« Mon nom vaut 49 points au Scrabble » ! Cette touche d’humour de Marwah Rizqy est certainement l’une des phrases qu’il m’a fait le plus plaisir de lire dans les dernières semaines. Vous le comprendrez, même si mon nom vaut probablement un peu moins à ce jeu, cette blague fait également partie de mon répertoire. Le mot d’esprit m’a fait d’autant plus chaud au cœur qu’il faisait partie d’un témoignage mesuré et touchant de l’excellente parlementaire sur ce que les gens issus de l’immigration peuvent accomplir au sein de la société québécoise.
C’était là une réponse nécessaire aux propos malheureux d’un homme occupant pourtant la même fonction. Celui-là venait d’offrir le message contraire à une assemblée de Québécois d’origine maghrébine. En paraphrase un peu brutale : tenez-vous bien et serrez-vous les coudes, vous-Autres, car le Québec ne veut pas de vous.
Celle-là ne m’a pas plu du tout. En fait, ça m’a douloureusement rappelé une réalité : dans toute ma vie, l’écrasante majorité des personnes à avoir remis sérieusement en question ma québécité étaient soit des défenseurs autoproclamés des minorités – dans cette première catégorie tombe l’homme mentionné plus haut – ou encore des gens qui ne sont pas, ou ne se considèrent pas québécois.
Là-dessus, j’ai envie de vous raconter une histoire, et de réfléchir avec vous sur la situation de ceux qui ont des noms qui valent beaucoup au Scrabble.
« Why? »
2 mai 2022, un lundi. La journée avait pourtant tous les airs d’un vendredi, pour un groupe de finissants de la Faculté de droit de l’Université de Montréal et de quelques autres établissements. Rassemblés chez un généreux collègue et ami dans l’une des villes défusionnées, cossues et anglophones de l’île de Montréal, les désormais ex-étudiants célébraient la fin de leurs examens finaux, tentant d’oublier que d’ici quelques mois, ils étudieraient pour le Barreau.
Votre serviteur, lui, discutait de politique avec quelques autres convives. Il faut dire qu’en fait, parmi les invités que je connaissais, la plupart étaient de mes amis justement parce qu’on n’était que rarement d’accord. Cela faisait des débats intéressants. En l’occurrence, il était question de langue : nous étions, après tout, dans les semaines précédant l’adoption de la loi 96.
À un moment d’accalmie dans la bataille amicale de mots qui nous opposait, j’ai échangé avec l’un de mes interlocuteurs, que je ne connaissais pas auparavant, sur nos origines respectives. De mon côté, j’ai parlé de la Pologne natale de mon père et de trois de mes grands-parents, de la langue polonaise, et plus largement, de cet héritage que je chéris. Or, quelque part dans mon exposé, une grande confusion s’est dessinée sur le visage de mon nouvel ami. Bizarre, me disais-je – généralement, les gens trouvent que ça explique les cheveux blonds et le nom pas possible – mais j’ai continué. Jusqu’à ce qu’il me demande si je me considérais néanmoins Québécois, comme mes opinions dans le débat précédent semblaient l’indiquer. Quand je lui ai répondu que oui, lui, qui ne s’identifiait absolument pas ainsi, toujours aussi confus et sans aucune malice, m’a lancé du tac au tac :
« Pourquoi ? »
Bon, plus précisément, « Why? » car vous aurez deviné que toute cette interaction s’est déroulée en anglais. Mais passons.
Devant ce mot de trois lettres qui venait de remettre en doute à peu près tout ce que j’étais, mes premières idées de réponses relevaient plus de la colère que de la concorde. Regarde l’Anglais, me disais-je, qui pense qu’il a le saint droit d’assimiler tout ce qui ne naît pas dans une marmite de poutine. Toujours contrarié, j’ai fini par me limiter à un genre de « comment ça, pourquoi ? », pour ensuite tenter maladroitement d’expliquer ce qui est bien trop fondamental et intrinsèque pour être expliqué par un gars un peu pompette qui vient de se griller le cerveau sur des examens finaux de droit.
Expliquer l’évidence
Malgré ma réaction initiale, avec le temps, je me rends compte que sa question était absolument pertinente. L’identité d’une personne qui a des origines étrangères est soumise à une multitude de tensions. Quand cette personne peut choisir (hors primaire et secondaire) entre deux solitudes, et quand le multiculturalisme ambiant l’encourage même à créer la sienne, les possibilités sont multiples. À cela, un système fédéral qui floute la notion de majorité et de minorité rajoute encore un niveau de complexité.
