Simon Rainville
L’indépendance pour mettre fin à l’anormalité du Québec
Montréal, Les éditions du Renouveau québécois, 2024, 119 pages
Dans ce court ouvrage d’une grande clarté, l’historien Simon Rainville expose l’anormalité de la condition politique du Québec. Il rappelle qu’une nation n’est pas seulement une culture ni une identité : elle a besoin d’un État indépendant pour assurer son développement dans tous les domaines, y compris ceux-là. Nous avons pris l’habitude de nous contenter d’un projet collectif axé sur la préservation de notre culture et de notre identité, dit-il, parce que nous n’avons jamais eu d’État complet à nous, ce qui nous a conduits à développer une vision étriquée du politique. Il explique : « Envoutés par notre éventuelle disparition, nous n’avons pas vu que la seule façon de ne pas disparaître était par la voie politique » (p. 43).
Dans une première partie, cet excellent vulgarisateur critique l’insistance constante qui est accordée au Québec sur notre distinction culturelle et identitaire. Il s’agit d’un piège selon lui, et d’une voie qui nous éloigne de l’indépendance. En effet, dit-il, les Québécois issus de l’immigration risquent de ne pas se sentir concernés par ce combat et donc de se désintéresser du projet d’indépendance ; or, pour se réaliser, celui-ci doit compter sur le soutien de plus de la moitié de la population. Rainville regrette que tous les dirigeants politiques refusent de voir que la seule façon de ne pas disparaitre comme peuple est d’utiliser la voie politique ; il insiste : « C’est en faisant entrer la pluralité de la nation québécoise dans le projet politique québécois que nous pourrons avancer » (p. 43).
Rainville fait remarquer à juste titre que non seulement le peuple québécois n’a jamais participé à la rédaction des constitutions sous lesquelles il a vécu, mais qu’il n’a même jamais été consulté à ce propos : les Québécois vivent depuis toujours sous des constitutions qui leur ont été imposées, y compris évidemment celle de 1982. C’est une anormalité dans un pays qui se prétend démocratique, ajoute-t-il. Cette anormalité saute d’ailleurs aux yeux des spécialistes étrangers, tandis que la plupart des Québécois n’y prêtent pas attention.
L’Union de 1840, par exemple, est imposée à la suite de l’écrasement des Rébellions par l’armée et de l’imposition d’un régime militaire. Selon Rainville, les élites politiques canadiennes-françaises de l’époque y ont certes vu une reddition politique, mais ils ont interprété cette constitution surtout comme l’expression d’un projet d’assimilation que notre nation était en mesure de contrer. Autre exemple : selon Rainville avec qui on pourrait discuter, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 ne reconnaît pas la nation canadienne-française et, en conséquence, il n’accorde à celle-ci aucun droit collectif. Or, à l’époque, quelques Rouges sont les seuls hommes politiques à s’élever publiquement contre la nouvelle constitution et Mgr Bourget, sans s’y opposer, est le seul évêque à ne pas lui avoir apporté explicitement son soutien.
Comment comprendre un tel affaissement collectif, se demande l’auteur. Son explication est que tous les empires finissent par acculturer les peuples conquis. Ceux qui survivent sont ceux qui réussissent à se doter d’un plein État. Il reprend la citation connue de Pierre Bourgault : « Nous ne voulons pas être une province différente, nous voulons être un pays comme les autres. »
Pour Rainville, la façon dont un peuple se représente son histoire est pour beaucoup dans les projets collectifs qu’il se donne. C’est pourquoi il estime important d’analyser les grandes traditions historiographiques qui, depuis le XIXe siècle, ont contribué à normaliser notre situation politique, tout anormale qu’elle ait été et continue d’être dans les faits.
Ainsi pour l’historien Thomas Chapais (fin XIXe siècle), sauver la culture suffit, car sur le plan politique et économique tout au moins, le Canada nous servirait bien. Lionel Groulx (première moitié du XXe siècle) opposerait selon Rainville le « national » au « politique », et penserait que c’est avec l’Église que le Québec s’en tirera ; il remettrait remet peu en question le statut du Québec dans le régime fédéral (mais Rainville n’en fait pas la démonstration) ; et il serait préoccupé avant tout par la sauvegarde du français, du catholicisme et des autres composantes de l’identité culturelle canadienne-française tout en cherchant à éviter le conflit politique. Rainville continue en analysant la posture des historiens de l’École de Québec, en particulier Fernand Ouellet (actif 1960-1975 environ). Pour ce dernier, le Canada français ne peut s’en prendre qu’à lui-même : son infériorité ne devrait rien à sa prétendue domination politique et économique, mais tout à sa mentalité attardée infusée par les nationalistes et l’Église catholique.
