Souvenir du Printemps érable. Ce sera ton camp de base

À Pauline (1925-2022)

Il y a dix ans, le Québec était le théâtre d’un mouvement d’une grande ampleur qu’on a appelé Printemps érable pour marquer son identité toute particulière. C’est pourtant notre cinéma qui nous annonçait la chose.

Le 11 mars 2012, Québec Cinéma remettait ce qui s’appelait encore des Jutras. Le film Monsieur Lahzar de Philippe Falardeau remportait les plus prestigieux prix avec l’histoire d’un réfugié algérien appelé à remplacer une enseignante dont le suicide en pleine classe a traumatisé les élèves. On apprendra à la fin que la femme du réfugié Lahzar, enseignante aussi, avait péri dans un incendie criminel en Algérie.

Le film qui talonnait Monsieur Lahzar dans la récolte des prix nous venait de Sébastien Pilote. Dans Le vendeur, le représentant d’un concessionnaire automobile du Saguenay poursuit opiniâtrement son œuvre de vendeur malgré un veuvage récent. Il perdra également sa fille après l’avoir incité à ramener un véhicule à travers le Parc.

Encore là, deux morts de femmes à chaque bout du film. Année éprouvante au cinéma québécois.

On peut ajouter à ces deux œuvres les films s’étant le « plus illustrés à l’extérieur du Québec » cette année-là. Devant les deux concurrents précédents, c’est Denis Villeneuve qui remporta le prix avec Incendies qui raconte la quête de deux jumeaux à la suite du décès de leur mère, alors que le film Curling de Denis Côté, en nomination lui aussi dans cette catégorie, nous montre un père monoparental trop protecteur isoler sa fille et n’évoquer que vaguement la mère emprisonnée.

La représentation de femmes mortes, en danger, séquestrées au cinéma n’est pas de bon augure. Un observateur aguerri de la vie politique et culturelle se disait alors inquiet devant ces constats : c’est la nation elle-même qui est en danger.

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Il se trouve que la veille de la remise des prix de Québec Cinéma en 2012, c’est le premier Prix collégial du cinéma qui était remis. Ce prix est né de l’initiative de professeurs de cégeps désirant partager leur passion du cinéma québécois. Le comité de coordination s’était associé à des professionnels du cinéma dont Micheline Lanctôt qui continue d’appuyer l’initiative. À sa première édition, le PCCQ a réuni les participants de 15 cégeps. En 2019, pour sa 8e édition, 53 cégeps étaient inscrits aux activités. Ce sont ainsi plus de 1000 étudiants de partout au Québec qui ont visionné les cinq films sélectionnés lors de projections-discussions animées.

Ce n’est ni Monsieur Lahzar, ni Le vendeur, ni Incendies qui ont eu la faveur des collégiens en 2012, mais un film atypique de Stéphane Lafleur intitulé ironiquement En terrains connus. Si au gala des professionnels, le film n’avait obtenu qu’une nomination pour sa bande sonore, il coiffa ainsi des œuvres plus conventionnelles auprès des collégiens. Dans cette histoire loufoque, un antihéros particulièrement incapable de réussir quoi que ce soit est visité par « un homme du futur » qui a toutes les apparences d’un vendeur d’autos usagées. « Je viens du futur », annonce-t-il avant d’ajouter : « Oh! Pas loin… Six mois ! ». Puis, reprenant une conversation naturelle : « On va avoir un bel été ! ». (Je rappelle que nous sommes alors en mars.) Enfin, il annonce le but de sa visite : la sœur de l’antihéros est en danger. Il doit faire quelque chose pour la sauver !

Contre toute attente, l’antihéros, toujours aussi obstiné dans son irréussite, réussira, on ne sait trop comment à part son obstination, à éviter le pire anticipé !

Et, effectivement, Pauline Marois échappera à un attentat réel six mois après l’attribution du prix.

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Il se trouve que Stéphane Lafleur, le réalisateur de ce film, est aussi l’auteur-compositeur du groupe Avec pas d’casque. En phase avec le mouvement, sa chanson « Intuition » accompagnait superbement les images du Printemps érable diffusées sur les réseaux sociaux au cours de ces « six mois »1.

Le petit film se compose d’images en noir et blanc, plutôt léchées, de gens arpentant les rues avec leurs casseroles. Après quelques secondes, le bruit des casseroles laisse doucement place à une mélodie à la fois grave et porteuse d’espoir. Des visages, des mains, des sourires ; l’émouvant synchronisme rythmique des contestataires; l’indécision des uns, l’exultation des autres ; l’incrédulité émue ; les acclamations venues des fenêtres et des balcons ; ceux qui marchent, ceux qui préfèrent s’asseoir ; et peu à peu, les plans se font plus larges afin d’embrasser les essaims qui affluent de toute part, montée en puissance musicale, jusqu’à un plateau final, ramassé et cosmique2.

Les paroles de la pièce vont comme suit :

Tu diras
Tu diras que c’est l’instinct qui t’a
Mené jusqu’ici
L’intuition d’un sentiment qui ne reviendra pas.

Tu diras
Tu diras que tous tes sens piochaient
Du même bord
D’un même élan poussé par une force étrange.

Tu diras
Tu diras que c’est l’instinct qui t’a
Mené jusqu’ici
L’imprudence comme elle se doit de temps en temps.

Ce sera ton camp de base. Ce sera ton camp de base.

Les conséquences de la participation massive à de vastes mouvements ne sont pas toujours immédiatement perceptibles, mais il est indéniable que ce type d’événements marque profondément les plus jeunes quand ils s’y commettent. Puisse cette expérience irremplaçable guider ceux et celles qui l’ont vécue dans « un avenir proche » !

 


1 Casseroles – 24 mai 2012, réalisé par Jérémie Battaglia avec « Intuition N.1 » en trame de fond. http://vimeo.com/album/1952176/video/42848523

2 Érik Bordeleau, «Intuition première : la force étrange du printemps québécois», Multitudes 50, numéro spécial soulèvement (automne 2012) https://www.multitudes.net/Intuition-premiere-la-force/

 

* Rédacteur infographiste.