Rareté de main d’œuvre et course aux talents

titre complet: Rareté de main d’œuvre et course aux talents : en finir avec la nostalgie

Le débat sur la rareté de main-d’œuvre a repris de plus belle au Québec avec la publication de chiffres faisant état notamment d’un besoin de 300 000 travailleurs d’ici cinq ans (près de 150 000 à l’heure actuelle) pour pourvoir des postes libres. Cette pénurie existait avant la crise sanitaire et semble maintenant s’intensifier. Rien pour plaire aux associations patronales, aux chambres de commerce et employeurs qui misent sur une main-d’œuvre importante et souvent à bon marché, surtout dans les secteurs agroalimentaires, touristiques et le commerce au détail. Non seulement la situation peut paraitre inquiétante, mais elle exige un regard neuf, des solutions novatrices, une compréhension du rôle de l’état et des enjeux sociaux.

 

Un regard neuf et loin de la nostalgie est nécessaire

Les associations patronales, les milieux d’affaires et certains militants d’extrême gauche (se présentant parfois comme des experts) unissent volontairement ou non leur voix pour réclamer un plus grand bassin de main-d’œuvre, une hausse immédiate des seuils d’immigration. Sinon, ça continuera d’être le « Far West » où on s’arrache les talents, comme dénonce la rédactrice en chef du journal Les Affaires. Pire, l’écrit une militante qui interpelle directement Francois Legault dans La Presse du 12 juin : « La pandémie aura eu ceci de bon que de faire en sorte qu’il soit devenu impossible de nier collectivement que ces femmes et ces hommes qui migrent pour travailler dans des secteurs clés de notre économie (tels que la santé, les soins aux aînés et l’agriculture) représentent la colonne vertébrale de notre société. » Beaucoup de ces sorties publiques récentes suggèrent aussi implicitement ou non que le premier ministre soit contre l’immigration, alors que son objectif d’en accueillir entre 40 000 et 50 000 représente un effort plus grand que deux grandes terres d’accueil historique, la France et les États-Unis, toutes proportions gardées. On ne peut que s’interroger les arrière-pensées de ceux qui militent pour accoler une étiquette anti-immigration au gouvernement caquiste.

Du côté des lobbys d’affaires faisant pression sur le gouvernement, du CPQ aux associations sectorielles en passant par les chambres de commerce, on martèle depuis des mois le même discours, consubstantiel à celui des libéraux et avec une liste de solutions d’urgence1 qu’on voudrait novatrices et qui fait de l’immigration massive son point focal. En les observant brandir celle-ci sur toutes les tribunes, on a la nette impression qu’on demande au gouvernement de presser sur tous les boutons du tableau de bord simultanément alors que le marché de l’emploi est loin d’être stable et que des incertitudes persistent. On peut également s’interroger sur l’empreinte d’une certaine nostalgie dans leur discours, celle des belles années où le chômage oscillait entre 8 et 9% avec une main-d’œuvre bon marché et abondante. Et ce réflexe de vouloir retourner dans ce monde révolu à l’aide de mesures impopulaires qu’on suggère d’imposer en marge de la prise de décision démocratique.

À cet effet, le président de la FCCQ, semblant curieusement inspiré par la naufrageuse Kim Campbell, nous explique dans La Presse du 6 aout que les élections l’embêtent : « Il nous apparaît déraisonnable de prévoir un débat sur un sujet aussi clivant à la veille d’une campagne électorale. Les employeurs, membres des diverses chambres de commerce du Québec, craignent que l’immigration fasse encore l’objet de débats politiques se détournant d’une analyse concrète, basée sur des faits et des données socio-économiques. » Avec cet appel décomplexé à soustraire ce dossier au débat public et à notre démocratie, on suppose peut-être que les problèmes d’intégration et de francisation ne sont que des soucis puisés dans l’univers mental des bruyants quelques-uns et agitateurs d’épouvantails. Ou pire, que le peuple n’est pas apte à en décider. Après tout, le CPQ et le FCCQ font déjà fi de l’inquiétude que leurs propres membres manifestent, sondages à l’appui. Ensuite, dans le même article, la FCCQ se désole du manque d’analyse concrète sur l’intégration raté des vingt dernières années. Comme si le travail de démographes indépendants comme Frédéric Lacroix, les écrits de Jacques Houle, les rapports d’organismes comme l’OQLF devaient être simplement oubliés ou inconsidérés. Le CPQ ajoute même que le vrai problème de francisation au Québec prend sa source dans le haut taux d’analphabétisme des Québécois eux-mêmes.

