Dans l’histoire universelle comme dans celle du Canada, l’usage du concept de nation a été problématique, car il sert à désigner à la fois des réalités sociologiques et politiques. Au Canada, c’est le sens politique de la nation qui a prévalu alors qu’au Québec, les conceptions culturelle et politique sont en rivalité pour la définition de la nation. Cette dualité de sens a été illustrée récemment lorsque le premier ministre Trudeau dans ses vœux pour la fête du Canada a célébré l’unité de la nation canadienne ce qui a soulevé l’ire des nationalistes québécois qui lui ont reproché de faire abstraction de l’existence de la nation québécoise. Certains nationalistes québécois se réclament d’une définition communautaire de la nation et soutiennent que le Québec peut être une nation même dans le cadre du régime fédéral canadien qui engloberait plusieurs nations. Pour justifier leur position ils se réfèrent au sens étymologie de nation qui signifie groupe humain partageant la même origine, la même histoire et les mêmes caractéristiques culturelles.
Mais les définitions ne sont pas intemporelles, elles servent à traduire la réalité des rapports de force. Ceci est particulièrement vrai du mot nation qui a changé de sens avec la Révolution française comme le montre l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 qui fait de la nation la dépositaire de la souveraineté : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». La nation est alors pensée comme le fondement de la société démocratique.
Au lieu d’être une communauté circonscrite par des attributs culturels comme le stipulait la vision traditionnelle, la nation devient une communauté politique construite non plus sur la base d’un lien naturel, mais sur la base d’un lien contractuel entre individus libres qui en dépit de leurs différences sociales ou culturelles décident de s’associer et de vivre ensemble. Sieyès définit ainsi la nation comme « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par une même législature. » La nation au sens révolutionnaire est composée d’individus sans particularités reconnues. Elle abolit les distinctions fondées sur la naissance ou l’origine en vertu du principe de l’égalité des citoyens devant la loi. Cette théorie de la nation est qualifiée de conception française de la nation comme l’a bien formulée Ernest Renan dans Qu’est ce qu’une nation qui fait de l’adhésion volontaire le principe constitutif de la nation. « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Elle se manifeste concrètement par la participation à la vie civique.
Mais choisir une définition plutôt qu’une autre n’est pas sans conséquence pour l’action politique comme le montre l’histoire du XIXe siècle où l’ordre mondial s’est construit sur l’affirmation des États-nations. Depuis trois siècles, la définition dite sociologique ou communautariste a été supplantée par la définition politique ou démocratique de la nation. Comme cela se produit souvent dans l’histoire des idéologies, une conception s’impose sans nécessairement faire disparaître celle qui prévalait auparavant. Les catégories de pensée sont toujours réductrices et ne recouvrent pas nécessairement toutes les réalités d’où la coexistence des définitions sociologiques et politiques de la nation dans certaines situations.
Après ce bref passage dans le labyrinthe de la théorie politique, revenons au problème québécois. Nous avons vécu historiquement ces deux types de définitions. Les Patriotes se réclamaient incontestablement de la définition politique ou civique de la nation. Voici comment Ludger Duvernay définissait la nation canadienne en 1827 : « Qu’est-ce qu’un Canadien ? Généalogiquement, ce sont ceux dont les ancêtres habitaient le pays avant 1759, et dont les lois, les usages, le langage leur sont politiquement conservés par des traités et des actes constitutionnels. Politiquement, les Canadiens sont tous ceux qui font cause commune avec les habitants du pays, ceux en qui le nom de ce pays éveille le sentiment de la patrie… Dès qu’un habitant du pays montre qu’il est vraiment citoyen, on ne fait plus la différence. » Étaient patriotes tous ceux qui défendaient les droits démocratiques et sa conséquence l’indépendance du Bas-Canada. Les Patriotes n’entretenaient pas de préjugés nationaux, les sujets britanniques pouvaient être Canadiens.
C’est après l’acte d’Union que la définition de la nation changera de sens pour se restreindre aux seuls Canadiens d’origine française et de religion catholique. Pour ainsi dire la définition communautariste nous a été imposée par la force des armes et notre mise en minorité politique. Nous étions devenus des Canadiens français. Pendant plus d’un siècle, la définition culturelle de la nation définira une stratégie de survivance et de résistance à la puissance hégémonie de la nation canadienne. Notre vision de la nation s’est avérée globalement inefficace en ce sens qu’elle n’a pas permis de rétablir la maîtrise du peuple des anciens Canadiens sur son destin. Elle a empêché la disparition culturelle et préservé la langue française en préconisant l’intégration dans un jeu d’alliance et de subordination politique. Le Canada s’est approprié la souveraineté politique et la définition de la nation civique, confinant la minorité canadienne-française à la revendication de droits culturels et linguistiques.
