Roromme Chantal
Comment la Chine conquiert le monde. Le rôle du pouvoir symbolique, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020, 427 pages
La situation internationale présente une multiplicité d’images qui amplifie l’impression que le monde est à la dérive. Les tensions mises à jour par l’élection de Donald Trump en novembre 2016 n’étaient qu’un début. Que ce soit la crise migratoire qui affectait l’Europe avec l’arrivée d’embarcations en provenance de l’Afrique ou les États-Unis avec les migrants en provenance de l’Amérique centrale, les critiques de Trump vis-à-vis de l’Europe quant à sa contribution à l’OTAN, ou encore ses attaques contre la Chine en matière de commerce, tous ces évènements et bien d’autres encore représentent des symptômes d’un malaise profond dans les populations du globe. La crise de la pandémie n’a fait que mettre un couvercle sur le tout, le temps que les gouvernements puissent éliminer cette menace qui affecte chaque individu directement. Mais il y a fort à parier que les tensions vont reprendre aussitôt que la menace du COVID se sera résorbée.
Déjà, sous nos yeux, l’après-pandémie se prépare. L’élection de Joseph Biden et les premiers pas entrepris par son administration en politique étrangère suggèrent que les gestes posés par son prédécesseur vis-à-vis de la Chine n’étaient pas ceux d’un loup solitaire. La montée en puissance de la Chine est de plus en plus présentée comme une menace existentielle pour les États-Unis. Bien que personne dans les milieux dits raisonnables de l’establishment américain ne le dise ouvertement, le fait que la COVID pourrait avoir effectivement pris naissance dans un marché de la ville chinoise de Wuhan n’est pas sans aider la cause.
Dans un monde où l’accès à l’information, peu importe sa source, est facilement accessible, il devient possible de manipuler le discours ambiant sur les grands sujets de l’heure. Dans ce contexte, la Chine est appelée à faire les frais des problèmes qui attisent les tensions à l’échelle autant nationale qu’internationale. Devant cette perspective, le livre du professeur Roromme Chantal offre au public francophone l’occasion de s’instruire sur la montée en puissance de la Chine et ce qu’elle pourrait faire de ce pouvoir dans les années à venir. Ceux qui cherchent des réponses claires et simples seront vraisemblablement déçus. Dans la présentation que M. Chantal a préparée pour ses lecteurs, il apparaît très vite que les grandes questions entourant la Chine ne se prêtent pas à des explications faciles. Par contre, les lecteurs en ressortiront grandement mieux informés et d’une certaine manière plus rassurés sur ce que l’avenir nous réserve, du moins en ce qui concerne la Chine.
Dans son livre intitulé Langage et pouvoir symbolique (Seuil, 2001), le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) écrivait que « le pouvoir symbolique est en effet ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent » (p. 202). Plus loin, il ajoutait :
[C’est pourquoi] le pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par l’énonciation de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par là, l’action sur le monde, donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique) grâce à l’effet spécifique de la mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu comme arbitraire (p. 210).
C’est en s’appuyant de manière flexible sur ce paradigme conceptuel que le professeur Chantal se donne comme objectif d’expliquer l’effort de la Chine pour prendre sa place dans le monde actuel. Par le biais du pouvoir symbolique, la Chine est arrivée à convertir une partie du monde de l’effet bénigne, voire bénéfique, de l’expansion de sa puissance et de son influence dans le monde.
Jusqu’à récemment les théoriciens du système international (Paul Kennedy et Graham Allison par exemple) avaient l’habitude de présenter les rapports dynamiques entre la puissance établie et une puissance en devenir comme une lutte qui ne finissait que rarement de manière pacifique. À l’appui de cette thèse, on citait l’exemple de Sparte et de la Grèce dans l’Antiquité et des exemples plus proches en Europe telles la France, l’Angleterre, et l’Allemagne.
