Remboursement de la dette: une fausse urgence

Les consultations prébudgétaires de cette année, a annoncé le ministre des Finances dans son document de référence1, s’articulent autour du thème principal de la dette. Accueillons cette décision comme une occasion de lever le voile sur plusieurs zones d’ombre qui entourent cette question.

1 – Au 31 mars 2005, la dette totale du gouvernement du Québec a atteint 116,6 milliards de dollars… Les coûts de financement de cette dette atteignent 7,6 milliards de dollars pour l’année 2005-2006, soit 13,7 cents pour chaque dollar de revenus (p. 26 du document de référence).

La dette totale du gouvernement comprend la dette directe, contractée sur les marchés, de 80,3 milliards, et le passif net à l’égard des régimes de retraite, 36,3 milliards. Si le gouvernement verse effectivement des intérêts annuels sur la dette directe, soit environ 5 milliards, ce n’est pas le cas pour l’autre partie de sa dette, qui est une simple reconnaissance de dette à l’égard de laquelle il impute une charge fictive d’intérêts. Cette charge d’intérêts, de 2,6 milliards, est inscrite comme une dépense budgétaire faisant partie du service de la dette, mais elle n’est pas l’objet d’un versement de fonds et n’entraîne par conséquent pas de besoins de financement. Le « besoin de financement » de 2,6 milliards, créé dans les « opérations budgétaires » du gouvernement par cette dépense budgétaire fictive, est en effet compensé par une « source de financement » équivalente dans ses « opérations non budgétaires ». Si on veut donc parler du poids réel du service de la dette en termes de sortie de fonds ou de besoins de financement, ou des « coûts de financement de cette dette »,  il faut parler de 5 milliards et non de 7,6 milliards, ce qui représente 9 cents, et non 13,7 cents, pour chaque dollar de revenus. Cela demeure élevé, mais a l’avantage de représenter une réalité qui ne doit pas être travestie.

2 – Les trois quarts de la dette, soit 87,2 milliards de dollars, découlent des déficits que le Québec a enregistrés année après année à partir du début des années 70 jusqu’en 1997-1998, pour payer les dépenses courantes (p. 28 du document de référence).

Au sens strict, cet énoncé est vrai. Ce qu’il omet de dire toutefois, c’est que jusqu’à l’entrée en vigueur de la réforme de la comptabilité gouvernementale en 1997-1998, ces dépenses courantes incluaient les dépenses d’immobilisations. Cela veut dire que, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, la dette attribuable aux déficits accumulés des années antérieures à 1997-1998 comprend une part significative cachée qui n’est pas attribuable à des dépenses courantes au sens strict, comme on les comprend aujourd’hui depuis la réforme comptable, mais qui est attribuable à des dépenses d’immobilisations. Il est plus que temps que le gouvernement fasse la lumière sur cette part cachée. Il est inexact d’écrire que « la portion de la dette ayant servi à financer des actifs financiers ou des immobilisations [ne] représente [que] 29,4 milliards de dollars, soit le quart de la dette totale » (p. 29). Cette portion de la dette, « qui n’engendre pas d’iniquité intergénérationnelle puisque les générations futures profiteront des actifs et des immobilisations financés par cet endettement » (p. 29), est sans doute significativement plus élevée que les 29,4 milliards dont parle le gouvernement si on y ajoute la part cachée du déficit courant attribuable aux dépenses d’immobilisations d’avant 1997-1998. Au gouvernement de faire la lumière sur les supposés déficits passés attribuables aux « dépenses d’épicerie », confondues avec les dépenses courantes, de modifier en conséquence sa vision alarmiste quant à l’ampleur de la dette qui en découlerait et de chiffrer la part de cette dette qui est attribuable aux dépenses d’immobilisations.

3 – Il est acceptable pour le gouvernement de recourir à l’endettement pour financer des immobilisations ou des actifs financiers. En revanche, la dette qui a servi dans le passé à payer des dépenses courantes devrait être remboursée(p. 30 du document de référence).

