Pologne. Droit et Justice, entre nationalisme et populisme

Politologue, professeure à l’Université de Wrocław (Pologne).

La Pologne, qui a fièrement intégré l’Union européenne en 2004 avec l’ambition d’être un fer de lance de l’Europe centrale, est depuis l’automne 2015 dirigée par le gouvernement du parti conservateur nationaliste Droit et Justice (PiS). Au cours des deux dernières années, l’image d’un élève modèle de l’intégration européenne s’est dégradée. Les bonnes relations avec une grande partie des pays européens, et plus récemment avec les États-Unis et Israël, se sont refroidies. Avec son discours anti-réfugiés puis sa politique populiste et nationaliste dans la foulée de la crise migratoire, le gouvernement polonais a démontré un manque de solidarité au sein de l’Union européenne.

En transformant la télévision publique en organe de propagande, en limitant la liberté des médias et l’indépendance de la justice, le PiS attaque les contre-pouvoirs et remet en cause l’État de droit. En adoptant une loi controversée sur la Shoah, qui prétend défendre l’État et la nation polonaise contre la diffamation, le parti au pouvoir a provoqué depuis janvier 2018 une crise diplomatique avec Israël tout en parvenant à intensifier les rancœurs et les manifestations d’antisémitisme au sein de la société polonaise. En décembre 2017, la Commission européenne a ainsi déclenché contre le gouvernement polonais une procédure encore jamais utilisée, prévue par l’article 7 du Traité de Lisbonne, pour « violation grave » à l’État de droit. Que se passe-t-il donc en Pologne ? Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont l’origine, le programme, la base électorale du parti ayant mené à cette situation ?

Racines historiques du parti Droit et Justice (PiS)

Depuis la transition démocratique de la fin des années 1980 et du début des années 1990, la scène politique en Pologne est divisée en deux grands camps. Au cours de la première décennie, les partis héritiers du régime communiste se sont opposés à ceux issus de « Solidarność » (le syndicat autonome sous régime communiste, dirigé dans les années 1980 par Lech Wałęsa). En 2001, deux nouveaux partis de droite se sont ensuite formés : le parti conservateur traditionaliste et nationaliste Droit et Justice (PiS) et le parti libéral-conservateur Plateforme civique (PO). Assez vite, ils ont remplacé les principaux adversaires politiques du passé. Les élections législatives de 2001 s’inscriront encore dans le mécanisme traditionnel, mais dès les élections suivantes la rivalité entre partis postcommunistes et anticommunistes tombera dans l’oubli. À partir de ce moment et jusqu’à aujourd’hui, la configuration bipolaire de la scène politique polonaise sera basée sur deux partis de centre-droit : le PiS et la PO.

Le PiS a été créé par les frères jumeaux Jarosław et Lech Kaczyński. Ils ont été de proches collaborateurs du président de la République Lech Wałęsa au début des années 1990, mais se sont rapidement querellés avec lui et pour la reste de la décennie, sont restés en dehors du courant politique dominant. En 2000 l’un des jumeaux, Lech, deviendra ministre de la Justice. Cette fonction lui conférera rapidement une grande popularité, et son frère et lui décideront alors de fonder Droit et Justice. Les propositions principales du parti seront d’accroître le contrôle de l’État afin de lutter contre la criminalité, de « réparer le pays » et de « nettoyer le monde politique » de la corruption.

En 2005, le PiS remportera deux élections : présidentielle et législatives. Au cours de la campagne électorale, le parti aura créé un nouveau clivage en se présentant comme une formation proche du syndicalisme historique de « Solidarność » et de ses mesures sociales, tout en identifiant son principal adversaire, la PO, comme un parti à l’identité néolibérale. L’ennemi ne serait plus le communisme, mais les réformes néolibérales à l’origine de nombreuses injustices. Suite aux victoires de 2005, les jumeaux se seront placés à la tête de l’État, en tant que président de la République (Lech) et premier ministre (Jarosław).

Deux ans plus tard, des élections législatives anticipées auront lieu et le pouvoir sera transféré à la coalition gouvernementale formée par la PO et le Parti agrarien (PSL). Droit et Justice restera alors le principal parti d’opposition pour deux mandats (2007-2011 et 2011-2015). En avril 2010, Lech Kaczynski trouvera la mort dans un écrasement d’avion à Smolensk (Ukraine), alors qu’il se rendait aux commémorations du massacre des élites polonaises de Katyn par la Russie stalinienne, en 1940. Pour son frère Jarosław, leader du PiS, cet accident serait en fait un attentat fomenté par Vladimir Poutine et Donald Tusk, premier ministre de Pologne à l’époque, qui depuis lors est considéré par Kaczynski comme un ennemi personnel.

