Collectif. Qu’est-ce qu’une civilisation après le coronavirus ?

Collectif
Rester vivants. Qu’est-ce qu’une civilisation après le coronavirus ?
Éditions Fayard en collaboration avec Le Figaro, 2020, 267 pages

En des temps d’incertitude que sont les nôtres, qui suscitent des panoplies de questionnements et de doutes, il est bon de savoir s’extirper des informations en continu et de prendre de la distance sur l’époque. En ce sens, un essai paru en pleine crise de coronavirus vaut le détour. En collaboration avec Le Figaro, les éditions Fayard réunissent dans Rester vivants parmi les plus grands penseurs de France, y incluant quelques plumes étrangères, sans oublier notre ambassadeur québécois Mathieu Bock-Côté, pour tenter de penser le monde qui suivra la covid. Vingt-six écrivains sont donc regroupés pour nous offrir des textes parus dans Le Figaro et Le Figaro Magazine entre mars et mai 2020. Sans que l’ouvrage ne soit divisé en parties ou en thèmes, on relève une diversité de sujets abordés intéressante, allant de l’État-nation à l’écologisme catastrophiste, de l’économie à la montée en puissance de la Chine jusqu’aux risques pesant sur la démocratie.

Un premier texte est signé François-Xavier Bellamy, dans lequel l’homme réaffirme son credo dans la défense du sens civique et d’une communauté de destin, dont on découvre les vertus pour faire face à une crise nationale. L’infatigable voyageur Sylvain Tesson ne semble pas trop souffrir de cette mise en arrêt, lui qui croit en un changement d’époque : « L’ultra-mondialisation cybermercantile, dit-il, sera considérée par les historiens futurs comme un épisode éphémère. » (p. 22) En plus de cet optimisme, il nous laisse une belle réflexion sur la lecture et notre conception du temps. L’ancien conseiller Henri Guaino offre une comparaison pertinente entre la pandémie et la crise financière de 2008 qu’il a vécu au gouvernement.

Mathieu Bock-Côté remarque pertinemment que la crise sanitaire a un effet accélérateur sur plusieurs phénomènes sociaux comme le complotisme et l’ensauvagement de « certains quartiers » de France. Le sociologue québécois en déduit que nous en avons fini avec le « mythe du progrès perpétuel1 », qui laissait penser que les conflits idéologiques et les situations tragiques n’étaient plus que du passé. Après ces considérations, Bock-Côté rappelle à partir d’un événement tragique ce que la religion peut avoir de plus beau dans l’existence d’un homme. Il consacre la fin de son texte au thème de « l’expertocratie », montrant avec justesse l’insuffisance d’une politique totalement soumise à « la science », comme s’il s’agissait d’un discours univoque.

Après son texte vient celui d’Hubert Védrine qui déplore l’absence d’une « réelle communauté internationale » mal préparée à faire face conjointement à une crise sanitaire. Sans en appeler au démantèlement des grandes organisations internationales, il souhaite au contraire rebâtir une nouvelle « coopération internationale » plus efficace que la « gouvernance mondiale » actuelle qui n’a rien vu venir. Sur un questionnement plus philosophique, Pascal Bruckner s’interroge sur notre nouvel art de vivre de confinés : « Nous voilà tout comme Amiel condamnés à l’effroyable tâche de ne pas exister. » À son habitude, il nous laisse des pensées essentielles pour comprendre notre temps. Le journaliste François Lenglet réfléchit sur l’avenir économique de nos pays et sur le possible renforcement de la surveillance « pour des raisons de santé publique. » Sans être catastrophiste, ses constats nous prédisent des lendemains qui déchantent.

Alain Finkielkraut y va d’une note plus positive, remarquant que nous sommes toujours attachés à la préservation de la vie, qu’il s’agisse d’un vieillard ou d’un adolescent. Cela montre pour lui « que le nihilisme n’a pas encore vaincu et que nous demeurons une civilisation. » Il dénonce avec brio le « tribunal de la bêtise surinformée » qui cherche impitoyablement des coupables à la crise. Il laisse enfin de belles lignes sur son émerveillement devant « la beauté du silence » qui nous accompagna durant les premières semaines de confinement.

Face à l’épreuve, Michel Onfray nous invite à replonger dans nos racines romaines pour savoir maîtriser la souffrance : « je n’ai pas le choix d’être malade, mais j’ai le choix, en étant malade, de ne pas concéder à la maladie plus qu’elle ne prend déjà. » Dans le sillage de Sagesse2, le philosophe montre l’importance de sa pensée afin d’exercer une sagesse pratique digne de ce nom.

Jacques Julliard revient sur le mythe de Prométhée pour réfléchir à la nature humaine au temps du coronavirus. Olivier Rey, en évoquant la figure de George Orwell, affirme l’importance de cultiver son jardin pour trouver refuge. La philosophe Chantal Delsol croit qu’il faisait déjà plusieurs décennies que nos sociétés avaient saisi les dangers potentiels de la démesure : « Le Progrès, avec une majuscule, est derrière nous3. » Selon elle, nous retrouvons les vertus de la solidarité interne, de la souveraineté et du local.