Faute de chiffres rectifiés quant au montant réel de la dette attribuable aux dépenses courantes, retenons le montant de 87,2 milliards considéré comme correct par le gouvernement et supposons qu’un montant annuel  de 1 milliard de dollars est affecté à la réduction de cette dette. Supposons par ailleurs que le taux d’intérêt est le taux actuel de 6,5 % et qu’il demeurera à ce niveau au cours des années à venir. Un simple calcul révèle que l’économie annuelle de frais d’intérêts sur la dette découlant de sa réduction (en d’autres termes la réduction du service annuel de la dette) n’atteindra 1 milliard de dollars, soit le niveau du coût annuel de la réduction de la dette, que dans 15 ans, en 2019-2020. Pendant ces 15 années donc, le coût de la réduction de la dette aura été supérieur aux économies réalisées grâce à sa réduction, privant ainsi l’économie de ressources budgétaires précieuses qui pourraient être utilisées par exemple pour répondre aux besoins criants de secteurs névralgiques comme la santé et l’éducation. Au terme de cette période de 15 ans, l’économie cumulative de frais d’intérêt sur la dette aura atteint 8 milliards, alors que le coût cumulatif de la réduction de la dette aura atteint, lui, 15 milliards. Pour que l’économie cumulative de frais d’intérêt rejoigne le coût cumulatif de la réduction de la dette, il faut attendre 30 ans, en 2034-2035, les deux montants étant alors égaux à 30 milliards. Et à cette date, la dette serait toujours de 57,2 milliards, si elle n’a pas augmenté par ailleurs entre temps.

Doublons maintenant à 2 milliards de dollars ce montant hypothétique déjà fort élevé de 1 milliard de dollars de réduction annuelle de la dette. À des fins de comparaison, 2 milliards de dollars par année pour le Québec équivalent grosso modo à 8 milliards de dollars par année pour le Canada, dont la taille de l’économie est plus de quatre fois celle du Québec. Or, 8 milliards de dollars par année est le montant que le gouvernement fédéral a affecté en moyenne sur une période de 8 ans à la réduction de sa dette (63 milliards de 1997-1998 à 2004-2005). Et il n’a pu le faire que grâce aux énormes surplus qu’il a dégagés pendant cette période, situation qui n’a rien à voir avec celle du Québec où, en raison notamment du déséquilibre fiscal, les tendances au retour aux déficits budgétaires sont de plus en plus fortes. De toute façon, même si le Québec affectait ce montant invraisemblable de 2 milliards de dollars par année à la réduction de sa dette, rien ne serait changé quant aux échéances de rattrapage de 15 et 30 ans qui ont été établies dans le cas d’une réduction annuelle de 1 milliard. Seuls les montants établis dans le cas précédent seraient doublés. Dans 15 ans en effet, l’économie annuelle de frais d’intérêt sur la dette atteindrait 2 milliards, égale au montant annuel de la réduction de la dette. À cette date, l’économie cumulative de frais d’intérêt sur la dette aurait atteint 16 milliards, alors que le coût cumulatif de la réduction de la dette serait de 30 milliards. Dans 30 ans, les montants cumulatifs correspondants se rejoindraient, à 60 milliards, et la dette aurait alors été réduite à 27,2 milliards.

Les échéances de rattrapage de 15 ans et 30 ans qui viennent d’être évoquées dans les deux exemples précédents sont indépendantes tant du montant la dette que de celui de sa réduction annuelle. Elles sont uniquement déterminées par le taux d’intérêt, dont elles sont une fonction inverse. On peut démontrer en effet que le nombre d’années pour que l’économie annuelle d’intérêts sur la dette soit égale au coût annuel de la réduction de la dette est égal à (1 / i), où i est le taux d’intérêt, et que le nombre d’années pour que l’économie cumulative soit égale au coût cumulatif est égal à (2 – i)/ i. Si le taux d’intérêt est 6,5 % comme jusqu’ici, on peut vérifier que les valeurs du nombre d’années qui en découlent, une fois arrondies, sont les valeurs de 15 et 30 déjà mentionnées. Si nous supposons que le taux d’intérêt est plus élevé, 8,5 % par exemple, ces échéances sont atteintes plus tôt qu’avec un taux d’intérêt de 6,5 % (12 et 23 années respectivement) et les montants correspondants auxquels les économies annuelles et cumulatives rejoignent les réductions annuelles et cumulatives de la dette sont en conséquence légèrement moins élevés.

Une hypothèque pour la génération actuelle et pour les générations futures

Ces chiffres démontrent en bout de ligne que la réduction de la dette aurait pour conséquence de priver l’économie, pendant des périodes fort longues, de sommes significatives qui seraient dès lors soustraites des affectations vitales qu’attendent désespérément en particulier les secteurs de l’éducation et de la santé. En privant la génération actuelle de ressources qu’on voudrait destiner à la réduction de la dette sous prétexte de vouloir régler un hypothétique conflit entre générations, non seulement on hypothèquerait la génération actuelle, mais on compromettrait tout autant le bien-être des générations futures. Bénéficiant tout au plus d’une réduction bien relative de la dette, les générations futures auraient en effet à subir un passif autrement plus lourd si on ne prenait pas aujourd’hui les moyens de leur léguer la santé, les connaissances et les infrastructures qui seront le fondement incontournable de leur richesse.

