissant à sa propre nécessité », qui résulte chez l’artiste d’une rencontre entre un événement extérieur et sa résonance intime. L’émotion qui en résulte chez le spectateur est aussi l’effet d’une rencontre et c’est d’elle qu’il faut partir pour lire l’œuvre, de la surprise, de l’émerveillement, du bonheur premiers, ou bien de notre réticence, de notre ennui, voire de notre refus.
Vers l’essentiel
Outre qu’il éclaire une œuvre singulière, celle de Miron ou de Borduas, l’examen de l’acte de création artistique, pratiqué ici de l’intérieur, conduit Vadeboncoeur vers deux champs de réflexion privilégiés : le postmodernisme et l’expérience spirituelle. Il en fait la matière de ses ouvrages publiés depuis une dizaine d’années : outre Vivement un autre siècle !, L’humanité improvisée (2000) et le récent La clef de voûte (2008). Il n’est certes pas le premier ni le seul à dénoncer le vide culturel de la modernité, mais il ne le fait ni pour la vilipender au nom du passé ni pour s’en détourner. Il se dit au contraire très séduit par les avant-gardes tout en les contestant. Bavardage et « fatras » ont envahi en particulier le discours sur l’art au point de se substituer à lui. Vadeboncoeur rejoint ici Jean-François Revel qui posait la question ironique : « La critique d’art peut-elle se passer de la peinture ? » Tel est le milieu dans lequel nous vivons, ou plutôt nous nous noyons. Le culte du nouveau pour lui-même nous anime, si l’on peut dire… « Le postmodernisme crée un monde de substitution » (L’humanité improvisée). Il faut sortir de cet étouffoir et accéder à notre liberté vraie et non à celle, factice, que notre époque brandit comme une oriflamme. Des voies ? Des exemples d’abord. Miron en est un, auquel Vadeboncoeur consacre un long essai pour ouvrir la réflexion (angle d’attaque inattendu, mais Vadeboncoeur ne cesse de nous prendre à contre-pied !) :
Il présente un autre univers que ce qui se voit partout. Il a tous les grands respects. Il est à la hauteur de la culture. Il n’en renie pas l’essentiel. Il y remonte au contraire. Il est rempli de connaissance et de fidélité. Et de reconnaissance. Il n’a rien laissé tomber. Il ne s’est sauvé de rien. Il amène tout avec soi, ne laisse rien de cela derrière (L’humanité improvisée).
Chaque mot compte ici, tous ensemble définissent ce que pourrait être la vraie modernité.
L’art contemporain, en de multiples manifestations, est vide de substance ou, serait-il plus juste de dire, d’âme. Réduit à des images, à du bruit parasite, privé de passion, est-il mort ? La culture contemporaine est-elle en train de s’enfoncer dans « l’insignifiance radicale » ? Vadeboncoeur prend quelques échantillons d’œuvres littéraires et picturales américaines. Il y décèle un mouvement qui fait rétrograder à un degré zéro de l’esthétique, de la morale, de l’humanité. Malgré les ressources latentes en ce peuple, les élans et les éclats novateurs dont il est capable, les États-Unis souffrent à ses yeux d’un « profond déficit de civilisation ». La modernité y est superficielle et factice. On peut reprocher à l’auteur de généraliser et de simplifier, d’être sensible surtout aux modèles culturels les plus tapageurs que ce pays produit et répand sur toute la planète. Son propos n’est cependant pas ici de porter un jugement sur une nation, mais de pointer un mal qui ronge l’Occident et qui serait un déficit d’âme. Vadeboncoeur en arrive ainsi à cette définition de la culture : « […] je crois que c’est le culte de l’âme » (Trois essais sur l’insignifiance).
Si le diagnostic a été fait en divers lieux à propos du roman, de la littérature, de la peinture et, plus globalement, de la culture humaniste, ils ne sont pas légion au Québec à avoir cette lucidité. Vadeboncoeur voit le phénomène dans son ampleur, mais il croit en la capacité de renouvellement, ou de résurrection, de l’art comme de celle de la culture qui le produit. Il est un homme de foi.
