Robert Leroux. Les deux universités

Robert Leroux
Les deux universités . Postmodernisme, néoféminisme, wokisme et autres doctrines contre la science
Paris, Les éditions du Cerf, 2022, 247 pages

M’étant procuré cet ouvrage le 6 octobre, la curiosité m’a incité à « googler » le nom de ce professeur de sociologie de l’Université d’Ottawa pour ajouter à ce que je savais déjà de lui. C’est ainsi que j’ai appris avec stupéfaction son décès quatre jours plus tôt. Déjà auteur de neuf ouvrages, tous publiés chez d’importants éditeurs français tels les Presses universitaires de France, Hermann, Le Cerf et Odile Jacob. Certains ont été traduits en anglais et un en italien. En 2008, son livre sur Frédéric Bastiat fut couronné meilleur ouvrage d’économie politique par l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP). Personne n’a un dossier similaire au sien à la Faculté des sciences sociales de son université où il a joué le rôle de mouton noir, comme on le comprendra avec ce qui suit.

Ce dixième ouvrage de Robert Leroux se veut on ne peut mieux documenté. Sa bibliographie s’étend sur seize pages où les références en français et en anglais font presque parts égales. Elles servent d’assise à une critique d’une université ayant fait table rase de la tradition sous l’inspiration du marxisme et du freudisme. Pour l’auteur, cette université se différencie de l’université traditionnelle en se voulant postmoderne et ouverte aux goûts du jour, surtout dans le domaine des sciences sociales et, de plus en plus, au sein des sciences naturelles. Il va sans dire que ce courant d’idées développées chez nos voisins du sud dans les années 1980-90 n’a pas eu besoin du chemin Roxham pour s’implanter en nos murs.

Pour indiquer à quelle enseigne il loge, Leroux s’appuie sur les écrits de Raymond Boudon – vu comme un des plus grands sociologues français de la seconde partie du XXe siècle –, avec qui il a travaillé à Paris. Pour ce dernier, la science doit obéir au postulat du réalisme en cherchant à décrire au mieux la réalité. Ce qui conduit l’auteur à se référer à Karl Popper pour qui, comme on le sait, une théorie s’avère exacte tant qu’elle n’est pas remplacée par une autre jugée supérieure. En conséquence, tout au long de l’ouvrage, le lecteur obtient un tableau d’une « nouvelle université » plongée en plein relativisme, faisant fi de la rigueur associée à l’approche scientifique. Pour le démontrer, en entrée de jeu (p. 40), Leroux nous transporte à la fin du siècle précédent avec, d’aucuns s’en rappelleront, l’affront que le physicien américain Alan Sokal a fait subir au postmodernisme. Son canular, volontairement chargé d’absurdités, a été publié par une revue américaine, se voulant très postmoderne, qui n’y a vu que du feu.

Dans le même ordre d’idées, Leroux s’en prend au mouvement woke qui « non seulement [est] bien installé dans les universités, mais s’étend, grâce à plusieurs présidents d’université et aux médias, à la société tout entière » (p. 52)1. Sont donnés en exemple trois auteurs américains qui, à leur tour, se sont payé la tête de revues postmodernes par des propositions d’articles décrivant l’intelligence artificielle comme étant dangereuse étant donné ses origines masculinistes, impérialistes et rationalistes. Ces mêmes auteurs ont ironiquement présenté les biais sexistes et occidentaux de l’astronomie en proposant une astronomie féministe, queer et indigène.

Dans un chapitre subséquent, l’auteur évoque la rupture entre Raymond Aron et Pierre Bourdieu. Ce dernier, comme on le sait, domina jusqu’à sa mort la sociologie française. C’était le triomphe d’une gauche qui ne manquera pas de se radicaliser particulièrement sur les campus. Il en va de même aux États-Unis où la célèbre université de Berkeley s’est laissé gagner par le multiculturalisme et son affirmative action qui fait dire à Leroux que l’on a sonné le glas de l’université traditionnelle. Aux dépens d’une formation générale, on multiplie les nouveaux départements pour répondre aux demandes des groupes minoritaires. Là comme ailleurs dans les années 1990, on a créé des programmes d’études avancées (sic) en Gay, Women et autres Gender Studies. Au pays du Publish or Perish où il faut publier, on crée donc des revues à l’avenant comme celles qui se font passer des sapins. Ce qui donne des Journal of Bisexuality, Journal of Transgender Studies, Journal of Homosexuality etc. (p. 90).

Cette évolution s’accompagne d’un nivellement par le bas déplore l’auteur qui décèle l’installation d’une médiocrité à la fois chez les étudiants et leurs professeurs. Les premiers indiquent aux seconds le contenu des cours. Clientélisme oblige, leur parole est d’or. C’est bien ce qu’avait noté l’excellente journaliste Isabelle Hachey dans deux chroniques de La Presse à l’occasion de la polémique soulevée par les inepties du recteur Jacques Frémont de l’Université d’Ottawa dans « l’affaire » Verushka Lieutenant-Duval. On se rappelle que deux étudiants ont reproché à leur chargée de cours d’avoir prononcé des titres d’ouvrages contenant le mot « nègre ». Ce fut alors haros sur le baudet comme dans la fable de Lafontaine. Le client ne peut avoir tort.

