Le 17 février 2023, Paul Rouleau, président de la Commission sur l’état d’urgence créée par le gouvernement du Canada, a déposé son rapport concernant l’occupation prolongée des abords du parlement canadien à Ottawa en février 2022 ainsi que le bien-fondé du recours à la Loi sur les mesures d’urgence1. Dans un volumineux document de plus de 3200 pages, le juge Rouleau relate d’abord les témoignages de 76 personnes – policiers, manifestants, fonctionnaires, politiciens, experts –, pose ensuite un diagnostic personnel et formule enfin diverses recommandations à l’intention des autorités. Nul doute que le gouvernement canadien saura tirer profit du rapport. Cette occupation, tel un AVC, a en effet traumatisé et laissé quasi aphasiques des politiciens novices en matière de troubles civils !
Si la Loi sur les mesures de guerre adoptée en 1914 avait été encore en vigueur, les choses auraient été plus simples pour les dirigeants canadiens. Les archives leur auraient montré l’utilité de méthodes expéditives pour venir à bout de récalcitrants : un tir meurtrier sur la foule comme en avril 1918, au temps de la crise de la conscription au Québec2, ou une gigantesque rafle policière, comme en octobre 1970, toujours au Québec3. En 1988, la Loi sur les mesures d’urgence remplaçait l’ancienne Loi sur les mesures de guerre. Depuis cette date, les dirigeants canadiens n’avaient pas encore eu l’occasion de l’appliquer. Maintenant, ils pourront tirer des leçons de sa mise à l’épreuve en 2022.
Les indépendantistes québécois ont intérêt à examiner avec soin le rapport Rouleau, à établir leur propre diagnostic, à suivre de près les avatars éventuels de la Loi sur les mesures d’urgence et à prendre note des normes nationales adoptées pour le maintien de l’ordre lors de manifestions d’envergure. Gardant toujours la tête froide, ils ont aussi intérêt à envisager tous les scénarios de répression possibles de la part des dirigeants canadiens, notamment celui d’un coup d’État au Québec consécutif à une déclaration d’indépendance. On trouvera ci-dessous un exemple de ce genre de scénario.
En nous fondant sur les manœuvres antérieures du Canada pour contrer toute velléité d’émancipation du Québec, sur les estimations d’observateurs avisés et sur des précédents historiques ailleurs dans le monde, nous allons imaginer ce que pourrait être le sort d’un Québec fraîchement libéré du joug canadien.
Tableau des risques politiques consécutifs
à une déclaration d’indépendance au Québec
Québec |
Canada |
1. Déclaration d’indépendance |
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2a. Troubles intérieurs violents |
2b. Hostilité croissante à l’endroit du Québec au Canada |
3. Répression policière violente |
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4. Décision de faire protéger les biens de l’État canadien au Québec |
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5. Déploiement de l’armée canadienne |
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6a. Capture des membres du gouvernement par l’armée canadienne |
6b. Annonce du recours à la Loi sur les mesures d’urgence |
7a. Prise du pouvoir par un parti collaborationniste |
7b. Reconnaissance du nouveau gouvernement par l’État canadien |
8. Arrestation massive de militants indépendantistes |
Les éléments essentiels du tableau ci-dessus proviennent de deux auteurs, un criminologue québécois et une juriste française. L’un envisage la séquence d’événements suivante après une déclaration d’indépendance au Québec : troubles intérieurs, suppression violente des troubles par l’État québécois, intervention des forces armées canadiennes4. L’autre prédit des troubles intérieurs au Canada, en parallèle avec ceux du Québec5. Partant de ces deux analyses sommaires des risques, nous avons d’abord précisé ce que seront les troubles intérieurs qui accompagneront ceux du Québec au Canada (étape 2b). Ensuite, dans les étapes 4 à 8 inclusivement, nous avons ventilé ce que notre première source appelle « intervention des Forces armées canadiennes ». Décrivons maintenant chacune des huit étapes du scénario.
1 Déclaration d’indépendance. Les stratèges indépendantistes constatent que la conjoncture est propice à une élection sur le thème de l’indépendance du Québec. Les partis indépendantistes font élire une majorité de députés au Parlement de Québec. Le gouvernement prend diverses mesures pour contrer une déstabilisation économique causée par la fuite des capitaux. Face à un gouvernement canadien qui fait la sourde oreille, il déclare l’indépendance du Québec.