En 2015, deux élections auront enfin lieu en Pologne : une présidentielle en mai, puis des législatives en octobre. Les deux seront remportées par le PiS, comme dix ans auparavant. Ces victoires étaient loin d’être certaines ou même prévisibles. En décembre 2014, lorsque le PiS annoncera son candidat à l’élection présidentielle (le député du Parlement européen Andrzej Duda), 43 % des Polonais déclareront ne pas le connaître. Néanmoins, il se qualifiera pour le second tour en mai 2015, tout comme le président sortant Bronisław Komorowski. Ce second tour se soldera par une énorme surprise, alors que Duda l’emportera avec 51,5 % des suffrages. En octobre 2015, 37,58 % des électeurs voteront ensuite pour le PiS aux élections législatives. Ce succès lui permettra d’obtenir 51 % des sièges au Parlement, une majorité absolue. Le PiS pourra donc alors former un gouvernement à parti unique, une première depuis la transition démocratique de 1989.

Portrait sociologique de la base électorale du PiS

La base électorale du PiS en 20151 a reposé principalement sur les agriculteurs (53,3 %) et les ouvriers (46,8 %). Le taux de participation de ces groupes étant généralement plus faible que dans les autres groupes sociaux toutefois, ce soutien n’aurait pas été suffisant pour lui assurer la victoire. Le PiS était également largement soutenu par la classe moyenne (35,4 %), et notamment par les employés de l’administration publique et du secteur des services. Même si la prévalence du PiS au sein de ce groupe n’a pas été écrasante, il a tout de même obtenu le meilleur résultat au niveau de la classe moyenne parmi tous les partis participant aux élections de 2015. Aussi les chefs d’entreprises (29,1 %) et les diplômés universitaires (30,4 %) ont-ils voté pour le PiS en grand nombre.

En sociologie et en sciences politiques, une thèse est communément acceptée selon laquelle le soutien aux partis populistes et nationalistes serait une conséquence des tensions économiques liées au capitalisme néolibéral. Il s’agirait notamment d’un symptôme des pertes d’emplois, des revenus faibles ou volatils, de la précarité professionnelle, et des disparités de revenu croissantes. Une partie de la population, dont le niveau de vie est stagnant ou en déclin, formerait la base électorale principale des partis populistes. Cependant, une analyse démographique de l’électorat des partis populistes européens montre qu’il n’est pas toujours vrai que seuls les citoyens au statut socio-économique inférieur les appuient, comme en témoignent d’ailleurs les résultats électoraux du parti allemand de droite radicale AfD (Alternative für Deutschland), ou du Front national en France. La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de 2016 en est un autre exemple. Comment, donc, expliquer dans cette perspective le soutien électoral des populistes en Pologne ?

Si l’on analyse uniquement les statistiques économiques de la Pologne, il est difficile d’expliquer la réussite électorale de PiS en 2015. Sous le gouvernement précédent, la Pologne avait été le seul pays de l’Union européenne à ne pas subir les conséquences de la crise financière de 2008. Le taux de chômage en 2015 était de 7,2 %, largement inférieur à la moyenne européenne (9,2 %). Les salaires réels y ont augmenté de 50 % au cours des dix dernières années, soit depuis l’adhésion à l’Union européenne. Les disparités de revenus – mesurées par le coefficient de Gini – sont aussi passées de 0,356 en 2005 à 0,311 en 2011, ce qui fait de la Pologne l’un des pays les plus égalitaires du monde. Or, les excellents résultats économiques du pays ont ainsi créé, au sein de la population polonaise, une grande attente : celle d’une importante redistribution des fruits la croissance. Les citoyens espéraient l’amélioration sensible de leur qualité de vie. Ils s’attendaient à une redistribution plus équitable et plus généreuse des richesses nationales, ce que PiS avait promis de réaliser après avoir gagné les législatives.

Les recherches qualitatives des sociologues polonais montrent2 par ailleurs que le soutien électoral de Droit et Justice est fortement lié à la perception d’une corruption généralisée chez les élites politiques précédentes. Cela rendra les programmes sociaux promis et introduits par PiS, de même que la vision de la communauté que ce parti offre, particulièrement convaincants. PiS procure à ses partisans et électeurs un sentiment de participation à la communauté des Polonais « normaux », qui se distinguent de « l’establishment » et de ses « pathologies », puis des étrangers (et notamment des réfugiés). Le parti tente ainsi de recréer une fierté nationale basée sur un sentiment de supériorité par rapport aux élites, mais en même temps aussi par rapport aux groupes sociaux les plus faibles.