En se référant à son mentor Raymond Boudon, auteur de L’idéologie, ou l’origine des idées reçues, Leroux met en évidence le fait que des individus ont des raisons de croire à des idées fausses. On se trouve en présence du concept de « bonnes raisons » ayant la propriété d’être objectivement mauvaises, mais subjectivement bonnes. Ainsi : « Il n’est pas exagéré de dire que l’idéologie est triomphante sur les campus universitaires ; elle exerce, surtout dans sa version progressiste, un véritable monopole sur l’enseignement » (p. 115). Aux yeux de Leroux, la science se voit avalée par le militantisme idéologique qui s’incarne dans le marxisme culturel, le néo-féminisme, l’antiracisme et le multiculturalisme.

Deux chapitres fort percutants terminent l’ouvrage : « Misère du néo-féminisme » et « Une forme extrême de militantisme : la culture “woke” ». Après avoir évoqué l’ineffable Judith Butler, grande prêtresse du féminisme, l’auteur nous réfère à notre réalité avec des allusions à la revue de sociologie québécoise Sociologie et sociétés qui ferait sienne la conviction de l’existence d’une science féminine différente de la science masculine (!). Aux dires d’une auteure dans un numéro qui remonte à plus de 40 ans, Émile Durkheim et Max Weber, deux des « pères » de la sociologie, épouseraient un point de vue patriarcal en accordant une place insuffisante aux femmes, faute d’une juste connaissance de leur situation. Ce qui fait dire à Leroux qu’avec le recul, on doit reconnaître la mise en place de cette vision. Les néo-féministes ont gagné ; partout se forment des départements d’études féministes où : « Les néo-féministes épousent un point de vue relativiste dans la mesure où selon elles, la vérité n’existe pas, elle n’est qu’une question de point de vue […]. Le but des néo-féministes n’est pas d’expliquer le réel, mais de faire la promotion d’une cause » (p. 148-149).

Il faut atteindre la page 186 pour trouver une allusion à Verushka Lieutenant-Duval2 qui n’est pas nommée, mais simplement identifiée comme une néo-féministe de gauche. Pour avoir prononcé le mot « honni » : « Le recteur, un partisan du wokisme, l’a immédiatement cloué au pilori et s’est empressé de se ranger derrière les étudiants ». Enfin, Leroux ne mâche pas ses mots dans son ultime chapitre en voyant dans le mouvement woke rien de moins qu’une machine de guerre idéologique dont le but serait d’anéantir la raison, la logique et la vérité. La cerise sur le gâteau nous est servie avec les « connaissances autochtones » qui se prétendent à la hauteur de Newton. À en croire certains, la méthodologie autochtone serait en mesure de vérifier l’existence des ondes gravitationnelles théorisées par Einstein.

Robert Leroux et d’autres de ses semblables vont-ils trop loin ? C’est ce que semble affirmer un ouvrage paru récemment dû au professeur de sociologie de l’UQAM Francis Dupuis-Déri : Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires3. Le compte-rendu du Devoir du 22 août, accompagné d’une photo de l’auteur dans toute sa superbe faisant les 2/3 d’une page, se veut des plus complaisants. En fait, de cette lecture on ne retient que des propos rassurants à l’effet que l’on enseigne toujours en Occident Aristote et les grands classiques de la pensée. C’est ce même Devoir du 26 novembre qui nous apprend que, pour atteindre les cibles fixées par Ottawa lors d’appel pour candidatures de chaires de recherche, l’homme blanc se voit exclu. L’Université Laval se trouve en cause avec une chaire en histoire pour laquelle seules les candidatures de femmes, d’autochtones, de personnes en situation de handicap et autres minorités visibles seront retenues. Ainsi, l’historien Frédédéric Bastien déplore ne pouvoir soumettre sa candidature. Pour ne pas être en reste, ce printemps, l’Université de Sherbrooke était à la recherche d’une femme pour un poste de chercheure sur les changements climatiques. Enfin, pour se convaincre que l’UQAM, Concordia et McGill n’ont pas le monopole du wokisme, je suggère de voir ce qu’on enseigne en sociologie à l’Université de Montréal. En conséquence, si Richard Leroux peut avoir du mal à dormir en paix, il mérite assurément d’être lu4.


1 La Presse et le Journal de Montréal du 21 novembre nous apprenaient que les hommes (personnes ayant un pénis) des forces armées pourraient dorénavant, pour le défilé du 11 novembre, voire pour combattre, porter une jupe tout en se maquillant et porter de faux cils… Oui, on en est rendu là avec le multiculturalisme des Trudeau père et fils.

2 Par sa présence, au printemps, comme auditrice à une activité du Bloc québécois au marché Bonsecours, elle fut fort applaudie.

3 Philippe Lorange, étudiant à la maîtrise en sociologie à l’UQAM en fait un compte-rendu assassin dans ces pages VOL CXII, nos 8-9, p. 200-206. On devine que cet étudiant n’a plus de cours à suivre avec ce professeur…

4 Sur le même sujet : Romain Gagnon, Vers l’abrutissement de l’espèce humaine : inventaires des délires idéologiques du XXIsiècle, Éd Stratégicus, Montréal, 2022, 246 p.