2a Troubles intérieurs violents. Des municipalités à forte proportion d’anglophones adoptent des résolutions partitionnistes ; des Québécois déménagent au Canada ou menacent de le faire ; d’autres refusent d’obéir aux lois, en particulier de payer leurs impôts6. Un ministre canadien encourage les nations autochtones à faire sécession du Québec7. Le premier ministre du Québec échappe de peu à un attentat ; des médias collaborationnistes apportent leur soutien à l’agresseur8. Des manifestations et des contre-manifestations violentes éclatent. Pendant ce temps, au Canada…
2b Hostilité croissante à l’endroit du Québec au Canada. Dans les médias de partout au Canada, surtout en Ontario, des éditorialistes accusent les indépendantistes québécois de nazisme, de racisme et de xénophobie9. Des intellectuels canadiens bien en vue se portent à la défense de la démocratie canadienne10. En Ontario, l’opposition devient virulente : une quarantaine de municipalités où se trouve une minorité de francophones se déclarent unilingues anglaises ; les reporters de la télévision relaient dans tout le pays les images de manifestants d’une petite ville ontarienne qui piétinent le drapeau québécois11. Ensuite, au Québec…
3 Répression policière violente. Face à des manifestants et à des contre-manifestants en colère dans les rues de Montréal, la police intervient de façon musclée : « La police de Montréal a remporté le titre de corps policier ayant utilisé le plus souvent des armes sublétales (vaporisateurs de gaz poivre, grenades incapacitantes et balles de caoutchouc) contre les manifestants, et ce, parmi tous les corps de police au Canada et aux États-Unis12. » Ensuite, au Canada…
4 Décision de faire protéger les biens de l’État canadien au Québec. Le gouvernement canadien ordonne aux troupes basées au Québec et dans d’autres provinces de se déployer pour aller protéger les biens de l’État canadien qui pourraient être en danger au Québec13. Ensuite, au Québec…
5 Déploiement de l’armée canadienne. Plus de 6 000 militaires se rendent rapidement vers les lieux de leur affectation, notamment l’aéroport de Dorval, appelé aujourd’hui Pierre-Elliott-Trudeau, la Voie maritime du Saint-Laurent, les ponts de Québec et de Montréal14. Ensuite, toujours au Québec…
6a Capture des membres du gouvernement québécois par l’armée canadienne. La Citadelle de Québec, où résident en permanence des militaires canadiens, est à un jet de pierre du Parlement québécois. Au moment où s’achève l’opération, au Canada…
6b Annonce du recours à la Loi sur les mesures d’urgence. Ce recours a été adopté en secret à 4 heures du matin dans la capitale canadienne15. Pour ne pas rater l’effet de surprise, le gouvernement canadien annonce le recours à la Loi sur les mesures d’urgence seulement quand il est sûr que l’opération en cours à Québec sera couronnée de succès. Dans les heures qui suivent, au Québec…
7a Prise du pouvoir par un parti collaborationniste. Les membres d’un parti politique québécois partisan de la collaboration avec l’ennemi forment un gouvernement intérimaire, rétablissent le lieutenant-gouverneur canadien dans ses fonctions et adoptent une série de décrets, notamment un décret concernant la détention, pour une durée indéterminée, de personnes qui représentent une menace pour la sécurité de l’État canadien. Au même moment, dans la capitale du pays réunifié…
7b Reconnaissance du nouveau gouvernement québécois par l’État canadien. Dans les minutes qui suivent la prise du pouvoir par le nouveau gouvernement québécois, le premier ministre du Canada annonce en conférence de presse qu’il reconnaît le nouveau gouvernement provincial au Québec et qu’il le soutiendra jusqu’au bout dans l’intérêt de l’unité du pays. Dans les heures qui suivent, et toute la journée du lendemain, au Québec…
8 Arrestation massive de militants indépendantistes. Le gouvernement intérimaire ordonne aux chefs des différents corps policiers du Québec de se mettre à la disposition des Forces armées canadiennes et du Service canadien du renseignement de sécurité. Les chefs de l’armée désirent créer un choc psychologique pour tuer dans l’œuf toute résistance. Ils ont longtemps hésité : fallait-il faire comme l’armée chilienne en 1973 et, dans un grand stade national, maintenir prisonnières 7 000 personnes pour une durée indéterminée16 ? Ou répéter octobre 1970 et se contenter d’une rafle de 500 personnes17 ? Finalement, un compromis a été adopté : ce sera 1 000 personnes, au stade olympique de Montréal. Des perquisitions ont lieu dans plus de 35 000 foyers18, le tout accompagné d’un ballet d’hélicoptères dont les pales fouettent l’air du ciel de Montréal et de Québec pendant un nombre impressionnant d’heures de vol19.