Chez nous comme ailleurs, on s’intéresse de plus en plus aux défis d’intégration de ceux qu’on appelle les « immigrants de deuxième génération », catégorie à laquelle, bien contre-intuitivement pour moi d’ailleurs, j’appartiens. Pourquoi, donc, suis-je Québécois ? Comme disait l’autre, why ?
Avant le why, permettez-moi quelques mots sur le what. Qu’est-ce qu’un Québécois ? Grande question, à plusieurs volets, à laquelle je n’achèverai pas de répondre aujourd’hui. Offrons-nous toutefois ceci comme point de départ : René Lévesque disait qu’être québécois, « d’abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c’est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous. »
Je ne sais pas pour vous, mais ça résume bien mon sentiment, qui est encore plus fort et évident quand je ne suis pas chez nous. Maintenant, pourquoi ? Je me répète — c’est évident. Ça va de soi, comme regarder le Bye Bye, regretter l’époque où l’on gagnait des coupes Stanley, ou donner la bonne réponse à la question « traditionnelle ou crémeuse ? ».
Or, justement : une évidence, ça se construit. Ça naît dans un contexte. Moi, j’ai eu la chance de grandir dans des lieux et à une époque où le Québec allait de soi. Je suis né à Trois-Rivières. Dans le voisinage, à l’épicerie, à la garderie, dans l’autobus et à l’école, le français allait de soi, le Québec allait de soi. Même chose quand j’ai grandi entre Lanaudière et les Laurentides. Ma ville-centre, c’était Saint-Jérôme, sauf quand c’était Joliette. À l’école comme ailleurs, être Québécois allait de soi, entre autres puisque la majorité historique du Québec était présente en nombre suffisant. Comprenez bien, ça n’a jamais été un frein pour l’expression d’identités plurielles, bien présentes, et bien vivantes. Prenez mon cas : quiconque m’a côtoyé au secondaire pourra vous dire deux-trois affaires sur la Pologne. Nos collègues d’origine portugaise nous ont familiarisés avec leurs tartelettes bien avant que ne le fasse le docteur Arruda. Autour d’une majorité bien installée depuis des générations, les origines étaient libanaises, ukrainiennes, autrichiennes, camerounaises, italiennes, roumaines… et ces expressions culturelles diverses, ces histoires qu’on partageait parfois, c’était en français qu’elles se transmettaient. Sauf celles de la dame d’origine roumaine, parce qu’elle était notre (excellente) prof d’anglais.
En d’autres mots, la norme québécoise, que nous partagions, nous rassemblait.
Les premiers noyés
Si bien que, quand je suis arrivé à Saint-Hubert et que j’ai commencé à étudier à Montréal, l’anglicisation galopante de la métropole m’a frappé comme un dix-huit roues. J’avais le sentiment que nous perdions la ville ; et cela veut, en quelque sorte, tout dire. Ma présence dans ce « nous » m’est évidente. Quand on noie le Québec, j’étouffe avec les Tremblay et les Villeneuve.
Je dirais même, en fait, que j’étouffe un peu plus, car lorsque le Québec ne va plus de soi, je remarque qu’il ne va pas non plus de soi que je fais partie de ce qui en reste. Je l’ai surtout compris après cette histoire dont je vous parlais plus tôt. Or, avant ça, ma découverte du mot « Kebs », qui sert essentiellement à folkloriser et à ethniciser les marqueurs identitaires québécois, a été particulièrement douloureuse. Voyez-vous : pour ceux qui popularisent ce mot, contrairement aux Tremblay et aux Villeneuve, le Wrzesien, aussi québécois soit-il, n’est pas un « Kebs ». Si vous me permettez la caricature, quand je râle que le Bye Bye était meilleur l’an passé, quand je bois trop de lait pour un adulte normal, et quand je deviens émotif en écoutant La fin du show, ce sont pour moi autant de choses qui sont relativement normales, car je suis Québécois ; pour eux, ce ne sont souvent qu’autant de choses que je fais comme les « Kebs ». En gros, un déni de québécité, avec en prime une accusation subtile d’inauthenticité – et parfois aussi un peu de mépris, car « Kebs » est rarement un compliment.
Dans le Québec où la majorité francophone est toujours bien en selle, quand je donne mon nom quelque part, bien souvent, on le malmène malgré l’effort. Toutefois, on le malmène en français, et je vais vous en conter une bonne : moi aussi, c’est ce que je faisais avec mon nom quand j’étais petit. Plus tard, j’ai passé ma scolarité à entendre toutes sortes de versions : « Verzienne », « Vrézien », « Ouérzenne », « Jesaigne », « Vièchaîne », ou simplement « Double v ». C’est aussi moi. Je me retourne. Je me sens à la maison. Il n’y a pas si longtemps, de passage à Nicolet, près de mon bercail trifluvien, quand j’ai dit mon nom, on a compris « Deschênes ». J’ai corrigé l’erreur, tout en trouvant qu’il y avait quelque chose de beau là-dedans.