L’objectif caché : privatiser les services publics et les biens de l’État

Même si la dette représentant les déficits accumulés a augmenté de 4,5 milliards depuis 1997-1998, son poids relatif par rapport au Produit intérieur brut a diminué de 43,8 % à 31 %, du seul fait de la croissance de l’économie, et cette évolution se poursuivra dans la mesure où le PIB augmentera plus vite que la dette. Il en est de même du poids relatif du service de la dette totale par rapport aux revenus budgétaires, qui a diminué de 17,7 % à 13,1 % pendant la même période. Et si une détérioration de la situation est à craindre à cet égard, il faut en chercher la source dans la tendance gouvernementale à grever ses revenus par les avantages fiscaux et les réductions d’impôt qu’il concède aux mieux nantis et en fermant les yeux sur l’évasion fiscale.

Le gouvernement se réclame en effet du principe selon lequel « les déficits budgétaires des périodes de faible croissance devraient être compensés par des surplus budgétaires en période d’expansion » (p. 28). Mais il crève les yeux que s’il profite de la période d’expansion pour réduire ses revenus en réduisant les impôts, il se prive des moyens de donner suite à ce principe. Et le gouvernement affirme qu’il n’a pas l’intention de remettre en question ses engagements de réduire les impôts. Vouloir, dans une situation de raréfaction de fonds, dégager néanmoins des fonds supplémentaires pour les destiner à une réduction de la dette confine à l’impasse, à moins d’envisager une réduction et une privatisation des services publics ou, ce que le gouvernement annonce de plus en plus clairement comme étant son intention, de procéder à des « ventes d’actifs », c’est-à-dire à des privatisations au moins partielles d’entreprises d’État comme Hydro-Québec. Le ministre des Finances Michel Audet a explicitement évoqué à cet égard une vente de 10 % des actifs d’Hydro-Québec, se réclamant d’une hypothèse en ce sens mise de l’avant par Jacques Parizeau. On voit de plus en plus clairement jaillir le véritable objectif qui se cache derrière cette prétendue urgence de la réduction de la dette : la privatisation des services et des biens de l’État, c’est-à-dire du patrimoine collectif.

Des montants à la fois trop élevés et trop faibles

Le document de référence du ministère des Finances se termine par les questions suivantes :

  • Le gouvernement doit-il mettre en place des mesures pour réduire la dette ?
  • Pour réduire le fardeau de la dette, le gouvernement peut envisager différentes options. Devrait-il:
  • Constituer une réserve de prudence dont le solde non utilisé pourrait être affecté au remboursement de la dette ?
  • Fixer dans une loi un plan de remboursement de la dette ?
  • Créer un fonds de remboursement de la dette auquel seraient dédiés certains revenus ?

À chacune de ces questions, il faut répondre : non ! Toutes les sources de revenus du gouvernement sans exception doivent être destinées au financement des services publics. Il faut par ailleurs cesser de parler de réduction de la dette sans dire que les montants qu’on envisagerait d’y consacrer, de l’ordre de 1 milliard de dollars par année par exemple pour être sérieux, sont à la fois trop élevés par rapport aux sources de fonds disponibles et aux besoins qui doivent être satisfaits, et trop faibles pour qu’on puisse parler d’une éventuelle élimination complète de la dette sur un horizon raisonnable. Réduire de 1 milliard de dollars par année une dette de 87,2 milliards, en supposant qu’elle n’augmenterait pas par ailleurs au cours de cette période, nécessiterait trois générations.

En terminant, il n’est pas inutile de préciser que le document de référence du gouvernement, dont seul l’aspect principal, celui de la dette, a été analysé ici, s’inscrit en droite ligne dans l’esprit du manifeste Pour un Québec lucide, dont on retrouve les orientations et le vocabulaire à chaque ligne. Faut-il s’en étonner, lorsqu’on se souvient qu’il avait été accueilli avec enthousiasme par le premier ministre et que Lucien Bouchard disait vouloir, par sa publication, aider « un gouvernement à bout de souffle à se sortir du trou »2 ?

 


1 Finances Québec, Document de référence. Consultations prébudgétaires. Perspectives économiques, finances publiques et dette du Québec, janvier 2006, 33 pages.

2 Le Devoir et La Presse, 20 octobre 2005.