Les étapes 4 à 8 ci-dessus décrivent un authentique coup d’État, c’est-à-dire le renversement brusque, par les armes, du gouvernement d’un pays indépendant et son remplacement par un nouveau. L’essentiel du coup d’État de l’armée chilienne le 11 septembre 1973 dure exactement 8 heures, et se déroule entre 6 heures du matin et 2 heures de l’après-midi20. À Petrograd, en 1917, le coup d’État bolchevique dure deux jours, les 24 et 25 octobre21. La dernière étape du coup d’État est un acte terroriste d’État destiné à paralyser de frayeur l’ensemble d’une population : « Il s’agit de frapper les esprits par des mises en scène spectaculaires assurées de la plus grande diffusion possible22. »
En résumé, l’analyse des risques consécutifs à une déclaration d’indépendance au Québec permet de dégager les quatre principaux risques suivants : 1) risque de troubles intérieurs violents causés par les forces collaborationnistes ; 2) risque de répression policière violente, notamment par le Service de police de la Ville de Montréal ; 3) risque d’hostilité croissante à l’endroit du Québec chez les journalistes, les citoyens et les politiciens au Canada ; 4) risque de coup d’État, au cours duquel un parti collaborationniste formerait un nouveau gouvernement à la suite de l’intervention de l’armée canadienne et de l’arrestation des dirigeants légitimes de l’État québécois.
Le scénario de coup d’État imaginé dans le présent texte est fondé sur une observation très courante que reprennent les deux auteurs à l’origine de notre séquence d’événements : des troubles intérieurs fournissent un prétexte à une intervention étrangère. La Loi sur les mesures d’urgence ou l’un de ses prochains avatars nous réservera bien des surprises si nous n’y prenons pas garde. u
1 Boris Proulx, « Commission sur l’état d’urgence : aucun blâme pour le gouvernement Trudeau dans le rapport Rouleau », Le Devoir, 18-19 février 2023, p. A 3.
2 Jean Provencher, Québec sous la Loi des mesures de guerre, 1918, 2e éd. [1re éd. 1971], préface de Fernand Dumont à l’édition de 1971, Montréal, Lux Éditeur, 2014, p. 137-138.
3 Jacques Castonguay, Les opérations de l’armée et la crise d’Octobre. Ce qui s’est vraiment passé, Montréal, Éditions Carte blanche, 2010, p. 67.
4 Jean-Paul Brodeur, « L’obstacle des troubles intérieurs », p. 111, dans Alain G. Gagnon, François Rocher, (dir.), Répliques aux détracteurs de la souveraineté du Québec, Montréal, VLB Éditeur, 1992, 507 p.
5 Françoise Épinette, La question nationale au Québec, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 71.
6 Richard Le Hir, « Tous les risques n’avaient pas été évalués », Le Devoir, Montréal, 20 mai 1997.
7 Robin Philpot, Le référendum volé, Montréal, Éditions des Intouchables, 2005, p. 101.
8 Pierre Desjardins, « Pour mieux comprendre Richard Henry Bain », Le Devoir, Montréal, 7 décembre 2012.
9 Robert Dutrisac, « Dérapages racistes au Canada anglais », Le Devoir, Montréal, 24-25 novembre 2001.
10 Rudyard Griffiths (dir.), Dialogue sur la démocratie au Canada, traduit de l’anglais [The LaFontaine Baldwin Lectures: A Dialogue on Democracy in Canada, 2002], préface d’André Pratte, Montréal, Les Éditions du Boréal, 2003, 167 p.
11 Philippe Orfali, « Sault-Sainte-Marie, 25 ans plus tard, l’heure est à la réconciliation avec les francophones de l’Ontario », Le Devoir, Montréal, 25 septembre 2015.
12 Lesley J. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations, traduit de l’anglais [Crisis and Control: The Militarization of Protest Policing, 2014] par Éric Dupont, suivi de Le marché global de la violence, par Mathieu Rigouste, Montréal, Lux Éditeur, 2015, p. 117.
13 Pierre Dubuc, « La disparition de Chrétien aurait été providentielle », l’aut’journal, Montréal, no 233, octobre 2004.
14 Jacques Castonguay, op. cit., p. 91 et 110.
15 Louis Fournier, FLQ. Histoire d’un mouvement clandestin, nouvelle édition, revue et augmentée [1re éd. 1982], Montréal, Lanctôt Éditeur, 1998, p. 335.
16 Tanya Harmer, Allende’s Chile and the Inter-American Cold War, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2011, p. 18.
17 Dan G. Loomis, Not much glory: Qwelling the FLQ, Toronto, Deneau Publishers, 1984, p. 141; Jacques Castonguay, op. cit., p. 67.
18 Jacques Castonguay, op. cit., p. 67.
19 Jacques Castonguay, op. cit., p. 114.
20 Tanya Harmer, Allende’s Chile and the Inter-American Cold War, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2011, p. 240-243.
21 Curzio Malaparte, Technique du coup d’État, traduit de l’italien par Juliette Bertrand, nouvelle édition revue et augmentée [1re éd. en italien, 1931], Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1992, p. 35-40.
22 Guy Mandron, « Guerre psychologique et terrorisme », p. 212, dans Gérard Chaliand (dir.), La persuasion de masse. Guerre psychologique. Guerre médiatique, Paris, Robert Laffont, 1992, 233 p.
* Ph. D., chercheur indépendant,