Or, dans les coins plus anglicisés, anglos comme francos m’appellent plutôt « Sorry I won’t try, I don’t want to mess up your name ». Triste. Plus triste encore, quoiqu’un peu drôle, cette vaillante infirmière de Montréal, francophone, mais bilinguisée, qui me répond lorsque je lui dis que je préfèrerais qu’elle me parle en français : « Ah ! Désolée, c’est que votre nom a l’air tellement anglophone… »
Toutes ces petites choses qui arrivent là où le Québec ne va plus de soi sont autant de petits signes de déclin et de désagrégement de la société québécoise, qui m’affectent disproportionnellement. Et je ne suis pas seul. Ce que je vous raconte là, c’est juste avec un nom qui vaut beaucoup au Scrabble, et une tête que les connaisseurs reconnaîtront comme relativement slave. Tout le reste, de la couleur de peau à l’accent, me mettrait dans le clan des Tremblay et des Villeneuve même pour les plus communautaristes. Faire nier ma québécité par des gens qui disent vouloir me défendre contre les méchants nationaleux (donc contre moi-même, devraient-ils savoir), ou encore par des gens qui écoutent vraisemblablement trop ces chevaliers de la vertu moderne, ça fait mal, mais je dois reconnaître que d’autres sont bien plus faciles à cibler. Pour plusieurs Québécois, ça doit être pas mal plus douloureux, pas mal plus souvent.
Cela dit, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour moi et plusieurs autres qui ont eu, je l’ai dit, la chance de grandir dans des lieux et à une époque où le Québec allait de soi. L’identité, un moment donné, ça se solidifie. Le Québec demeure « le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous. » Je serai Québécois, peu importe l’image qu’Haroun Bouazzi peint du Québec, tout comme la plupart des convives d’origine maghrébine du gala de la Fondation Club Avenir qui étaient directement visés par ses propos de division. Des propos qui, pour nombre de Québécois que les communautaristes ne considèrent pas « Kebs », étaient une attaque personnelle. Des propos qui, par instinct de préservation, raffermissent encore mon engagement nationaliste et indépendantiste – qui n’en avait, je vous l’assure, déjà pas besoin.
Cependant, il y a à craindre que de moins en moins de gens grandissent dans un Québec qui va de soi.
Les chiffres
Posons quelques données, lesquelles sont aisément accessibles sur le site de l’Institut de la statistique du Québec, particulièrement dans le Bilan démographique du Québec, édition 2024. Pour plus de clarté : l’accroissement naturel correspond aux naissances, moins les décès ; et le solde migratoire représente les gens qui entrent moins les gens qui sortent, peu importe leur statut permanent ou temporaire.
L’année où je suis né, le Québec comptait 7 340 000 habitants. L’accroissement naturel de la population québécoise était d’environ 19 000 personnes. Le solde migratoire était d’environ 15 000 personnes. Je faisais partie, parmi les quelque 71 000 bébés de l’année, des 21 % ayant au moins un parent né à l’étranger. À peine 13 % en avaient deux. Les connaisseurs de données démographiques québécoises parmi vous auront compris que je suis né l’année où les Cowboys fringants ont sorti Motel Capri, l’année de la mort de Dédé, et celle du bogue qui n’aura jamais eu lieu : j’ai nommé, l’an 2000.
Les enfants nés en 2015, eux, qui en sont aujourd’hui environ à la moitié de leur primaire, ont vu le jour dans un Québec de 8 160 000 habitants. L’accroissement naturel était de près de 23 000 personnes, et le solde migratoire, de près de 29 000. Ils étaient 87 000 bébés, cette année-là ; et près de 20 % d’entre eux avaient deux parents nés à l’étranger, 30 % en avaient au moins un.
Puisque les familles comme la mienne, laquelle s’est d’abord retrouvée bien loin de Montréal, font figure d’exceptions plutôt que de norme, nous pouvons imaginer l’impact concentré de ces changements dans la métropole. En fait, nous n’avons pas à les imaginer, car nous en constatons le résultat : faute d’efforts conséquents en matière de mixité, il s’agit d’un effondrement de certaines des conditions qui ont permis au Québec, dans ma vie et dans celles de tant d’autres, d’aller de soi. Ironiquement, on se rend maintenant compte que ces changements démographiques massifs ne signifient pas toujours une diversité plus vibrante, mais trop souvent une homogénéisation croissante de plusieurs milieux.