Dès les années 1947, et jusqu’à la fin des années 1970, l’historien Maurice Séguin soutient quant à lui une position tout à fait autre : pilier de l’École historique de Montréal, Séguin démontre que tous les champs de la vie collective sont affectés par le colonialisme britannique puis canadien que subissent le Québec et les Québécois. Pour lui, une nation ne peut se développer pleinement si c’est une autre nation qui contrôle son destin, et en particulier son destin politique. Un État indépendant, en effet, est le nécessaire et principal instrument de l’épanouissement de toute nation.
Des années 1970 à 1990 (dates rondes), les historiens dits révisionnistes ou modernistes changent leur angle d’approche de l’histoire du Québec : ils mettent moins l’accent sur l’histoire nationale (et en conséquence ils insistent moins sur les contraintes spécifiques qui affectent la nation) pour porter leur intérêt surtout sur les grands phénomènes socioéconomiques qui marquent le Québec autant que les autres sociétés occidentales : Révolution industrielle, urbanisation, modernisation, émergence de l’État providence. À ce propos, leur interprétation générale, c’est que l’État providence québécois, tout provincial qu’il soit, peut rivaliser avec un État fédéral dont ils sous-estiment selon lui la volonté de s’imposer dans les politiques sociales comme dans tout le reste. Ces historiens nient, toujours selon Rainville, le caractère anormal de notre histoire : l’incomplétude de notre demi-État n’empêcherait pas celui-ci de fonctionner. Rainville remarque « qu’ils ont d’ailleurs assez peu dialogué avec les historiens de l’École de Montréal. Ils ont surtout donné la réplique à Groulx et à l’École de Québec » (p. 71).
Toujours selon Rainville :
[…] après le référendum de 1995, des historiens néoconservateurs, de Stéphane Kelly à Éric Bédard, sont retournés à la vision essentiellement culturelle [de la nation qu’aurait défendue] Groulx. Charles-P. Courtois a même proclamé Lionel Groulx le plus grand penseur du Québec. [Ils] cherchent à faire de Séguin le continuateur, presque l’émule de Groulx, même si on a vu que Séguin va beaucoup plus loin (p. 77).
Selon Rainville, les intellectuels de ce courant, dont Mathieu Bock-Côté est la figure de proue, n’apprécieraient pas Séguin, pour qui se limiter à revendiquer la protection de la culture québécoise dans le cadre fédéral est insuffisant et ne conduit qu’à tourner en rond. Par ailleurs, Rainville décrit aussi le courant des historiens politiques réunis autour du Bulletin d’histoire politique, « au départ plus militant et diversifié [et qui, avec le temps] a pris une tangente qui se veut plus objective et universitaire » (p. 81). Selon Rainville, cette revue aurait contribué à réaffirmer l’importance des dimensions proprement politiques de l’histoire après plusieurs décennies de prééminence de l’histoire sociale.
Dans une dernière section, Rainville livre son analyse de la situation politique actuelle du Québec. Ce qu’il faut, ce n’est pas revendiquer la reconnaissance que le Québec forme une « société distincte » à l’intérieur du Canada ; c’est mener la lutte pour que les Québécois aient enfin leur propre État indépendant, seul moyen d’assurer le plein épanouissement de leur nation. Pour lui, les vrais enjeux importants du XXIe siècle nous échappent : autant les relations internationales et la guerre que les principaux leviers économiques sont de compétence fédérale, sans compter que tous les champs de la vie sociale, même ceux que la constitution réserve aux provinces, sont désormais colonisés par l’État fédéral (éducation, santé, services sociaux, etc.) et investis sans tenir compte des intérêts du Québec :
C’est une partie du réel qui nous fait défaut et est pensé en bonne partie sans nous. […] Nous avons l’illusion que l’État du Québec participe à ces décisions politiques. Or c’est faux. Le réel nous échappe. Nous sommes hors du politique. Alors que c’est le politique qui structure les communautés humaines (p. 99).
C’est ce dont parlait Maurice Séguin quand il évoquait l’agir par soi. « Ce qui manque au Québec, ce n’est pas une assurance ou une protection contre son acculturation, mais une capacité à décider par lui-même, c’est-à-dire un État » (p. 100). C’est la liberté d’être libre, selon l’expression de Hannah Arendt.
Comme le dit Yvan Lamonde dans l’épilogue, cet ouvrage place le lecteur face à l’incontournable défi de résoudre ce qui est encore irrésolu. Seul le plein contrôle de la politique mène une nation quelque part ; se contenter de vouloir protéger des spécificités culturelles sans remise en question radicale des facteurs qui font peser des menaces sur celles-ci ne conduit qu’à tourner en rond. Mais la grande question demeure : comment franchir le pas du politique ?
Robert Comeau
Historien