De nombreux indépendantistes s’interrogent sur la position constitutionnelle de Québec solidaire. Ce questionnement est d’autant plus pertinent que ce parti après avoir entretenu une certaine ambiguïté a pris récemment une position favorable à l’indépendance, qu’il attire de plus en plus d’électeurs et qu’il envisage de former une alliance avec le Parti québécois et Option nationale. Il est donc nécessaire de faire un examen attentif de son programme pour évaluer les particularités de son positionnement. Pour faire cette évaluation, il faut principalement se référer aux documents adoptés par les membres de ce parti et ne pas se fier aux déclarations de ses porte-parole qui peuvent être dictées par la conjoncture. Dans cette analyse, j’examinerai trois aspects de la question : le rapport de QS au Canada, le processus d’accession à l’indépendance et enfin les raisons de faire l’indépendance.
Le rapport au Canada
Lorsqu’on prend la peine de lire le programme de Québec solidaire, on a l’impression de vivre sur une autre planète. Ce sentiment d’étrangeté ne vient pas seulement du caractère utopique de certaines propositions sur la socialisation des moyens de production, mais vient surtout du fait que tout est pensé comme si le Canada n’existait pas comme décideur politique. On se représente la politique québécoise comme s’il n’y avait pas de gouvernement canadien et comme si les décisions prises par le Canada n’avaient aucune importance pour le Québec. Le Canada est logé à l’enseigne de l’insignifiance politique. On a tellement intériorisé la séparation juridique des pouvoirs imposée par la constitution canadienne qu’on fait comme si ce qui se passe à Ottawa n’est pas pertinent pour le Québec.
Dans les 70 pages du programme, le lecteur attentif ne trouvera que quelques références au Canada : on évoque le Canada pour parler du refus de reconnaître la société distincte, pour dire que le Québec souverain conservera des liens avec le Canada, pour parler du français au Canada et enfin de façon incidente pour situer l’augmentation de la productivité du travail. À l’exception du chapitre sur la question nationale, Québec solidaire ne critique jamais les politiques du gouvernement canadien dans les chapitres consacrés à l’économie, à l’environnement, aux politiques sociales, au transport, etc. On explique par exemple les intentions de QS en matière de logement social, mais on fait comme si le Canada n’était pas un décideur en ce domaine. On attaque la mondialisation, le capitalisme et le libre-échange sans dire un mot de la politique canadienne. Cette occultation est encore plus curieuse en matière d’environnement, de lutte aux changements climatiques, d’assurance-emploi, etc. comme si tout cela relevait uniquement du pouvoir provincial. Le discours de Québec solidaire entretient les illusions de l’autonomisme en se concentrant sur les enjeux de justice sociale qui relèvent essentiellement des compétences provinciales. Cette posture est sans doute utile pour critiquer les autres partis provinciaux, mais elle est inefficace pour faire la pédagogie de l’indépendance parce qu’elle ne s’attaque pas au système canadien dans son ensemble.
Québec solidaire n’est-il pas victime d’une forme de nombrilisme, effet pervers du nationalisme qui occulte une partie de la réalité et empêche les Québécois de prendre conscience des rapports de force ? En oubliant que la politique canadienne est une entrave au développement du Québec et en définissant ses adversaires uniquement dans le cadre de la politique provinciale, ce parti participe comme les autres à la provincialisation des esprits. On n’entend pas souvent les porte-parole de QS stigmatiser les partis canadiens. Il est d’ailleurs révélateur de constater que QS ne participe aucunement à la campagne de dénonciation du 150e anniversaire du Canada. Par ce silence complice, ce parti ne contribue pas à la prise de conscience de notre subordination collective. Il ne peut pas être une force de persuasion active pour amener les Québécois à sortir du Canada. Pas étonnant dès lors qu’il n’ait jamais appuyé l’action du Bloc québécois sur la scène fédérale.
En fait, Québec solidaire ne propose rien de concret sur ce que sera le Québec indépendant. Il s’en défausse en proposant une éventuelle assemblée constituante dont les membres par un coup de baguette magique seront devenus indépendantistes. Autrement dit, Québec solidaire ne prend aucune responsabilité quant au destin national du Québec.
L’accession à l’indépendance
Québec solidaire est victime comme le Parti québécois du syndrome de l’ambiguïté sur les modalités d’accession à l’indépendance. Québec solidaire ne propose pas de faire l’indépendance s’il prend le pouvoir. Il s’engage uniquement à convoquer une assemblée constituante qui sera ouverte à toutes les options pour définir le statut politique du Québec. Cette ambiguïté fondamentale a déjà été débattue dans les instances de QS qui a rejeté une proposition pour instituer une constituante avec un mandat indépendantiste. Cette question sera de nouveau à l’ordre du jour au congrès de mai, mais il est probable qu’elle restera lettre morte. C’est probablement Amir Khadir qui a le mieux résumé l’état d’esprit des solidaires sur le mandat de la constituante en soutenant que celle-ci pourrait aboutir à des conclusions qui s’inscriraient dans le cadre constitutionnel canadien : « L’indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement l’indépendance ». Sur la base du programme actuel, on ne peut pas soutenir que QS s’engagera sur la route de l’indépendance si jamais il formait un gouvernement.