Si vous n’avez pas reçu le cri d’alarme du Québec bashing que plusieurs intervenants du réseau scolaire québécois nous ont transmis à cet égard par la plume de Jean-François Lisée en février dernier, il est temps de le lire. D’autres cas s’y sont rajoutés depuis, qu’on relègue souvent au rang d’anecdotes. Or, quand les anecdotes s’accumulent et s’aggravent, tout en pointant dans le même sens que les statistiques, vient un moment où il faut regarder les choses en face.
Ce moment, pour plusieurs, ça aura été l’affaire Bedford. Là, l’homogénéité et l’imposition de valeurs et de préceptes contraires à ceux de la nation québécoise ont fait subir de mauvais traitements à des enfants, de surcroît, des enfants majoritairement issus de l’immigration dans un quartier défavorisé. Un groupe dominant a imposé cette réalité en gagnant des postes-clés dans l’équipe-école, faisant fuir ceux qui n’en voulaient rien savoir – y compris ceux qui avaient le même héritage culturel qu’eux – et en s’appuyant sur l’homogénéité au sein de l’école pour obtenir, trop longtemps, le silence. Noyautage, ou entrisme, sont des mots qui désignent bien ce procédé, qui a tapé sur la tête, je le répète, d’enfants qui ont déjà devant eux une certaine côte à monter.
Généralement, quand on s’attaque aux plus vulnérables, ça brasse le monde. Soyons donc assez brassés pour faire les constats qui s’imposent.
Et maintenant ?
Aujourd’hui, nous sommes plus de 9 000 000. L’an dernier, notre accroissement naturel était de 400 personnes (non, je n’ai pas oublié de zéro). Notre solde migratoire, lui, était de 216 600 personnes (non, je n’en ai pas ajouté). Parmi les quelque 78 000 bébés de l’an dernier, près de 25 % sont nés de deux parents nés à l’étranger ; plus de 37 % en ont au moins un.
Ça fait beaucoup, vraiment beaucoup, d’enfants dont le nom a une grande valeur au Scrabble. Avec des proportions comme ça, leur sort est celui du Québec de demain. Cette cohorte rejoindra nos écoles primaires dans cinq ans à peine, dans des environnements qui menacent d’être bien plus compartimentés, homogènes et privés de contact avec la majorité que les écoles qui sont actuellement l’objet d’une enquête. C’est d’abord mauvais pour ces enfants — ce l’est ensuite pour le Québec.
Nous, Québécois, avons une fière histoire et une riche culture ; nous sommes, malgré notre nombre restreint, un grand peuple qui a toujours accueilli ceux qui voulaient s’y ajouter – et y ajouter, par le fait même. Les exemples sont nombreux et passent tant par de grandes autrices et des comédiens de talent que par des gens moins exceptionnels, bien que vaillants, comme votre serviteur et sa famille.
Si nous voulons que cela demeure possible, il faut recréer les conditions nécessaires. Il va sans dire qu’une partie de la solution, ce sont des seuils d’immigration qui ont de l’allure. Il n’y a rien de normal, ni rien de sain, à avoir un solde migratoire de 216 600 personnes au Québec. C’est presque 2,5 % de notre population, en une année. Portez ça sur 10 ans. Portez ça sur 20 ans. J’ai, plus haut, utilisé le verbe « noyer ». J’ai fait exprès et je l’assume, car les mathématiques sont têtues. C’est également le mot qu’employait René Lévesque, alors que la situation était bien moins dramatique en son temps. Et permettez-moi de le répéter : dans un tel naufrage, les néo-Québécois sont les premiers à étouffer.
Ensuite, aucune décision sur l’immigration aujourd’hui ne nous fera l’économie d’une discussion responsable et sérieuse sur la mixité dans notre système scolaire. Ne pas la tenir, c’est se magasiner d’autres Bedford, non seulement à Montréal, mais aussi à Laval, ou encore chez moi à Saint-Hubert. C’est aussi se créer des sociétés parallèles pour lesquelles le Québec, son histoire et son identité seront étrangers, et ça, ce n’est bon pour personne. Sauf, peut-être, pour de tristes sires qui cherchent à monter des Québécois contre les autres au nom de la diversité.
Surtout, en ne la tenant pas, on déroberait à beaucoup trop d’enfants québécois la chance de grandir dans un Québec qui va de soi, celle de faire partie de la nation québécoise sans se poser la question – cette chance que j’ai commencé à réaliser en mai 2022 dans une cour arrière du Montreal défusionné, par la question maladroite d’un sympathique anglophone.