L’expérience spirituelle
Quel que soit le contenu que l’on donne à ce mot, y compris, bien sûr, celui de « vertu théologale ». Venant après les Essais sur la croyance et l’incroyance (2005), La clef de voûte s’ouvre sur ces mots, abruptement. Parler aujourd’hui de vertus théologales, comme du bien, du mal, de la faute, du beau, va pour le moins à contre-courant, mais on sait depuis toujours que Vadeboncoeur n’a cure des modes et des idées reçues. Il souligne la continuité, qui témoigne de l’unité de sa pensée, entre la création artistique et la foi : toutes deux sont mouvement vers l’inconnu dont l’art ramène parfois quelques lumières. Toutes deux vont vers un au-delà de la connaissance. Il nous fait entrer là en un terrain difficile et le vocabulaire n’est pas exempt d’ambiguïté (du moins pour celui qui le lit) : les majuscules se multiplient, la Porte, l’Absence, la Chose, la Présence, la Réalité. Et le sacré, comme la poésie, est-il définissable ou ne relève-t-il que d’une expérience ? Question irritante pour les esprits qui ont besoin de définitions et de preuves rationnelles. La foi est un acte de confiance, mais ajoute l’auteur, « la foi est permission de penser ». Pour d’aucuns, elle serait plutôt sa suspension ou son empêchement… D’abord expérience intérieure, et par là même elle échappe à la démonstration ou à la réfutation. « Je suis profondément fidèle à cela qui est en moi », le fait premier, dit-il encore, est « l’attention fixée sur l’Objet de mon désir ». L’existence de ce désir ne peut en effet être contestée, mais est-ce à dire que cet Objet, disons le contenu de la foi peut être (doit être ?) soustrait à l’examen critique ? Vadeboncoeur dit parler seulement pour lui-même. Encore que… (et il aime cette formule). Qu’on le suive ou non jusqu’en ces lieux où l’on perd pied, on ne peut qu’applaudir sans réserve quand il rappelle que la pensée a pour fonction d’ouvrir, que le but des Essais sur la croyance et l’incroyance, et de toute l’œuvre, est de « pratiquer une brèche ».
Un maître de l’essai
Les premiers ouvrages exposent parfois longuement, que ce soit l’évolution du syndicalisme américain ou la situation de la culture québécoise, et du développement jaillissent des formules fulgurantes. Mais c’est dans les textes plus brefs que Vadeboncoeur donne sa vraie mesure d’écrivain : chroniques, fragments, essais qui allient l’impression personnelle, voire la donnée autobiographique, et l’analyse d’un événement. L’essai comme genre littéraire qu’il manie magistralement offre un large éventail de formes et de tons. Portraits au relief accusé et pourtant nuancés, satire indignée et pugnace jusqu’au pamphlet, rêverie pleine d’humour tendre sur un enfant, chant d’amour adressé à la compagne de toute une vie, analyse serrée du processus créateur, méditation qui plonge dans le plus secret de l’expérience spirituelle, fragments de récit, phrases lapidaires qui prennent valeur de maximes. L’amplification rhétorique est absente, encore plus le « baratin » plaie de notre culture, la sensibilité est tenue en lisière, mais partout affleure et le lyrisme n’est pas refusé. La pensée prend appui sur une observation, une rencontre, parfois un simple détail négligé : le choc initial. Non pas antérieure à l’écriture, mais naissant dans son fil, elle se constitue peu à peu sous la plume, sous nos yeux, d’où ce sentiment de fraîcheur et de vie que nous ressentons à la lecture. L’auteur dit ne pas savoir où il va dès l’abord et sa plume en effet laisse le champ libre à l’imprévu, à l’aléatoire, et cependant en même temps nous nous sentons conduits par une logique sûre. L’écriture en train de se faire nous invite à accompagner cette pérégrination pour en suivre le cours ou bien nous en détacher et marcher sur notre propre chemin. Vadeboncoeur nous met en route. On sort de son œuvre les yeux dessillés, éclairé – rajeuni ! Par l’effet de l’ouverture et du vagabondage, elle nous conduit ailleurs.
Lui qui dit souvent du mal des philosophes, protestait contre le rôle de maître à penser qu’on voulait lui faire jouer. Il conclut les Essais inactuels sur ce trait : « Je suis […] quelqu’un d’aussi “privé” qu’il se peut, rentré à tout moment chez lui, en grande paresse philosophique et familier de ce qui ne demande rien ». Il revendique légitimement son droit au retrait et à la solitude, dans sa modestie il s’efface. Quant à sa « paresse philosophique »…
Pierre Vadeboncoeur est conduit par une double passion : à travers son expérience personnelle, il interroge les actes des hommes et il célèbre la beauté partout où celle-ci se présente. On ne sait si on doit admirer plus la nécessité de cette œuvre ou la probité de son auteur. Ne choisissons pas, les deux sont exemplaires.