Retour à la concurrence sur le marché de l’emploi

Faisant fi du peuple et des analyses sur les problèmes d’intégration et de francisation, on brandit donc « Catastophe » et « Far West » pour se désoler d’un marché du travail qui donne le bon bout du bâton aux travailleurs. Mieux encore, certains médias comme L’Actualité donnent la parole à des chefs d’entreprise qui disent aller jusqu’à refuser de concurrencer pour s’attirer les meilleurs talents du Québec, prétextant ne pas vouloir nuire au secteur. C’est comme si Marc Bergevin avait refusé d’engager Tyler Toffoli pour ne pas attrister ses adversaires2. Quoi qu’on en dise, la nouvelle dynamique sur le marché du travail au Québec, favorable au travailleur, est loin d’être unique au monde et requiert une adaptation rapide du milieu d’affaires et l’abandon des réflexes nostalgiques. Cette résistance, ce refus de s’adapter à la nouvelle économie entrainent beaucoup de patrons d’ici à stipendier leur association patronale pour exprimer à travers elle leur appréhension du réel, et afin de réclamer une transformation de la société qui recréerait des conditions à leur avantage. On rêve d’un retour en force d’une époque récente où nos écoles de commerce enseignaient le bon catéchisme, celui d’une « nouvelle » économie où les employés devaient être flexibles, agiles, acceptant de bonne foi leur précarité comme conséquence de la mondialisation.

En attendant, outre les bruyants retardataires, d’autres entreprises en manque de main-d’œuvre continuent d’ignorer les chercheurs d’emploi expérimentés et disponibles comme le rapportait récemment le Journal de Montréal3 et d’autres se plaignent des jeunes entrant sur le marché du travail, des gens « peu fiables », « maternés » et généralement peu motivés. Dans un dossier de La Presse du 3 mai, on leur oppose d’ailleurs un nouvel idéal : le travailleur étranger souriant, docile et peu exigeant au niveau salarial.

Heureusement, la majorité des gens d’affaires réalise que dans un marché où les travailleurs choisissent leur employeur, faire preuve de flexibilité, de respect des coutumes locales et favoriser la gestion participative seront des impératifs incontournables pour attirer et retenir les talents nécessaires. Ces efforts d’attraction et de rétention de talents cibleront autant les nouveaux travailleurs que nos travailleurs expérimentés et, qui sait, des retraités considérant un retour à temps partiel pour arrondir les fins de mois.

L’agonie annoncée des entreprises zombies

Par ailleurs, l’économie succédant à la troisième vague covidienne est encore loin d’être stable. Même si les pénuries d’employés persistent, les observateurs ont noté avec raison les dommages persistants et aggravants de la PCU/PCRE sur le recrutement et la rétention d’employés, à la suite de la valse des milliards du gouvernement Trudeau. On ne peut reprocher à ce dernier d’avoir agi rapidement et avec peu d’expérience permettant de viser juste, mais il semble qu’on ait vite constaté les effets délétères de cette mesure avec des travailleurs choisissant le chèque du gouvernement plutôt que celui de leur employeur actuel ou potentiel. Sans surprise, il semble que l’épargne des Canadiens a atteint un sommet pendant que la dette gouvernementale suivait la même tendance. Bref, le surplus d’argent mise en disponibilité a engendré un refus de travailler ou à tout le moins une pause chez plusieurs. La campagne électorale et la recherche d’un gouvernement majoritaire plaisant au plus grand nombre risquent de prolonger la PCRE et les déséquilibres conséquents sur le marché de l’emploi.