Les mots clés du programme politique : tradition, nation, famille

Depuis sa naissance en 2001 le PiS s’est identifié comme appartenant à la droite conservatrice. Le parti affirme une vision nationale-catholique qui prend ses racines dans plusieurs traditions polonaises et poursuit un plan à long terme : former « un nouveau type de Polonais » par l’entremise d’une réforme de l’éducation au sein de laquelle le patriotisme et les valeurs catholiques seront mis à l’honneur. L’histoire polonaise est donc révisée afin de célébrer la « grandeur » de ce pays humilié par les occupations successives. Certains politiciens du PiS ont aussi déclaré la guerre aux « progressistes » pour mieux imposer leur vision ultraconservatrice.

À cet égard, l’une des premières décisions du gouvernement fut le passage de l’âge de la scolarisation de 6 à 7 ans, visant à confiner les enfants et leurs mères plus longtemps à la maison. Droit et Justice prétend également qu’il faille changer la loi portant sur la « planification familiale » (pour « la défense des droits de l’enfant conçu ») et sur les conditions du droit à l’interruption volontaire de grossesse. Le durcissement des positions sur le droit à l’avortement est d’ailleurs une promesse de longue date de PiS, notamment destinée au clergé en échange de son soutien électoral. Comptant déjà parmi les plus restrictives en Europe, la réglementation polonaise actuelle interdit l’avortement sauf dans trois cas : si la grossesse met en danger la vie de la femme enceinte, si elle résulte d’un acte criminel (comme l’inceste, le viol, etc.), ou si le fœtus est atteint d’une grave malformation3. Une nouvelle loi pourrait maintenant interdire l’avortement même si la grossesse intervient à la suite d’un crime.

Sur le plan économique, PiS se présente comme une formation de « droite sociale ». Cela est possible parce que ce parti n’a jamais représenté la droite néolibérale, suivant la logique d’un État minimal, de la privatisation progressive, et ainsi de suite. En 2015, suite à sa victoire électorale, PiS s’engagera à prendre une série de mesures populaires : retour de la retraite à 65 ans (60 ans pour les femmes), renversant ainsi la décision du gouvernement précédent qui avait porté progressivement l’âge de la retraite à 67 ans pour tous ; puis aide aux familles par le biais de nouvelles allocations d’environ 120 euros mensuels par enfant, que touchent les familles à partir du deuxième enfant. La popularité actuelle de PiS chez les familles est d’ailleurs inversement proportionnelle au niveau de vie de celles-ci.

Sur le plan européen, Droit et Justice, avant son retour au pouvoir en 2015, était un exemple de formation défendant une approche souverainiste mais néanmoins ouverte à l’intégration européenne. Avant l’adhésion à l’UE, le parti soutenait le projet européen à condition que les intérêts nationaux soient protégés, en se réservant le droit de contester certains éléments de l’acquis communautaire, puis cherchant à mettre en avant un positionnement « eurocritique » tout en évitant d’être considéré comme un parti purement eurosceptique. Lors du référendum d’adhésion en 2003, Droit et Justice s’est ainsi retrouvé dans le camp du « Oui ». Le discours européen de PiS se caractérise en fait par une ambigüité idéologique et un pragmatisme stratégique.

Selon le premier programme du parti (2001), l’adhésion à l’UE était considérée moins importante que la préservation de l’identité nationale polonaise dans une Europe élargie. L’intérêt d’une adhésion était lié pour PiS au prestige de la Pologne, soit à l’accession à un statut similaire à celui d’autres pays européens, à l’afflux d’investissements étrangers et au renforcement de la compétitivité économique polonaise. Le souverainisme du parti sera néanmoins bien souligné par l’intransigeance de son positionnement lors des négociations relatives au traité de Lisbonne. Son leader, Kaczyński, a alors critiqué celui-ci comme ouvrant la voie à « la création d’une Europe hégémonique » au sein de laquelle les grandes puissances européennes, et principalement le tandem franco-allemand, dicteraient leurs conditions. Il a dénoncé la « dérive fédéraliste » de l’UE, revendiquant le retour aux sources de l’intégration européenne et notamment son rattachement aux valeurs chrétiennes de partenariat des pères fondateurs, traditions qui seraient menacées par « les tendances hégémoniques et égoïstes de certains pays européens ».

La méfiance de PiS à l’égard de l’UE sera renforcée à peine deux mois après sa victoire électorale d’octobre 2015. Le gouvernement de Droit et Justice a alors rapidement fait voter de nouvelles lois remettant en cause le bon exercice de la démocratie libérale, ce qui a amené la Commission européenne à activer le nouveau mécanisme dit « de l’État de droit », en janvier 2016. Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne responsable des relations interinstitutionnelles a expliqué que la Commission avait décidé d’engager un dialogue avec la Pologne pour « clarifier les faits de façon objective et évaluer la situation plus en profondeur ». Les politiciens de PiS et les médias publics ont cependant jugé que le gouvernement avait été « mal compris » par Bruxelles, que les responsables étrangers « manquaient d’information » et, face aux reproches les plus véhéments, ont déploré des prises de position « exagérées ».