Voici un autre passage caractéristique de l’ambiguïté de QS sur l’accession à l’indépendance : « Tout au long de la démarche d’Assemblée constituante, Québec solidaire défendra son option sur la question nationale ». Le programme ne dit pas que ce sera le gouvernement QS qui fera la promotion de son option, mais bien le Parti. Ce n’est pas innocent. À cet égard, on nous rappelle « qu’il ne faut pas présumer de l’issue des débats » ce qui montre bien que le gouvernement ne fixera pas de mandat à cette constituante sauf en ce qui concerne les valeurs progressistes. C’est une différence fondamentale avec Option nationale dont la démarche d’accession à l’indépendance prévoit que l’Assemblée constituante aura le mandat de définir les institutions du Québec indépendant. QS propose en quelque sorte une autre forme d’étapisme dont la logique n’est pas très différente de celle du Parti québécois. L’élection de Québec solidaire n’implique pas l’accession à l’indépendance. Un vote pour QS n’est pas un vote pour l’indépendance, mais un vote pour un gouvernement progressiste qui gouvernera une province et demandera à une constituante d’élaborer la constitution du Québec qu’il soit indépendant ou pas.
L’étapisme n’est pas mort. Tout comme au PQ, on ne demande pas aux électeurs de voter pour amorcer le processus d’accession à l’indépendance, mais de voter pour élire un bon gouvernement progressiste. L’enjeu de l’élection ne sera pas l’indépendance, mais la gestion progressiste d’un État provincial. C’est dans une deuxième étape que se fera le débat sur le statut politique du Québec dans le cadre de l’Assemblée constituante et dans une troisième étape, il y aura un référendum de ratification, quelle que soit la conclusion des travaux de la constituante. Si on pousse le raisonnement à sa limite, on pourrait se retrouver avec un référendum pour ratifier la constitution de 1982. Tout comme cela s’est produit durant les 25 dernières années avec le PQ, le débat sur l’indépendance ne sera pas l’enjeu de la prochaine campagne électorale.
Les raisons de faire l’indépendance
Un parti indépendantiste doit se fixer comme objectif prioritaire de convaincre les Québécois de rompre avec le régime politique canadien et pour ce faire il doit développer un argumentaire qui expose les raisons de faire l’indépendance. Pour l’instant, le programme de QS évoque deux motifs qui justifient l’indépendance : « l’accession du Québec au statut de pays […] est nécessaire à la préservation et au développement d’une nation unique par son histoire et sa culture en constante évolution, autour d’une langue commune qu’est le français ». Mais au-delà de cette position convenue et peu développée comme si elle était prise pour une évidence, la raison forte évoquée et qui occupe l’essentiel de l’argumentaire de QS est la réalisation d’un projet de société progressiste : « Si certains changements proposés par Québec solidaire peuvent et devraient d’ores et déjà se faire dans le cadre constitutionnel actuel, l’intégralité de son projet de société ne pourra se réaliser que si le Québec dispose de l’ensemble des pouvoirs aux plans politique, économique et culturel ». Rappelons les grandes lignes de ce projet de société : « un Québec souverain disposera des pouvoirs requis pour mettre en œuvre un projet de société qui se veut égalitaire, féministe, écologiste et solidaire. Il pourra refuser la domination économique et le pillage de nos ressources naturelles. » J’éprouve une certaine perplexité quant à cette logique non pas en ce qui concerne les objectifs de ce projet de société, mais par rapport au lien de causalité que QS établit entre l’indépendance et les objectifs poursuivis par ce parti. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il est nécessaire de faire l’indépendance pour bâtir une société socialiste, féministe, écologique et égalitaire. À ce que je sache, rien n’interdit de construire une société ayant ces caractéristiques dans le cadre canadien. Il y a des partis au Canada qui préconisent la nationalisation des moyens de production. Il y a des partis écologistes qui luttent pour sauver la planète et limiter l’usage des énergies fossiles. Il y a des féministes qui se battent pour la parité homme-femme et contre toutes les formes de discrimination. Il y a des partis qui font la promotion d’une vision diversitaire et multiculturelle de la société. Certes, QS a le mérite de défendre ces causes dans le débat public québécois, mais ce parti n’en a pas l’exclusivité et il me semble paradoxal de proposer de rompre les liens avec le Canada pour établir des politiques qui sont aussi préconisées par les partis canadiens. Je ne saisis pas comment cet argument du projet de société pourra faire avancer la cause de l’indépendance d’autant plus qu’il risque de rebuter ceux qui n’adhèrent pas à ces objectifs et qu’il entretient le « conditionnalisme », cet état d’esprit qui veut que l’indépendance ne se justifie qu’à la condition que le Québec soit progressiste.
On ne peut soutenir de façon crédible que la définition d’un projet de société est une condition sine qua non pour accéder à l’indépendance parce que les divergences idéologiques sont au cœur du débat politique dans toutes les sociétés qu’elles soient indépendantes ou pas. Et même lorsque le Québec sera indépendant, on continuera de débattre de ces questions à moins de penser que l’histoire s’arrêtera à ce moment-là et qu’on aura défini ce que le Québec sera pour l’éternité. Enfin, comme QS se veut démocratique, on peut penser que l’alternance droite-gauche se reproduira même si d’aventure QS prenait le pouvoir. Le projet de société est toujours un enjeu ouvert de sorte que cette question est purement accessoire dans l’accession à l’indépendance.
Qu’on me comprenne bien, je ne nie pas l’utilité de Québec solidaire qui vient combler les abandons progressistes du Parti québécois et ajouter les voix de la gauche au projet national. Mais je pense qu’il faut garder un esprit critique et ne pas se laisser éblouir par le miroir aux alouettes ou les raccourcis intellectuels. Comme le disait Lenine : « seule la vérité est révolutionnaire ». C’est par l’analyse et la discussion franche qu’on peut clarifier les débats et faire avancer l’idée d’indépendance dans l’espace public. q