J’ai fait la connaissance de Pierre Vadeboncoeur en 1972. J’avais vingt-cinq ans, et j’avais lu la plupart de ses livres, pour lesquels j’éprouvais la plus grande admiration (en particulier La ligne du risque, bien sûr, mais aussi – sinon davantage encore – Un amour libre et La dernière heure et la première, publiés quelques années auparavant). C’est par André Major (qui le connaissait depuis longtemps) que le rapprochement s’est fait, et que j’ai pu lire, en manuscrit, le nouvel ouvrage que Vadeboncoeur venait d’achever, Indépendances. Par la suite, j’ai écrit quelques textes sur lui et j’ai été, brièvement, son éditeur. Pratiquement jusqu’à sa mort, nous n’avons jamais cessé de correspondre, de nous parler au téléphone, de nous voir de temps à autre, de discuter de ses manuscrits (qu’il me faisait lire) et, surtout, de laisser croître entre nous une amitié à la fois indéfectible et, comment dire, résolument dialectique, dans la mesure où nos « positions » respectives, tout en se distinguant, voire en s’opposant de plus en plus avec les années, n’empêchaient nullement, favorisaient même la poursuite entre nous d’un véritable dialogue, comme seuls peuvent en entretenir deux êtres que leur sensibilité rapproche, qui partagent un certain nombre de valeurs communes (et entre eux indiscutables) mais qui savent, chacun pour soi, que l’autre vit dans un monde qui n’est pas le sien et qui acceptent sereinement qu’il en soit ainsi.
Tandis que d’autres le considéraient surtout comme un compagnon de combat (social et politique) ou comme un intellectuel engagé, pour moi Pierre Vadeboncoeur a toujours été d’abord un écrivain, c’est-à-dire un artiste, et plus précisément : un essayiste, c’est-à-dire un artiste de la prose et de la pensée, et même : l’un des seuls essayistes véritables que je connaissais, non seulement au Québec mais dans l’ensemble de la littérature contemporaine de langue française. Le mot « essai », je ne suis pas le premier à le déplorer, est très souvent galvaudé ; on l’applique à peu près à n’importe quoi, de la chronique d’humeur au pavé universitaire, du reportage journalistique au manifeste politique, du témoignage privé à la thèse d’histoire ou de philosophie. On n’a plus vraiment d’« oreille » pour l’essai (comme on n’en a plus guère, sans doute, pour la littérature elle-même), on ne sait plus entendre sa musique, le percevoir comme forme, comme œuvre d’art, au même titre qu’un tableau, un poème ou une symphonie. Le plus souvent, on n’en retient que l’aspect le plus superficiel, qui est forcément le plus facile à saisir : son contenu, ses idées, son « message ». On le traite comme un vulgaire « exposé », alors qu’il s’agit d’une expérience ; on y cherche des attaques contre ceci, des apologies de cela, alors qu’il s’agit de l’aventure d’une conscience, unique, singulière et radicalement libre, qui cherche par le langage à découvrir sa propre pensée tout en découvrant avec étonnement le monde qui l’entoure. L’essayiste n’écrit pas pour exprimer des convictions ou des idées préalablement formées, mais bien pour éclairer les convictions et les idées qui l’habitaient sans qu’il le sache, ou mieux : qui attendaient pour naître que sa prose les tire du néant. C’est par là que l’essai, tout comme la poésie ou le roman, est une œuvre de création – et que sa lecture, avant d’être un acte de connaissance, ce qu’elle est bel et bien par ailleurs, appartient d’abord à l’ordre de l’esthétique.
Quand je dis que l’œuvre de Vadeboncoeur est unique dans la littérature contemporaine, c’est que je n’en connais aucune autre qui relève à ce point de l’art de l’essai à l’état pur, aucune autre dans laquelle se réalise avec autant de justesse, de constance et de beauté la vocation spécifique de l’essai, qui consiste, comme celle de tout art, à dire ce que seul l’essai peut dire et à ne rien dire d’autre que cela. C’est pourquoi, à mes yeux, les plus beaux ouvrages de Vadeboncoeur sont ceux de sa maturité, période qui commence avec Les deux royaumes (1978), se poursuit avec ces chefs-d’œuvre méconnus que sont L’absence (1985), Essai sur une pensée heureuse (1989), Le bonheur excessif (1992), Le pas de l’aventurier (2003) et s’achève pratiquement avec sa vie (La clef de voûte est de l’automne 2008). Ces ouvrages ne sont pas seulement ses plus beaux, ce sont aussi ses plus vrais, ceux dans lesquels il réussit à se livrer le plus entièrement et le plus profondément : se livrer, c’est-à-dire s’exposer, offrir à son lecteur non pas ses petites opinions et autres secrets d’alcôve, mais la part de son être la plus précieuse pour lui (et donc pour nous), sa vie la plus intime et cependant la plus lointaine, la plus subjective et cependant la plus abstraite, celle qui se déroule justement dans ce « lieu où l’on n’est presque rien et où il n’y a pas de turpitude » qu’il a appelé l’autre royaume ; mais se livrer, cela veut dire aussi : s’abandonner, se laisser docilement, amoureusement conduire hors des sentiers balisés par ce que lui révèlent, par ce que font naître en lui sa méditation et son art.