Aujourd’hui, nous assistons à un phénomène différent, selon Chantal. L’émergence de la Chine en tant que puissance témoigne d’une approche différente du pouvoir et de son expansion sur la scène internationale. Ainsi la Chine s’est plutôt fixé comme modus operandi de s’intégrer dans une première phase à l’ordre établi à travers ses réformes économiques, et ce, tout en maintenant un contrôle serré de l’appareil étatique. La Chine a pu ainsi transformer un système économique (socialiste) inférieur en un système de loin plus dynamique, d’une part. Et d’autre part, exercer un contrôle sur les grandes orientations du pays, ce qui peut apparaître paradoxal à première vue. Les observateurs occidentaux avaient longtemps prédit que cette approche mènerait inexorablement à l’affaiblissement de l’État chinois et à des transformations politiques qui, avec un peu de chance, verraient l’émergence de la démocratie. Ce n’est toujours pas arrivé.
En fait, la Chine est devenue un modèle à exporter vers les pays que l’on dit en voie de développement. On pense en particulier à l’Afrique. La Chine y a accumulé beaucoup de bénéfices politiques en démontrant que de pays en voie de développement elle est devenue l’une des grandes puissances économiques en l’espace d’une quarantaine d’années.
Dans une seconde phase (qui chevauche en partie la première), la Chine a traduit son succès économique en outil de promotion de ses ambitions à l’internationale. Ici la nature du bilan est disputée par les chercheurs. La venue au pouvoir de Xi Jinping et son approche plus agressive de promotion de la position de la Chine rend un peu plus discutable l’approche jusque là subtile du gouvernement chinois. Le président Xi est peut-être plus pressé que ses prédécesseurs d’accélérer la marche.
La Chine s’est lancée de diverses manières à promouvoir son modèle. D’une part, elle a joint toutes les organisations internationales qui promeuvent et gèrent en quelque sorte les rapports entre les différents blocs. Mais parce qu’elle se sent à l’étroit et frustrée par des institutions qu’elle n’a pas contribué à mettre en place (Banque mondiale, FMI, entre autres), elle a aussi créé ses propres institutions, tels la Banque asiatique d’investissement en infrastructures et le mégaprojet des routes de la soie. À travers ces institutions, la Chine met ainsi en place l’embryon d’une structure qui pourrait éventuellement remplacer celle qui existe présentement. Déjà, la Chine a de nombreux alliés sur les continents africain, latino-américain, centra-européen et asiatique. La « passation » des pouvoirs, si c’est le terme à utiliser, pourrait donc être moins tumultueuse qu’anticipée.
Le paradigme qui avait présidé depuis 1945 jusqu’à tout récemment à la gestion des affaires du monde était celui de la pax americana avec la promotion de la démocratie libérale appuyée par des institutions internationales. Comme on le sait, ce n’était pas toujours suffisant. L’armée et les services de renseignements américains étaient utilisés pour renforcer cet ordre auprès des gouvernements réfractaires. Aujourd’hui, la démocratie américaine et les crises à répétition du capitalisme américain ont mis à mal son attractivité dans les pays en voie de développement à travers le monde. L’émergence de la Chine offre un nouveau paradigme qui séduit, mais qui reste à confirmer comme alternative. Plus le paradigme en place résistera, plus il y a possibilité que les tensions augmentent. Pour l’Occident c’est un phénomène nouveau. Quand la Chine impériale a fait face à ce genre de défi dans la seconde moitié du XIXe siècle, la dynastie Qinq au pouvoir s’est éventuellement effondrée en 1911. S’en est suivi une guerre civile qui a duré près de quarante ans.
La qualité du travail du professeur Chantal se voit dans sa présentation des grands débats qui ont parsemé l’histoire de l’émergence de la Chine surtout à partir de la fin des années 1990. Rien n’est laissé dans l’ombre. Il est au fait de tous les penseurs qui ont contribué à ces débats, que ce soit aux États-Unis, en Europe ou en Chine. Il examine des concepts comme le hard power et le soft power, des concepts qu’il juge inadéquats dans l’examen de la Chine. Il ne perd toutefois pas ses lecteurs dans d’interminables discussions théoriques malgré le danger qui se retrouve souvent dans ce genre de littérature. Sa connaissance du sujet est vaste comme le sont les sources sur lesquelles il s’est appuyé. Les lecteurs francophones vont trouver ici une présentation intelligente et sophistiquée du monde actuel et à venir qui les prémunira des versions simplistes qu’ils lisent dans les médias traditionnels. Un seul bémol : la présence d’un index aurait permis l’usage du livre comme outil de référence.
Richard Desjardins
Fonctionnaire à la retraite