L’état de dépendance politique instauré par la minorisation politique impliquait l’incapacité de définir les choix stratégiques du Canada et le sens de l’identité nationale canadienne. Pour les Canadiens, il n’y avait qu’une nation au Canada et l’assimilation des Canadiens français était à l’ordre du jour. Le nationalisme canadien-français résistera à ces volontés hégémoniques et inventera la théorie des deux nations pour justifier ses revendications culturelles et constitutionnelles visant à établir l’autonomie de la province de Québec. L’objectif était de faire reconnaître par la majorité l’existence de deux nations égales dans le cadre de la souveraineté canadienne établie par l’Acte de l’Amérique britannique du nord. Nous acceptions le statut de nation culturelle minoritaire dont l’ambition était d’être reconnue par les institutions canadiennes. Nous nous imaginions que le Canada résultait d’un pacte entre les deux peuples dits fondateurs même si les faits contredisaient fréquemment cette vision de l’esprit. Cette logique s’incarnera après les années soixante dans diverses formules : soit un statut particulier ou une société distincte ou encore comme nation partenaire du Canada. Malheureusement, la théorie des deux nations n’était qu’une théorie et elle n’était pas partagée par le reste du Canada qui s’est engagé dans le processus du « one nation building ». Le nationalisme canadien se consolida en intégrant certaines demandes formulées par les nationalistes canadiens-français. Reconnaître la différence linguistique dans le cadre du Canada uni fut utilisé pour renforcer la souveraineté et l’identité politique canadienne.
Le nationalisme culturel atteignit ses limites au début des années soixante en s’avérant incapable d’assumer les réalités d’une société moderne qui avait besoin d’un État pour assurer son développement. Après 1960, le nationalisme canadien-français changera d’orientation en devenant québécois et en revendiquant la souveraineté politique. Définir la nation sur une base politique impliquait un conflit pour le contrôle du pouvoir politique ou de la souveraineté nationale. L’indépendantisme entrait en contradiction avec le nationalisme canadien-français qui avait toujours légitimé le statut constitutionnel du Québec dans le cadre du régime fédéral canadien.
Profitant de ces effets de socialisation, le Canada réussit à faire échouer le projet d’indépendance en s’appuyant électoralement sur une partie substantielle de l’électorat francophone. Il imposa sa vision de la nation politique unitaire composée de diverses communautés culturelles et refusa la logique d’un État multinational que préconisaient les nationalistes québécois. Il faut parfois rappeler certains faits pour montrer les effets délétères du nationalisme canadien-français. Au référendum de 1980, environ la moitié de l’électorat francophone a voté non au projet de souveraineté-association et c’est avec l’appui des 74 députés élus par les Québécois que le Canada rapatria unilatéralement la constitution et la modifia pour faire du multiculturalisme un attribut essentiel de l’identité canadienne. Le fameux pacte entre les deux nations venait de se briser sur le roc de la réalité. Le Québec n’était qu’une des provinces canadiennes. Cette nouvelle constitution mettait fin aux espoirs de fédéralisme renouvelé.
Ces brefs rappels historiques montrent que le choix de la définition de la nation entraîne des conséquences pour l’action. Réduire la nation à ses attributs socioculturels sans les subordonner à l’exigence de la souveraineté politique favorise l’ambiguïté et l’incohérence politique. Privilégier une définition culturelle non seulement mène à l’impuissance collective, mais en plus elle constitue une entrave à l’émancipation nationale parce qu’elle divise le sentiment d’appartenance entre deux pôles de légitimité. Elle inhibe toute logique de rupture avec le Canada. Le sens culturel de la nation est compatible avec la subordination politique et sert à légitimer le fédéralisme canadien qui non seulement divise le sentiment d’appartenance, mais fait aussi accepter la soumission aux intérêts d’une autre nation.
Le sens politique de la nation est incompatible avec l’appartenance au Canada puisqu’il en nie la légitimité.
L’objectif de la nation québécoise ne doit pas être de se faire reconnaître par le Canada comme nation minoritaire, mais d’exercer tous les pouvoirs d’un État souverain. On aura beau se dire qu’on forme une nation, cette définition de soi est insuffisante tant qu’elle n’est pas reconnue par les autres nations. Et cela est impossible sans l’accession à l’indépendance. Être une nation signifie avoir le même statut politique que le Canada, disposer des attributs de la souveraineté politique et être reconnue par les autres nations. Toute autre définition de la nation nous enlisera dans la stérilité des recommencements et de l’insignifiance politique.