Il ne s’agit pas par là de dédaigner l’autre Vadeboncoeur, celui des écrits polémiques et plus engagés. S’il a publié ces textes et n’a jamais cessé de participer aux luttes sociopolitiques et idéologiques, c’est qu’il y tenait et que cette activité faisait partie de l’idée qu’il se faisait de son rôle d’écrivain. Mais il est certain que ces écrits n’avaient pas la même importance ni la même valeur à ses yeux que ses essais : c’étaient des textes de commande ou de circonstance, écrits rapidement pour répondre à ce qu’il estimait être son devoir civique plus que par nécessité artistique et qui, probablement, étaient nécessaires à son équilibre, lui permettant de garder les pieds sur terre, de ne pas se perdre dans la pure contemplation où son aventure d’essayiste le conduisait. C’est possible, et j’ai toujours respecté cela. Mais je ne pouvais pas m’empêcher en même temps, et il le savait très bien, de considérer cette partie de son « œuvre » comme plus ou moins marginale, et d’un intérêt assez limité. Certes, La Ligne du risque (1963), L’Autorité du peuple (1965), les Lettres et Colères (1969) ou même Un génocide en douce (1976) ont eu un réel impact sur la société de leur temps ; mais cela se passait à une époque où l’engagement intellectuel et la littérature militante avaient encore un sens. Ces conditions, après 1980, ont changé du tout au tout, si bien que les derniers écrits de combat de Vadeboncoeur, quelles que soient leur qualité et leur force intrinsèques, ne pouvaient plus avoir la même « urgence » ni la même portée ; il s’en rendait compte, d’ailleurs, et s’il continuait de les écrire et de les publier, c’était plus pour faire plaisir à ses amis de la gauche nationaliste, je crois, par une sorte d’admirable fidélité au passé, que pour l’avancement de quelque « cause » que ce soit.
Le vrai Vadeboncoeur, l’essayiste par excellence, c’est donc dans ce qu’on pourrait appeler le « cycle du deuxième royaume » qu’il faut le chercher, là où, d’essai en essai, il s’avance toujours plus loin sur le chemin de la contemplation, ou mieux : de la confrontation, à travers l’art, l’amour ou le simple sentiment d’exister, de ce Quelque chose ou de ce Quelqu’un d’infiniment présent et absent à la fois, obscur et resplendissant, plus réel que toute réalité, plus vrai que toute certitude, dont l’évocation était devenue l’unique but de sa pensée et de son écriture. Sur ce chemin de la « croyance » et du ravissement mystique ou métaphysique, je n’ai jamais pu le suivre, sinon de très loin ; ce qui ne m’empêchait pas – et ne m’empêche toujours pas aujourd’hui – de lire ces essais avec une joie sans mélange, pour la splendeur et la densité de leur prose (l’une des plus somptueuses de la littérature québécoise), mais aussi, et peut-être davantage encore, pour leur manière de voir le monde actuel, de le saisir comme le lieu d’une vaste dévastation, et de ne plus l’aimer. Sur ce point, nous étions singulièrement proches, quoique venant d’horizons diamétralement opposés, lui de son « autre royaume », moi de mon impiété, mais nous nous retrouvions comme deux voyageurs heureux de se reposer quelque temps ensemble au carrefour vers lequel leurs routes respectives les ont conduits. Incapable de la vivre pour moi-même, je comprenais l’importance et la beauté de son aventure et je l’admirais inconditionnellement. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : une aventure, une quête, fondée non sur des raisons et des arguments mais sur une intuition, ou mieux : une « apparition », née de l’expérience concrète, immédiate, sans cesse renouvelée, et donc indiscutable.
Indiscutable et, d’une certaine manière, incommunicable. Car celui qui n’a pas connu ou ne connaît pas lui-même cette expérience de la « plénitude ontologique », s’il peut en concevoir jusqu’à un certain point la teneur, s’il peut s’inquiéter (ou se rassurer) de ne pas la connaître, ne peut pas être « persuadé » de sa réalité ou de sa vérité. Qui n’a pas la foi peut sans doute saisir ce qu’est la foi, mais aucun raisonnement ne peut la lui donner. Nous en parlions souvent, lui et moi, dans nos lettres et nos conversations ; il était inébranlable, je l’étais aussi, et nous nous entendions à merveille, car l’humour et l’autodérision faisaient partie de notre pacte. Mais si cette entente a été possible, si elle a pu devenir le plus doux ornement de notre vieille amitié, c’est avant tout parce que jamais, au grand jamais, il n’a essayé de me « convertir » ni n’a joué avec moi à l’illuminé ou au saint.
Et quand je pense à lui aujourd’hui, c’est d’abord cela qui me vient à l’esprit : ce « mystique », cet homme de « croyance » et de conviction, cet écrivain passionnément engagé dans une recherche artistique et spirituelle proprement interminable, jamais, au grand jamais, ni en parole ni dans ses écrits, n’a prétendu détenir la vérité, sinon sa vérité à lui, intérieure, privée, ce qui ne la rendait pas moins solide et précieuse. Cette vérité était sûre d’elle-même, mais elle demeurait toujours une vérité affable, je dirais, une vérité souriante et tranquille, comme une belle femme qui se sait aimée. Ce n’était pas une vérité triste et sévère, une vérité qui prêche et qui moralise, qui juge les êtres, qui les condamne, exigeant de celui qui l’a découverte qu’il joue le rôle du missionnaire ou de l’inquisiteur. Et surtout, ce n’était pas une vérité simple, fixe, donnée pour définitive. Toute la pensée de Vadeboncoeur, au contraire, toute son œuvre, toute sa vie peut-être, jusqu’à la fin auront été pur mouvement, pure attente, pur désir – pur essai.