Deux ans plus tard, la Commission européenne a conclu que le dialogue et les tentatives de « clarification les faits » étaient infructueux, puis elle a déclenché une procédure contre le gouvernement polonais qui peut théoriquement entraîner l’imposition de sanctions. La porte-parole du PiS a constaté alors que la Pologne était raillée par l’Union européenne du seul fait qu’elle ne veuille « pas accepter les immigrants musulmans parce que nous nous soucions de la sécurité et de la protection des Polonais ».

Dans ce contexte, seuls l’OTAN et les États-Unis seraient désormais dignes de confiance selon PiS. Le président Donald Trump, qui ne semble être un partisan ni de l’Union européenne, ni de l’Allemagne, ni de la Russie, convient parfaitement au discours du parti au pouvoir en Pologne. Il est alors perçu par Varsovie comme un contrepoids à l’UE d’un côté, et comme une source de légitimité de la politique du gouvernement de l’autre. Pour les politiciens de la droite populiste, il est essentiel de prouver que le gouvernement actuel n’est pas dans l’isolement international et que les réprimandes venant de Bruxelles, Berlin, ou Paris sont contrebalancées par des relations privilégiées avec les États-Unis.

Cependant, même quant à ces bonnes relations des fissures sont apparues. À la veille du 73e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, les députés polonais ont adopté en janvier 2018 un texte porté par Droit et Justice relevant d’une politique mémorielle nationaliste. Approuvée par les deux chambres du Parlement et signée par le président de la République quelques jours plus tard, la loi prévoit une peine de trois ans de prison pour toute personne qui, « publiquement et à l’encontre des faits établis », ferait porter la responsabilité des crimes nazis au peuple ou à l’État polonais. L’un des objectifs de ce texte vise à empêcher l’usage de l’expression « camp de la mort polonais », un raccourci qui exaspère. Mais aux yeux des Israéliens, cette loi s’assimile à une forme de révisionnisme d’État, conduit par la droite polonaise pour nier toute idée de complicités individuelles avec l’occupant nazi4. La volonté d’une défense de l’image du pays a ainsi fait l’objet d’un sérieux avertissement des États-Unis, dont Israël est un allié stratégique, qui ont appelé la Pologne « à réexaminer la loi à la lumière de ses possibles conséquences sur la liberté d’expression et sur notre capacité à être de bons partenaires ».

Conclusion

Le populisme nationaliste représente aujourd’hui une force politique au poids croissant à peu près partout en Occident. En fait, la Pologne est touchée par le même repli national que l’ensemble des pays européens. Face aux incertitudes de la mondialisation, au contexte géopolitique régional inquiétant, aux doutes que soulève le projet européen, et au danger terroriste, il n’y a certainement pas que les Polonais qui se révèlent sensibles aux discours populistes, alimentant en partie les angoisses collectives.

Droit et Justice, au pouvoir depuis octobre 2015 et qui, selon les sondages d’opinion, a de bonnes chances de renouveler son mandat en 2019 est un parti ambitieux. Il veut procéder à une « révolution conservatrice », réformer la société polonaise et tous les aspects de la vie publique, des questions économiques aux questions sociales. Il ne reste qu’une seule force politique dans le pays qui porte aujourd’hui un tel projet collectif. Avec sa politique sociale basée sur une redistribution importante, PiS s’assure du soutien de grandes parties de la population. Mais la popularité du gouvernement ne tient pas seulement qu’aux transferts généreux de l’État. Il ne s’agit pas uniquement d’une relation de clientélisme. Dans le projet de Droit et Justice, la renaissance de la fierté nationale joue un rôle de premier plan. Elle doit être (re) construite à tout prix, même au prix d’un isolement croissant sur la scène internationale et en dépit de la division profonde de la société polonaise.

 

 


1 « Exit poll » Ipsos du 25 octobre 2015, pour la télevision privée TVN24 : https://www.tvn24.pl/wiadomosci-z-kraju,3/wybory-parlamentarne-2015-wyniki-glosowania-grup-zawodowych,589085.html

2 M. Gdula, Dobra zmiana w Miastku. Neoautorytaryzm w polskiej polityce z perspektywy małego miasta, Warszawa 2017.

3 « En Pologne, le gouvernement s’apprête à rendre l’avortement quasi impossible », Le Monde, 15.01.2018.

4 P. Smolar, « Israël condamne une loi mémorielle sur la Shoah portée par la droite polonaise », Le Monde, 28.01.2018