Les prochains mois seront tout autant perturbés par une problématique structurante tout aussi importante et susceptible de rendre disponible de nombreux travailleurs sur le marché du travail : la fin des entreprises zombie. Ainsi, avec un taux de faillite anormalement bas en 2020, plusieurs entreprises qui peinaient à survivre et qui doivent leur pérennité au soutien gouvernemental auront tôt fait de retrouver leur position précaire très prochainement. Avec les conséquences malheureuses pour leurs employés et leur famille. Ne possédant pas de statistiques à ce sujet, mon expérience et mes observations me font craindre que ces entreprises soient généralement intenses en capital humain et technologiquement archaïques. Ironiquement, on le verra plus loin, ceux qui donnent des leçons de rigueur économique aux uns militent souvent bec et ongles pour le maintien d’un soutien gouvernemental ne différenciant pas les entreprises viables ou non, un soutien qui dérègle l’économie libérale et met une pression artificielle sur le marché de l’emploi. Nous sommes potentiellement devant une bombe à retardement et un relatif chaos qui suivra le retrait d’un soutien gouvernemental qui ne peut durer éternellement.

Néanmoins, les plénipotentiaires de l’immigration massive gardent le cap, martèlent leur message et affichent peu de soucis pour l’intégration de nouveaux arrivants à la société d’accueil. Mieux, ils disent craindre l’inflation, ils se scandalisent des efforts du gouvernement Legault pour viser l’accueil d’immigrants économiques dans les secteurs à haute valeur ajoutée (avec le fameux salaire visé de 56 000 $/an). Le CPQ, par la voix de son président, réclame d’une part le maintien d’une économie planifiée où l’entreprise doit continuer d’être soutenue par les fonds publics4 et sermonne d’autre part le représentant syndical sur les effets catastrophiques à prévoir d’une hausse du salaire minimum à l’émission de Gerard Fillion évoquant un besoin de rigueur économique.

Évidemment, pour justifier cette rigueur à sens unique, on brandit le bon vieux spectre de fermetures d’entreprises et de l’inflation incontrôlée. Cette solution, la fermeture, est probablement en effet la dernière qui reste à une entreprise d’ici dont le bas coût de main-d’œuvre et le soutien gouvernemental sont l’avantage concurrentiel principal. Pour le dire comme Simon-Pierre Savard-Tremblay dans son livre L’État succursale : « l’avantage concurrentiel d’une nation vient du dynamisme local, et non des avantages de coûts à court terme. » Les bas coûts de main-d’œuvre et la nostalgie des lobbys d’affaires devront céder leur place à une collaboration favorisant le déploiement du génie québécois dans les secteurs d’avenir.

À cet effet, on attend beaucoup de nos gouvernements dans cette sortie de crise. Aide à la transformation numérique, ouverture des frontières, assouplissements fiscaux pour travailleurs semi-retraités, formation etc. Plusieurs de ces attentes sont justifiables. On demande aussi aux gouvernements de mettre fin aux délais inconcevables et inhumains dans le traitement de dossiers de nouveaux travailleurs habitant déjà au Québec. Néanmoins, on pourrait aller beaucoup plus loin et exiger la fin des dédoublements, l’élimination des emplois publics ayant sensiblement la même tâche pour un ministère à Québec ou à Ottawa. On libérerait ainsi peu à peu une main-d’œuvre qualifiée qu’on soutire depuis longtemps au secteur privé. Le fédéral, l’acteur le plus éloigné de notre économie non-pétrolière, a historiquement refusé le concept de guichet unique sous prétexte de vouloir protéger des emplois. D’aucuns soutiendront que cette position est obsolète et couteuse pour notre marché de l’emploi.

 

 

L’auteur a occupé des rôles de direction dans des entreprises manufacturières et fait partie de conseils d’administration et de comités d’association de manufacturiers canadiens.


1 https://www.cpq.qc.ca/fr/publications/communiques-de-presse/travailleurs-etrangers-temporaires-un-programme-rafraichi-qui-repondra-aux-besoins-actuels-des-employeurs

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