Fabrice Hadjadj note l’importance inédite de la « pandémie numérique » que nous vivons, qui consiste à bombarder maladivement les populations des dernières informations sur le virus. Pierre Vermeren discute du déclin français qui se trouve encore une fois prouvé par l’incapacité de l’État à bien répondre à l’épreuve. Après lui, le professeur américain Joshua Mitchell évoque l’œuvre d’Alexis de Tocqueville pour réaffirmer l’importance des liens sociaux afin de garantir la démocratie : « La “distanciation sociale” est de ce point de vue le grand ennemi de l’esprit de la démocratie. » La philosophe Julia de Funès relève une immaturité collective dans la manière d’exprimer la reconnaissance à l’égard des soignants et note les impostures de la politique macronienne du « en même temps »

Pierre Manent revient, comme d’autres, sur le thème du retour de la nation face à un projet européen qui ne va plus. Il s’inquiète de l’établissement d’un état d’exception permanent et de l’effacement du régime démocratique devant l’idéologie : « nous avons parfaitement intériorisé, dit-il, le principe d’une discipline de parole et d’expression à laquelle il serait suspect d’opposer la moindre résistance. » Le politologue britannique David Goodhart continue sur le même thème en revenant sur sa division de la société entre les anywhere (ceux de partout) et les somewhere (ceux de quelque part). Il nous offre un propos original sur l’évolution des relations entre ces deux catégories de la population. Après lui vient un texte important de François Cheng, qui nous montre combien le confinement peut être aliénant de par la promiscuité qu’il nous force à vivre. En passant par Confucius, Cheng nous rappelle que notre rapport aux autres doit toujours s’exercer avec une saine distance.

Jean-Pierre Le Goff décrit des phénomènes exacerbés par le confinement généralisé et la surabondance d’informations. Fier de la réaction de son pays face à la crise sans lui donner une note parfaite, il note avec raison que l’« […] humanisme et le patriotisme sont toujours présents par-delà les fractures et les divisions ». Hélène Carrère d’Encausse réfléchit quant à elle sur notre perception de la mort et sur l’avenir de notre civilisation dans le nouveau monde qui naît.

La journaliste Eugénie Bastié prend la plume pour nous offrir son regard toujours bien aiguisé sur la situation. Elle évoque entre autres les sujets du souverainisme, de l’écologisme effondriste, de la montée de la gauche radicale, des difficultés du libéralisme et du populisme dans le présent contexte. L’essayiste Laetitia Strauch-Bonart poursuivra sur des thèmes similaires, tout en soulignant pertinemment la quasi-absence de débat autour de la loi d’urgence sanitaire et le risque de son prolongement.

En entretien, la philosophe Bérénice Levet laisse des réponses très intéressantes sur la situation dans laquelle nous nous trouvons, que ce soit par rapport au nouveau vocabulaire adopté, à un mode de vie ralenti ou encore à la gestion de crise. Enfin, le dernier texte signé Laure Mandeville prend le temps d’analyser la puissance de la Chine dans le siècle dans lequel nous continuons de voguer, bon gré mal gré.

En somme, les textes ont tous leur pertinence pour tenter de dissiper les brumes de l’actualité en continu et de réfléchir au monde d’après. On le devine, les thèmes abordés prendront de l’importance dans les années à venir. Cela ne nous empêche pas de faire certaines remarques sur quelques angles morts des analyses.

Notons dans un premier temps que la réflexion sur la montée en puissance des GAFAM est absente de l’ouvrage. Mathieu Bock-Côté écrivait lui-même dans une chronique avoir déchanté4 en constatant qui tirait profit de cette crise. Ensuite, il aurait été intéressant de réfléchir plus amplement sur notre rapport aux personnes vulnérables. Nos sociétés disent en effet imposer un confinement au nom de la défense de la vie. Mais ce discours se tient au même moment où la tendance à élargir l’accès à l’aide médicale à mourir s’accentue, ce qui entre en pleine contradiction avec notre attachement à la vie. Il y avait donc place pour une méditation sur ce thème.

Enfin, la place de plus en plus hégémonique que prennent les écrans dans nos vies n’est pas un sujet négligeable, additionné de l’avènement en force du télétravail et d’existences de plus en plus confinées à résidence. Encore une fois, il aurait été intéressant de lire nos penseurs s’étaler sur le sujet. Outre ces remarques, qui font moins une critique du propos qu’un appel à une réflexion plus élargie, Rester vivants est de toute évidence un ouvrage qui restera important pour les futures générations qui voudront comprendre ce que nous avons vécu et ce que nous anticipions de l’avenir. Pour nos contemporains, cet essai collectif offre des pistes de solution à un monde postcovid qui ne manquera pas de défis.

Philippe Lorange
Étudiant en science politique et philosophie à l’Université de Montréal


1 Ibid., p. 44-5 ; 53 ; 56 ; 61 ; 68 ; 84 ; 92 ; 96 ; 100.

2 Albin Michel, 2019.

3 Collectif, Op. cit., p. 128 ; 133 ; 150 ; 176 ; 207.

4 « La crise aurait dû nous rappeler l’importance vitale de l’indépendance nationale, et le danger de la dépendance industrielle. Pourtant, c’est une autre société qui se dessine. Elle sera moins démondialisée qu’amazonisée.

J’entends par là que les GAFAM, qui ont profité de la crise pour étendre leur emprise sur la société, seront désormais, encore plus qu’ils ne l’étaient auparavant, dans une position hégémonique. Ils exerceront sur nos vies une souveraineté à certains égards plus pesante que celle des États. » dans Mathieu Bock-Côté, « Après la crise, une société dominée par les GAFAM », Le Journal de Montréal, 16 décembre 2020.

Récemment publié